« La Loi du marché » : Un dernier cours de danse...
Avec « La Loi du Marché », Stéphane Brizé pose la question des liens qui rattachent les hommes à la société. Comment maintenir ces liens alors que tout s'écroule ? Quelle réaction adopter face à la déshumanisation croissante de la société qui en brise les fondements ?
La Loi du marché (2015), un film de Stéphane Brizé
Depuis sa sortie en salles au mois de juin 2015, La Loi du Marché de Stéphane Brizé a animé de nombreux débats d'opinion dans le champ médiatique. Ce soudain regain d'intérêt pour le débat d'idées entre différentes parties communicant rarement ensemble, et qui ont logiquement profité de l'instant pour se féliciter de leurs échanges enfin sérieux et argumentés, avait quelque chose de fumeux et, disons-le tout de suite, n'a abouti qu'à une forme supplémentaire de terrorisme critique. Comme souvent dans ce genre d'histoires où un film est arraché à sa propre existence pour être rattaché à des idées qui lui sont étrangères, c'est le pauvre Stéphane Brizé qui se trouve accusé de tous les maux, alors que son film ne mérite pas tous les procès d'intention qui lui sont adressés. La Loi du Marché serait ainsi, diversement selon les commentateurs, le film-symptôme du vide politique actuel, méprisant envers les chômeurs et les gens dans la précarité, caricatural et coupé des affects de ces même gens, usant d'un dispositif d'humiliation, involontairement pro-Medef, etc. Bien sûr, on peut faire dire ce qu'on veut à un film, puisqu'il en existe autant d'interprétations qu'il n'y a de spectateurs. Mais le faire en passant sous silence sa raison d'être pour lui attribuer comme sens in fine les "discours" issus de ces débats, c'est là un acte de mauvaise foi absolu. Il faudrait au moins que les discussions prennent le temps de relever tous les aspects du film avant de l'enfermer dans une posture arbitraire. Les uns accusent donc le film d'être de droite parce qu'il renforce les clichés sur les "pauvres gens", tandis que les autres lui reprochent une mollesse de gauche et une véritable lâcheté dans le combat politique en refusant de s'engager pleinement pour la cause qu'il dénonce.
En optant pour une forme de neutralité esthétique et narrative, La Loi du Marché se dédouane certainement d'une forme d'engagement viscéral et joue en même temps avec le feu en se refermant sur lui-même. Le film donne ainsi l'impression d'être assujetti à une vision du monde pessimiste qu'il serait devenu impossible à faire évoluer ; ce que Brizé délimite à l'aide d'une focalisation interne post-Rosetta, autant dire donc sur un mode d'énonciation ultra classique propre au film de dénonciation sociale. Ce choix de mise en scène n'est pas le plus original, et on sent bien que Brizé, cinéaste passe-partout, l'a choisi par défaut pour faire du "cinéma social". Les scènes se répètent, toujours selon le même mécanisme : Thierry est le témoin de la terrible loi du marché qui détruit petit à petit notre humanité. Elle gangrène tout, les relations sur le lieu de travail, avec les institutions, les collègues, la famille... Nous pouvons bien comprendre en quoi ce constat défaitiste auquel le film n'apporte aucune solution peut agacer ceux qui veulent voir du "vrai cinéma politique" (C'est quoi d'ailleurs ? Où se situe la différence en matière d'énonciation ? Et en quoi est-ce forcément plus politique parce que plus "acceptable" et "engagé" formellement ? etc.). Malgré tout, il faut bien admettre que ce n'est pas non plus un film a-politique qui ne regarde pas le monde tel qu'il tourne aujourd'hui...
Bref, il n'est pas facile de se situer par rapport à un tel film. Et nous n'irons pas plus loin car ce n'est pas l'objet de ce texte que d'apporter son grain de sel au débat. Car, par-delà la qualité ou non de ce film, quelque chose a attiré notre attention. En le découvrant pour la première fois avec en tête la réputation qu'il traine derrière lui, on se dit que nous n'avons pas vu la même chose. Stéphane Brizé a d'abord réalisé un film sur la question des liens qui rattachent ses personnages à la vie et, de manière plus générale, les hommes à la société. Comment maintenir ces liens alors que tout s'écroule ? Quelle réponse apporter à leur perte et aux changements que cela entraîne ? Et quelle réaction adopter face à la déshumanisation croissante de la société qui en brise les fondements ? La Loi du Marché, découpé en une dizaine de tableaux, ne va pas cesser de poser ces questions par l'intermédiaire de Thierry (Vincent Lindon), ancien ouvrier au chômage à la recherche d'un nouveau travail. Aussi peu hétérogène que semble être son dispositif, La Loi du marché va pourtant constamment se référer au spectateur pour construire avec lui de multiples sens possibles à chaque scène. La démagogie nous paraît ici absente car le film va dépendre essentiellement du hors-champ qu'il met en mouvement : plutôt que de forcer le spectateur à s'attendrir sur Thierry, et user d'effets attendus pour aller dans ce sens, Brizé va lui laisser le soin de choisir dans quelle direction il veut accompagner Thierry en dépliant tous les possibles que comporte chaque moment de sa vie que montre le film.
Une scène en particulier illustre cette relation. Nous savons que Thierry galère pour trouver un nouvel emploi. Il vient d'essuyer plusieurs revers consécutifs. Un plan-séquence va alors montrer le couple en plein cours de danse, tentant un peu gauchement de suivre le tempo sous les conseils de leur professeur. Cette manière qu'ils ont de chercher le rythme, tout en silence, uniquement par les mouvements du corps, bouleverse par sa capacité à cristalliser différents affects que le film appelait jusqu'ici du pied. Tout semble se jouer là, dans cette danse, autant pour les personnages que pour le film, et à plusieurs niveaux d’interprétations : les liens entre Thierry et sa femme, entre eux et leurs habitudes, entre eux encore et ce qu'ils avaient rêvé comme vie, mais surtout entre eux et ce à quoi ils doivent désormais renoncer, car même si le film ne le dit pas, ce cours de danse est sans doute le dernier pour Thierry et sa femme. Ils doivent en effet trouver un moyen pour économiser de l'argent sous peine de devoir revendre leur maison. Cette dernière danse a donc quelque chose de profondément triste. Le film parvient à y puiser quelque chose d'indicible et d'unificateur. Par là, il existe, et ne peut nullement être réduit aux caricatures évoquées plus haut, ni être enfermé dans les impasses d'un "cinéma social" basique dont il reproduirait les schémas balisés. Quelque chose finit par passer par le trou de la serrure. Les autres scènes tissées ensemble laissent entrevoir des liaisons d'idées et de sentiments beaucoup plus complexes, ce qui a pour effet de faire oublier le cadre figé dans lequel le film prend pied.
Une brève comparaison va nous permettre maintenant de mieux comprendre encore en quoi La Loi du marché ne peut pas, grâce à cette scène du cours de danse, être confondu avec un film banal maîtrisant mal ses effets. Il a été reproché à cette scène d'utiliser une chanson de Jean-Jacques Goldman, "Encore un matin", sous un mode mièvre et beauf, à la "ils dansent sur du Goldman, comme c'est cheap et populo !". Une fois devant le film, on se demande bien où se trouve le problème. La musique est intradiégétique : elle provient de la radio qui la diffuse en toile de fond, sans être clairement audible. Ce n'est pas comme si elle éclatait à la figure du spectateur à la manière d'une musique over poussive visant à produire l'effet d'une émotion préfabriquée. Par son usage au contraire discret, Brizé ne lui attribue aucune connotation particulière. Il préfère attirer l'attention sur le jeu des corps et sur tout ce que la scène cristallise. La chanson de Goldman ne vient pas ainsi briser l'alchimie secrète du film en produisant des effets dégoulinants.
Deux autres films du même acabit vont au contraire rater leur usage de la variété française. À perdre la raison de Joachim Lafosse et Deux jours, une nuit des frères Dardenne mettent en scène deux personnages féminins centraux broyant du noir. La première a elle aussi perdu son emploi et cherche à tout prix de l'aide auprès de ses anciens collègues (Marion Cotillard dans Deux jours, une nuit). La seconde, dépressive, se prépare à commettre un infanticide (Emilie Dequenne dans À perdre la raison). Deux films assez proches de La Loi du marché dans leur traitement, puisque une focalisation interne colle aux bottes des deux femmes pour chercher à faire comprendre le malheur qu'elles vivent malgré elles. Aussi bien Lafosse que les Dardenne vont utiliser un standard de la variété française pour obtenir des effets qui, ici, n'aboutiront à rien d'autre qu'une connotation larmoyante ou une nuance artificielle de la situation des deux personnages.
Emilie Dequenne est au volant de sa voiture. Une fois rentrée chez elle, elle commettra son acte. Pour bien faire au comprendre au spectateur qu'elle lutte en vain contre elle-même, que rien ne pourra faire changer les choses, Lafosse utilise un standard de Julien Clerc, "Femmes je vous aime", et laisse l'actrice chanter et pleurer pendant toute la durée de la chanson. Ce plan-séquence, fortement appuyé par la musique donc, n'a d'autre fonction que d'être le climax larmoyant que Lafosse nous préparait depuis le début : elle est au bout du rouleau, personne ne peut l'aider ni la comprendre, alors pas question pour vous, spectateurs, de la juger ! Cette scène ne fait jamais sens car le film ne construit et ne montre rien, si ce n'est sa propre incapacité à penser son problème. C'est un film sans idée qui s'imagine dire quelque chose de fort en renforçant le côté incompréhensible et mystérieux de l'infanticide. Ce plan-séquence, parce qu'il ne relie rien et ne se dérobe jamais en hors-champ, ne fonctionne pas, tout le contraire de la dernière danse dans La Loi du marché.
Les Dardenne utilisent quant à eux "La nuit n'en finit plus" de Petula Clark, qui leur permet de jouer sur un contraste entre les paroles déprimantes de la chanson et l'état d'âme de Sandra. Celle-ci galère pour trouver une solution à sa situation. Manu (Fabrizio Rongione), à l'écoute des paroles, coupe la radio. Mais Sandra lui demande de la rallumer et, dans un jargon lourdement dardennien dont le film est truffé ad nauseam, dit : "Arrête de me protéger (...). Tu as coupé parce que tu as pensé que ce serait trop déprimant pour moi". Sandra monte le volume et se met à sourire, puis elle prend la main de son compagnon pour savourer ce petit moment de bonheur éphémère au milieu de leur bataille. Comme chez Lafosse, l'emploi de la musique ne sert qu'à renforcer l'empathie immédiate pour Sandra. "Elle est quand même un peu heureuse, c'est une belle personne qui mérite de gagner son combat", se dit-on. Ce type de scène a déjà été vu mille fois. Son écriture a beau être fouillée en jouant sur un contraste, elle ne va rien faire émerger d'autre, seulement un effet purement artificiel et absolument déconnecté de tout enjeu esthétique. C'est assez symptomatique de la limite intrinsèque du film : celui-ci ne parvient jamais à dépasser le stade de l’anecdote en ne faisant qu'enchaîner - au sens propre comme au sens figuré - des saynètes sans lien les unes avec les autres.
La Loi du marché crée un espace de réflexion pour le spectateur. Celui-ci pourra choisir où se positionner dans le film et vers quel(s) lien(s) à sauver diriger son attention. Jamais Lafosse et les Dardenne ne créent cette possibilité, jamais ils ne vont faire comprendre réellement ce qu'il y a à gagner ou à perdre, ce à quoi il faut renoncer ou ce qu'il y a à espérer. Tout sonne faux et reste à la surface. Leurs films semblent obéir à un programme prédéfini et infaillible d'une suffisance terrifiante. Ce reproche a été également adressé à Stéphane Brizé, peut-être à juste titre par moments. Le film est pourtant loin d'être outrageusement démonstratif car le hors-champ y occupe une place décisive : nous nous sentons encore libres de vivre ce que le film nous raconte autrement que par une identification affective unilatérale. Lorsque Thierry et sa femme tentent tant bien que mal de danser, et que tout ce qui reste de leur espoir semble se cristalliser à cet instant, on se dit qu'il y a là une vérité qui ne peut pas être réduite par les discours.