« Licorice Pizza » de Paul Thomas Anderson : Toute affaire cessante, l’amour à contre-courant
Paul Thomas Anderson est un cinéaste de la séduction pour autant qu’il peut en compliquer les manifestations. La séduction et ses complications sont sa grande obsession en l’autorisant à la subtilité consistant à subtiliser ses effets de séduction les mieux maîtrisés au profit d’expressions plus subtiles, vices inhérents et fils cachés des secrets. Licorice Pizza a le génie de mobiliser tous les moyens disponibles pour donner la sensation d’avoir ressuscité l’esprit d’une époque – les seventies – mais à rebrousse-poil de toute nostalgie. Le luxe est une dépense pour rien sinon pour la beauté du geste, la célébration de tous les présents, 1973 et 2021 qui regarde dans le rétroviseur de la jeunesse d’hier en reconnaissant le temps du début de la fin. La séduction est un luxe invitant au secret comme au défi. Ce mystère est la passion des personnages de Paul Thomas Anderson qui s’y adonnent malgré un monde préférant la séduction dans sa version marchande. La débandade d’une société qui a confondu la poursuite du bonheur avec la jouissance individuelle a déjà commencé. L’amour est là pourtant qui promet moins l’enflure des organes qu’un soulèvement de l’être tout entier. La vie quotidienne est la série des affaires courantes ; à contre-courant, toute affaire cessante, l’amour fait courir, diagonales et zébrures, syncopes et lignes brisées – des flèches toujours tirées par Cupidon.
Le camion
Licorice Pizza est-il un film beau comme un camion ? On y voit déjà rouler un bahut dont la conduite est mémorable alors que ce n'était pas gagné. Le camion est à court d’essence, il faut pourtant le ramener à bon port. Alana Kane s’y emploie alors, en marche arrière de surcroît, jouant en virtuose du volant, du boîtier de vitesses et du frein, jouant aussi et surtout des routes pentues de la vallée de San Fernando avec une audace dont elle-même ne se serait sûrement pas sentie capable s’il n’y avait pas eu l’adolescent Gary Valentine, ses ambitions entrepreneuriales et son petit commerce de matelas à eau. Dans le camion Gary est à la place du mort, derrière lui son frangin et ses potes qui ne se doutent de rien. Gary frisonne mais il aime Alana. Il le lui a déclaré d’emblée quand il l’a rencontrée dans les allées du bahut, lui en classe de troisième quand elle, son aînée d’au moins dix ans quand même, est venue assister le photographe tirant les usuels portraits des collégiens. Donc, Gary aime Alana qui reste intriguée par l’abattage de son prétendant déjà bedonnant. Elle l’est en tous les cas suffisamment pour accepter de le suivre dans ses enthousiasmes et ses extravagances, même quand ils débouchent sur la conduite à risque d’un camion sans carburant. Gary aime Alana et c’est sûrement pour cela qu’il avoue lui faire confiance, quand bien même le risque est grand. De la confiance il en aura fallu en effet pour manipuler l’engin au milieu des collines. Alana a confiance et son exploit fait toute la joie de Gary.
Une joie de gamin et, comme à son habitude, Gary en fait des tonnes tandis qu’Alana, assise sur un bout de trottoir triste, est sonnée par ce qui vient d’arriver. Ce qui vient d’arriver vient de lui arriver à elle aussi et elle est perdue dans ses pensées, seule et loin. Regardant Gary et ses copains faire les zouaves en mimant des fellations avec des jerricans, elle songe que, peut-être, elle n’est pas loin de l’aimer aussi, cet imbécile. Comment, sinon, expliquer un pareil exploit dont Gary aura été le seul et unique spectateur ?
La séquence est magnifique et elle l’est sur tellement de plans. Déjà, le moment est beau en faisant surgir à l’impromptu une épreuve du feu pour deux jeunes personnes aimantées par une attraction étrange, aussi incertaine et remuante qu’irrésistible. Elle est originale aussi en advenant entre le silence hébété de son héroïque conductrice et la foire des gosses qui se bidonnent en riant à cent lieues de l’émotion où celle-ci se trouve, qui est l’amour comme hébétude même – punch-drunk love. La séquence est encore culottée en refusant les sirènes de l’adjuvant musical au nom des seuls vrombissements de la machine qui sont un spectacle concret dont les tremblements ne seront cependant perçus par personne sinon par Gary, Alana et nous. Le moment, enfin, tient de l’instant critique au sens d’une intensification du temps qui fait coexister deux temporalités distinctes jusqu’à l’explosion. L’ère du consumérisme dépensier découvre alors la nouveauté inattendue de la pénurie en se branchant sur notre actualité, celle où la fin du pétrole est annoncée en invitant à l’innovation des transports propres.
Conduire en marche arrière oblige à avancer en regardant dans le rétroviseur, voilà la tâche de notre présent, voilà l’urgence critique.
Conduire en marche arrière un camion sans carburant en s’aidant d’un rétroviseur et des pentes des collines fait jaillir à l’horizon une grande image dialectique. L’image d’un amour qui n’advient qu’à rebrousse-poil des gestes réflexes et des situations ordinaires est aussi l’image de l’origine de ce qui est en train de nous arriver aujourd’hui, la jeunesse d’un tournant nécessaire à la décarbonation industrielle. Le transport qui est aussi amoureux est un retour annonciateur d’un futur qui est la pressante affaire de maintenant. L’origine de notre avenir est une question d’amour autant que d’industrie, d’exception qui a pour horizon rien moins que notre civilisation et l’épuisement de son credo productiviste. Si le soleil californien se lève à l’horizon c’en est un autre alors. C’est une aurore nouvelle, l’orient de notre enfance à l’époque du crépuscule des combustibles fossiles, le commencement du couchant d’un consumérisme qui est la consomption de tout le vivant. Le soleil se lève aussi pour qui s’aime même si l’amour est une épreuve risquée et difficile au temps d’une société équivalent à un grand marché général, avec des partenaires interchangeables pour un hédonisme juvénile généralisé, avec des séductions tous azimuts, des incitations de tous les instants et des consommations faciles.
Que ce camion soit conduit par une femme n’est en l’espèce aucunement anecdotique. Si Licorice Pizza est un grand film contemporain en ayant l’œil dans le rétroviseur des années 70, c’est en pensant peut-être aussi au Camion (1977) de Marguerite Duras. En tous les cas il nous y fait penser comme Jean-Luc Godard y pensait déjà dans Sauve qui peut (la vie) tourné deux ans après avec cette phrase : « à chaque fois que vous verrez passer un camion, pensez que c’est une parole de femme qui passe ». Un camion qui passe est une parole de femme dont la passe est aussi bruyante que mutique, une pétarade ayant dans le réservoir un secret. La contradiction d’un vacarme pudique. Comme l’oxymoron conviendrait bien à l’amour qui à la fois se montre et se cache, qui s’expose et en secret se repose, qui a besoin de déclarations et d’actes jusqu’à la monstration autant que de retraits et de soustractions, qui croisent des choses dites avec d’autres qui ne se disent pas. Dans la dernière séquence, Gary rameute l’assemblée des joueurs de flippers en leur annonçant qu’il va se marier avec Alana... qui l’envoie bouler, forcément, elle ne résiste pas à moucher ses fanfaronnades. Puis Gary la rejoint et, quand elle et lui s’embrassent enfin, une longue focale dissipe la scène de théâtre des déclarations officielles de mariage et son public privilégié.
Car ce baiser n’est qu’à eux qui, comme tous les amoureux, sont seuls au monde en s’embrassant. Dans le plan suivant, Alane peut alors se dire à elle-même : « Je t’aime Gary ». C’est son secret et son défi est improfanable.
La nostalgie n’est plus ce qu’elle était
On va encore le lui reprocher et les critiques ne seront pas toujours sans fondement. Avec Licorice Pizza, Paul Thomas Anderson abat pour la troisième fois la carte du retour fringant aux années 70, avec reconstitution aux petits oignons, coiffures dingues et fringues colorées, et son cocktail de références culturelles servi par un idéal de juke-box cinéma. Sans oublier, bien sûr, le recours vintage à la pellicule 35 mm. dont le luxe, serti par le format 2,35, renforce la sensation du voyage dans le temps réussi : le Nouvel Hollywood n’est pas mort et son retour gagnant à chaque coup.
Après Boogie Nights (1997) et Inherent Vice (2014) d’après le roman de Thomas Pynchon, l’un des derniers représentants de l’auteur indépendant à l’intérieur du système hollywoodien remet le couvert pour le plus grand bonheur de ses fans. Les années 70 : quand on parle des seventies on perçoit tout de suite de quoi il est question. La décennie 70 est saturée de nostalgie depuis au moins les années 90 (avec Casino de Martin Scorsese en parangon), fétichisée comme les années 50 l’ont été à partir des années 70. Un symptôme classique : l’âge d’or pour aujourd’hui quand il a pour horloge le temps capitaliste de l’accélération et du présentisme est toujours celui du moment précédent, pas la peine de remonter plus avant. Avant se comptait en millénaire ; désormais il se compte en décennie. Le fétichisme dévolu à un âge d’or mythifié et donc pétrifié, muséifié, réifié, grosso modo situé entre la fin des années 60 et la fin des années 70, est une impasse compulsive. Cette aliénante fantasmagorie, Paul Thomas Anderson ne serait pas le seul à y céder en ayant sur le prestigieux créneau et pour principal concurrent et rival mimétique Quentin Tarantino.
Comparer Licorice Pizza à Once Upon a Time... in Hollywood (2019) suffirait pour attester qu’il y a à l’évidence des affinités et des homologies. On pense en particulier à un goût partagé pour la reconstitution d’atmosphère, avec quelque chose qui s’affiche en tenant lieu d’exhibition quasi-foraine, mais qui passe aussi dans l’air, une nébuleuse de signes et d’humeurs, de lumières et de couleurs, de musiques et de manières, toute la culture d’une époque à l’état charnel et volatil, moléculaire même (il s’agit d’ailleurs de la meilleure part du film de Tarantino). Comparer ces films invite aussi à voir qu’il y a des différences radicales quand, à la réécriture fantasmatique de l’histoire par Quentin Tarantino qui tient moins de l’uchronie critique que la puérilité fantasmatique (les beatniks ont quand même gâché la fête de la fin des sixties, faisons-leur la nique en vengeant Sharon Tate), Paul Thomas Anderson préfère une abondance de détails et de personnages, un luxe offert à des figures quelconques dont la banalité, voire l’ingratitude, n’est pas sans émerveillement ni grâce.
La pizza est bourrative mais elle intrigue quand son goût est relevé par la réglisse (c’est un sens possible du titre).
Le retour aux seventies refoulerait donc largement du goulot, celui d’une nostalgie sans objet sinon pour avérer des misères d’un présent intoxiqué s’il n’y avait pas, dans cette histoire de conduite en marche arrière d’un camion sans carburant, non pas quelque chose de plus mais quelque chose d’autre. L’autre chose qui flèche le désir d’un film réussissant à passer au dessus du filet de sécurité qu’à lui-même il se tendrait. C’est une question de tenue d’un gros camion (soit le film) et si le véhicule va vite et surprend en évitant l’accident, c’est roulant avec un autre carburant que l’essence, chargé de marchandises rendues à leur obsolescence par la pénurie d’énergie (la nostalgie est un matelas à eau), conduit aussi par une jeune femme qui risque sa vie et celle de ses amis parce qu’elle rend en audace ce que son amoureux lui aura donné en confiance. Le camion est conduit aussi en marche arrière par une jeune femme qui se met au défi de réussir un exploit qui a pour cœur un secret qu’elle est encore bien en peine d’admettre. Parce qu’elle connaît la géographie des pentes sinueuses de la vallée de San Fernando et parce que le garçon qui l’a séduite lui fait confiance même s’il a le don de l’irriter souvent. Non seulement il est difficile de ne pas voir dans cette séquence du camion l’image qui subsumerait tout l’esprit de Licorice Pizza, mais il est encore impossible de ne pas y reconnaître une puissante image dialectique comme une flèche atteignant la cible du contemporain.
La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, Simone Signoret l’a depuis un bon moment affirmé. Surtout quand elle est devenue une marchandise pour une actualité capturée dans les filets d’une culture saturée, notre présent préférant tout recycler, innovant dans le recyclage plutôt que désirant révolutionner en bifurquant. Bifurquer c’est justement la tendance des personnages de Paul Thomas Anderson, dans Licorice Pizza comme dans les précédents (au moins à partir de The Master). Eux qui courent vite se gamellent plus souvent qu’à leur tour (le cinéaste a le goût de la comédie poussée parfois jusqu’à la loufoquerie). Ils et elles courent pour prendre la tangente ou bien remonter le courant, courent et se ratent pour mieux se retrouver et se rater encore pour se rater mieux, courent à perdre haleine jusqu’au télescopage des corps qui répond pourtant à l’accord confus des cœurs. La course témoigne des lignes moins droites que brisées, du lancer des flèches qui font mouche quand bien même leur course est brisée, des élans qui retombent comme des soufflets et il faut pourtant réessayer, on ne sait rien faire d’autre. Toute une dimension sagittale qui n’est pas qu’une affaire d’astrologie comme y invite l’humeur d’alors vouée à la tambouille New Age relayée par Jon Peters, l’agent de Barbra Streisand, quand il s’agit de draguer la première venue, par exemple ces deux joueuses de tennis dont il sait qu’il peut les attraper avec du beurre de cacahuète comme les mouches avec du miel.
Les armes traditionnelles de Cupidon sont des flèches brisées mais c’est précisément comme brisées qu’elles arrivent à toucher en plein dans le mille, en étant pareilles à ce gros camion conduit sans carburant et en marche arrière qui, cependant, arrive incroyablement à destination.
La galette au réglisse
Alors le fétichisme de la nostalgie se convertit miraculeusement en pure mélancolie, autrement dit en pointes de présent qui sont de pure intensité. Humeurs changeantes et éruptions cutanées, syncopes sentimentales et zébrures affectives, courses folles et déséquilibres plus ou moins bien négociés sont partie prenante de l’amour qui est l’épreuve même du faux-raccord, l’accord qui a pour condition le désaccord, son transcendantal. Comme Sisyphe il faut toujours recommencer et comme Thésée il faut entrer dans le labyrinthe en ne lâchant pas le fil d’Ariane. Moyennant quoi la reconstitution, aussi maniaque et réussie soit-elle, peu s’engorger d’une matière profuse et actuelle courant de l’épiderme des acteurs à l’émulsion du support filmique y répondant à chaque variation de lumière enregistrée ou de changement de bobine. Le présent de ce qui a été filmé – des peaux grasses et des visages imparfaits – comme de ce qui a servi à le filmer – la pellicule et sa granularité variable à chaque projection si la copie est en 35 mm. et en 70 mm. le luxe devient vertigineux. Ce présent-là, qui est à double détente (du présent de l’enregistrement à celui de la projection) nous rappelle aux limites granulaires des adolescences dont les performances dépensières font l’horizon de notre époque en crise, l’intervallaire qui dure en ne voulant pas finir. Une limite est alors l’enfance qui est l’obstination malicieuse des accords secrets dans le jeu réitéré des écarts et des dissonances.
Licorice Pizza a donc ce génie-là, qui consiste à mobiliser tous les moyens disponibles pour donner la sensation d’avoir ressuscité l’esprit d’une époque tout en faisant lever la matière, pâte épaisse ou poudroiement moléculaire, qui est celle du présent qui lui-même se divise, notre présent divisé. Le luxe est une dépense pour rien sinon pour la beauté du geste, celle de la célébration de tous les présents, 1973 et 2021. Maintenant regarde dans le rétroviseur de la jeunesse d’hier pour lui reconnaître le temps du début de la fin, notre enfance qui est le début de notre vieillesse. Le luxe contre les dépenses intéressées quand le détail l’emporte sur l’ensemble, le mineur en diagonale du majeur. L’amour au temps du marché des narcissismes est une anti-production, c’est pourquoi il est plus rare que jamais, c’est un luxe que ne peut plus se permettre la marchandisation extensible des désirs. Le luxe d’un amour qui est la flèche tirée à rebours du marché des corps et des sexes et qui n’atteint sa cible qu’en étant brisée. Le luxe du présent pur qui est l’instant vécu en étant habité aussi par l’autre présent, celui qui dure en étant immobile, l’amour dont l’idée est éternité. La reconstitution historique pour capter l’esprit d’un temps à l’origine du nôtre, oui, mais à la mesure d’indiquer les feux et fougues de la jeunesse qui sont aussi des élans contraires, des sorties de route et des bifurcations, des remontées de courant et des déroutages impromptus, toutes choses infiniment plus précieuses que la déroute des giclées qui sont symptomatiques d’une puberté jouant les prolongations. La toile de fond pour saisir l’humeur d’alors coincée entre la performance consumériste à la pénurie d’énergie fossile, oui, mais percée par la flèche d’un présent brisé.
La flèche de Cupidon au temps de la production marchande et kitsch du sexe touche en plein dans le mille quand l’amour s’y donne comme l’événement rare d’une anti-production, celui d’une séduction qui est le mystère d’une aimantation irrésistible opposable à la dynamique de sa marchandisation.
La pizza avec sa pâte bien garnie, oui, mais pour être relevée par le goût amer de la réglisse, cette plante qui fait la joie des enfants amateurs de bonbons et dont les vertus thérapeutiques soignent les maux de gorge, de cœur et de ventre. Licorice Pizza est bien comme cela, capiteux à partir de la matière ingrate de l’adolescence, chatoyant en dépit de la bêtise d’une puérilité avancée, gras et vif à la fois. Et si la pellicule à chaque changement de bobine a des éruptions cutanées, elle répond aux imperfections changeantes de l’épiderme des protagonistes. Le support craque ailleurs aussi quand il est de vinyle. La galette au réglisse est une métaphore pour les disques vinyles, ceux que vendait notamment la chaîne des magasins de disques Licorice Pizza située dans la vallée de San Fernando.
Le soulèvement malgré la débandade
Longtemps, on craint devant Licorice Pizza la fusion opportuniste de Punch-Drunk Love (2002), cette fiction maigre sur l’amour fou dévorée par les déballages d’une virtuosité vaine, avec l’univers chatoyant jusqu’au baroque du dédaléen Inherent Vice. Deux visions auront écarté cette crainte qui s’ajoutait en plus à celle des profits intéressés de la nostalgie. Il n’y a rien de nostalgique ici mais la saisie d’un monde fait d’enflures et qui ne voit pas que la détumescence a déjà commencé. Il n’y a rien d’étique ici mais les plis et ourlets, bedonnants y compris, d’une histoire d’amour dont on sait comment elle commence (l’adolescent est convaincu, moins la fille qu’il convoite) et dont on suppute aisément aussi comment elle se conclura (l’amour c’est du sérieux, c’est pourquoi il faut à Gary être plus fort que ses extravagances comme il faut à Alana être plus grande que ses méfiances, on croise les doigts 135 minutes durant). Une saisie charnelle des élans contraires au mouvement général offre ainsi une subtilité qui se joue dans ses marges narratives et la mousse de ses détails, toute une écume en banlieue des grandes vagues californiennes, vagues de l’affairisme et de l’opportunisme en tout genre, pénétration intime et virale du domaine de la marchandise, coïncidence fatale du libéralisme, du consumérisme et de l’hédonisme. Le pays des opportunités est un mythe aussi tenace qu’ambivalent quand la frénésie des occasions fait les mauvais larrons croyant en l’amour comme singularité et comme exception, sortie de la série et course à contre-courant de la vie courante.
L’ouverture de Licorice Pizza est magnifique. Devant le grand miroir des toilettes du collège, des garçons boutonneux se refont comme ils peuvent une beauté à l’heure rituelle des portraits photographiques annuels quand, soudain, un tuyau pète derrière eux. Les adolescents se marrent, ça gicle et la giclée amuse les petits branleurs. Au plan suivant, le geyser distribue ses gouttelettes juvéniles dans le rideau humide formé par les tuyaux d’arrosage d’une pelouse. C’est la surface où se déploie une longue marche d’Alana qui, râleuse, tend un miroir aux gamins pour se remettre en place la mèche en place s’ils en ont besoin. L’eau attrape alors la lumière du soleil qui se disperse dans tout le ciel, c’est une épiphanie que personne ne remarque sinon Gary qui sort la tête de la colonne de collégiens attendant pour la photographie. L’eau disperse le gel des surfaces narcissiques en accueillant le milieu charnel et chaleureux, quasi-tropicale de la rencontre, pleine de frisures et de dissonances, écumant de possibles qui intriguent suffisamment Alane pour marcher aux côtés de son impénitent dragueur. Gary saute bien de la série quand il voit Alana. Il la suit en remontant le courant et elle l’accompagne alors jusqu’au stand du photographe, amusée par ses déclarations, son bagout, sa vanité de petite vedette. Séduite, oui, mais pas pour consommer un rapport doté du frisson de l’illicite (Gary est encore mineur). Davantage pour se demander où tout cela la mènera parce qu’elle ne le sait pas et la question est une incitation à suivre l’inconnu dans ses affaires.
Une claque sur la fesse donnée par son employeur la ramènera du ciel illuminé des possibles inattendus aux bassesses grossières d’un monde qui exhibe son humeur libertaire en cachant au fond le noyau dur de son sexisme. Alana tombera plus tard une nouvelle fois sur ses fesses et le cul n’est pas une mince affaire dans un monde où le sexe s’apparente à un fait social total. Le cul, tout le monde y pense mais tomber dessus fait mal. L’amour, lui, gît dans les détails : celui qui sauve un sourire juvénile du gris d’une dent gâtée pour Gary ; celui qui fait du nez juif d’Alana mieux qu’un atout marchand à l’heure du triomphe de Barbra Streisand, mais l’organe des désirs qui bifurquent en traçant dans l’espace des zébrures.
Tout Licorice Pizza rejouera cette première inspiration qui est comme la prise d’un souffle nouveau et raréfié malgré les filtres de l’air climatisé. Tantôt il s’agira de sortir de la série (la chaîne des voitures en panne d’essence, la chaîne de production des matelas à eau bloquée aussi par la pénurie), tantôt d’aller à contre-courant (la séquence du camion précédée par celle de la moto, enjeu du petit numéro grotesque d’une star vieillissante et Alana qui croyait décoller avec lui pour le firmament hollywoodien finit sur le cul avant que Gary n’arrive pour la relever), tantôt encore de bifurquer sans même l’avoir souhaité (l’arrestation brutale et sans raison de Gary par deux policiers et Alana de le rattraper en mimant derrière la vitre qu’il a toute possibilité de sortir du commissariat).
L’important ne se joue pas au milieu du spectacle mais dans les marges de la scène et du cadre, les coulisses d’une foire adolescente, la bordure d’un stand de photographie ou d’un numéro de moto sur un gazon de golf, la route d’une colline pentue de la vallée de San Fernando. Dans les bords où ça gonfle sans déborder, où ça écume, les bulles d’air dans le matelas à eau, les frôlements de peau et ce ventre qui agite un bout de jean, des sourires éclairs qui dissipent les rancœurs passagères, la lumière couchante qui embrase le dos d’Alana, la soirée de fumette nocturne entre frangines. Dans les marges qui se retrouvent au centre, ce sont Alana Haim et Cooper Hoffman dans leur premier rôle (le second est le fils de Philip Seymour Hoffman qui avait joué déjà cinq fois chez Paul Thomas Anderson, la première est la fille d’une professeure de la jeunesse de Paul Thomas Anderson). Quand le centre passe à la marge, ce sont Sean Penn et Bradley Cooper, deux acteurs au statut de star internationale qui interprètent ici avec drôlerie les mauvais sujets de la jouissance pathétique d’un monde fini (on leur ajoutera Tom Waits et Benny Safdie en bonimenteurs).
Que l’on s’arrête encore sur les détails suivants, prélevés au milieu d’une foultitude qui met KO toute exhaustivité. Barbra Streisand ? On ne verra que son agent, Jon Peters et les menaces qu’il fait peser sur Gary sont une parodie grotesque des machos scorsesiens. Sonny & Cher ? Cher vient seule à la foire pour ados et on ne la verra pas davantage. Life on Mars de David Bowie ? Son lyrisme glam est amputé de son ouverture pour se conclure sur un camion en panne d’essence. L’arrestation arbitraire de Gary ? Une amorce de film de film de genre laissée en plan. L’homme porteur d’un t-shirt n°12 qui surveille la permanence électorale du conseiller pour lequel travaille Alana ? Une autre amorce laissée en jachère, qui fait joujou avec Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese pour mieux en abandonner l’idée qui est la fausse piste des références par trop exhibées. The Tail O’ Cock ? Le repaire chic de Gary dit la queue du coq, donc pas la peine d’en rajouter sur le motif phallique. Mais la queue dit cependant autant les organes turgescents des parades de la séduction que sa pointe, autrement dit sa fin inaugurant alors d’une sortie, un terme comme pour une naissance.
Quand ça déborde ailleurs, par exemple avec le tuyau du matelas dans la maison de l’agent de Barbra Streisand, Alana, Gary et ses potes prennent la fuite comme des garnements. Ils fuient pour des exploits routiers qui sont un spectacle uniquement destiné aux amoureux affrontant sans calcul la situation comme une imprévisible épreuve du feu. L’essence manque mais, après tout, la panne d’essence caractérise selon Bernard Stiegler la facticité inventive dont est techniquement capable le genre humain(1). La pellicule manque aussi dans la petite caméra servant à mettre en boîte un clip de campagne. La débandade d’une société qui a confondu la poursuite du bonheur avec la jouissance individuelle a commencé. La détumescence est là, l’amour autant, rare mais vrai, qui enfle moins les organes qu’il est un soulèvement de l’être en son entier, l’enthousiasme d’être le sujet authentique d’un événement.
La loi des attractions, les lois de l’attraction
Bientôt la pénurie rappellera au petit monde de la vallée qu’il y a des réservoirs qui vont s’assécher et des tuyaux qui n’auront plus rien à canaliser et déverser. Les excitations et obscénités qui ponctuent Licorice Pizza comme autant de boutons d’acné ont pour fond les mêmes obsessions cultivées par Paul Thomas Anderson. Obsession des gros engins dont la turgescence affronte la débandade du monde qui les célèbre en grande pompe (Boogie Nights), et celle des vampires qui pompent à l’aide du gros pylône des derricks les nappes de pétrole d’un capitalisme fossile (There Will Be Blood d’après Upton Sinclair). On pourrait leur ajouter les grands manitous de la masculinité qui se rangeront à la castration, du gourou postmoderne de Magnolia (2000) au couturier nommé Woodcock de Phantom Thread (2017), et très bien nommé parce que l’on pourrait traduire Woodcock par bite en bois. Blague de potache, provocation d’adolescent ? Oui mais pas que. Dans le premier film, Paul Thomas Anderson refaisait Martin Scorsese et Robert Altman ; dans le deuxième, plus ambitieux encore, il célébrait les noces d’Erich Von Stroheim et Stanley Kubrick. Les deux autres films enfoncent le clou, Robert Altman encore une fois ou les plus classiques Jacques Becker et Max Ophuls dans le deuxième cas. La politique des auteurs y nourrissait alors l’ego surdimensionné d’un petit maître virtuose en démiurgie mais par trop vaniteux et appliqué dans l’exhibition de son autorité phallique (la pluie de grenouilles à la fin de Magnolia qui tient de la pollution nocturne).
Depuis The Master, Paul Thomas Anderson a heureusement décidé de multiplier au sein de ses architectures ambitionnant le monumental des percées et trouées comme autant de respirations, le souffle des attirances irrésistibles, des affinités inexplicables, des cristallisations échappant à tout contrôle ou maîtrise. Ces secrets font le sel de ses meilleurs films et certains titres en explicitent l’enjeu symbolique, du vice caché dans l’acquisition marchande d’un bien avec Inherent Vice au fil caché dans les coutures des plus belles créations de la mode dans Phantom Thread.
Paul Thomas Anderson est un cinéaste de la séduction mais si et seulement s’il peut en compliquer les manifestations. La séduction et ses complications sont sa grande obsession en l’autorisant à la subtilité qui consiste à subtiliser ses effets de séduction les mieux maîtrisés au profit d’expressions plus subtiles, vices inhérents et fils cachés des secrets. Il y a d’un côté le capitalisme de la séduction qui a été décrit avec plus ou moins de bonheur par Michel Clouscard, celui de la production d’un modèle permissif de consommation adossé au vieux modèle répressif de la production(2). L’humeur hétérodoxe et libertaire des années 60 aura effectivement été reconvertie en nouvelle dynamique du libéralisme qui fait du jeu des désirs un marché de dupes. La séduction passe alors dans le regard langoureux de la vendeuse de matelas à eau (dont le patron est joué par le père de Leonardo Di Caprio, habitué de San Fernando) ; elle passe ailleurs dans les yeux de biche de l’hôtesse de l’air intéressée par le statut de vedette de Gary. Celui-ci regrettera plus tard d’avoir poussé Alana à se la jouer super sexy au téléphone afin de vendre un matelas avec une réussite qui lui pince le cœur. La séduction s’apparente alors à une forme de prostitution dans un monde où les affaires de cœur sont noyées dans l’activisme commercial, l’affairisme sans relâche et l’opportunisme tous azimuts. N’y échappe pas le conseiller municipal au teint cireux Joel Wachs (Wax c’est en anglais la cire). Il drague Alana, pleine alors d’idéalisme si cela peut lui permettre aussi de fuir un foyer familial traditionnel dont elle se sent captive, mais fait un usage intéressé de sa naïveté afin de garder dans le placard une homosexualité dont la révélation ferait la peau à ses ambitions politiques.
Et puis il y a, de l’autre côté du capitalisme de la séduction, la séduction des affinités intempestives, une étrange complexion passionnelle qui a été l’affaire littéraire de Goethe et de Stendhal avant que Charles Fourier ait tenté d’en tirer un modèle de société utopique. La séduction est le contraire de la production. C’est une anti-production qui marche à la réversibilité entre activité et passivité (séduire c’est aussi être séduit), a-systématique (la séduction n’a pas de loi mais des règles arbitraires), instable (la séduction est mouvante et opaque, troublante et insaisissable), mystérieuse (son rituel est le strict contraire de la transparence pornographique). La séduction invite au secret comme au défi(3). C’est l’autre versant de la séduction et c’est la passion des personnages de Paul Thomas Anderson qui s’y adonnent dans un monde qui préfère le capitalisme aux utopies fouriéristes. Ce monde abrité par la vallée de San Fernando est celui du siège des grandes compagnies de cinéma, il l’est aussi en accueillant l’un des tout premiers centres névralgiques de l’industrie pornographique (la vallée a d’ailleurs été surnommée « Porn Valley » ou « San Pornando Valley »).
L’histoire du cinéma hollywoodien peut se raconter aussi depuis le dos de l’industrie pornographique. Elle inclurait alors des films comme Lost Highway (1996) de David Lynch et The Canyons (2013) de Paul Schrader. C’est pourquoi l’on peut affirmer aussi que Licorice Pizza représente finalement le contrechamp rédempteur de Boogie Nights, le côté par où la séduction affinitaire l’emporterait sur les performances et dépenses requises par le capitalisme de la séduction.
Voilà ce que l’on retient des meilleurs films de Paul Thomas Anderson à nos yeux, The Master et Inherent Vice surtout, et Licorice Pizza les aura rejoints désormais. La séduction n’intéresse bien qu’en étant divisée et sa division sauve des exhibitions marchandes et foraines le fil caché des attractions passionnelles et magnétiques, même si elles sont couturées de vices inhérents. De la même façon qu’il y a la loi (marchande) des attractions (foraines, il y a les lois (affinitaires) de l’attraction (magnétique). Pas une loi mais des lois et puis, on l’a dit, ce ne sont pas vraiment des lois mais des règles arbitraires, jamais écrites et toujours rejouées. La loi des attractions est celle de la marchandisation de soi et des egos qui se vendent et se dépensent dans la performance, c’est l’accord majeur de la société de marché. Les lois de l’attraction, au contraire, sont des règles arbitraires caractérisent des harmoniques mineures qui éclatent et crépitent à la marge, écumant en bordure des cadres dominants, éclosant à la surface organique, pellicule, peaux et vinyles, grondant aussi dans la texture des voix qui se frottent aux micros (de la voix suave de l’animateur de radio qui fait la pub des matelas à eau à celle, chaude, de Sean Penn qui la joue à la William Holden époque Breezy de Clint Eastwood).
La vie courante est celle des affaires, d’un affairisme indexant la séduction à l’obsession compulsive de la marchandisation de soi ; à contre-courant et toute affaire cessante, surgit l’amour qui fait courir, diagonales et zébrures, syncopes et lignes brisées – des flèches toujours tirées par Cupidon.
Paul Thomas Anderson fait des films séduisants et cela peut irriter quand le crochet est trop exhibé et c’est à raison qu’il a compris qu’il fallait en jouer pour déjouer les captures ostentatoires des exhibitions (que l’on repense au « Golden Fang » dans Inherent Vice, le « Crochet d’or » qui y livre la vérité d’une société griffée par la pénétration toxique de la marchandise dont le paradigme est la drogue). Mais leur séduction devient un émerveillement, et si rare quand le magnétisme des élans affinitaires décolle des miroirs et vitrines du capitalisme de la séduction. Quand la séduction est une anti-production, l’amour ravit en coïncidant avec ce qu’il est, autrement dit une exception à la norme, un secret qui met au défi la série des réflexes calculés, une flèche dans le mille même si sa course est brisée, une giclée qui n’est pas de sperme ou d’insultes à l’américaine mais d’une énergie qui a plus d’avenir que les carburants fossiles. Une jeunesse qui nous arrache de l’industrie des puérilités, l’enfance qui sauve d’une confiance retrouvée, depuis les peaux grasses et malgré les dents gâtées.
Poursuivre la lecture autour de Paul Thomas Anderson
- Des Nouvelles du Front, « Inherent Vice de Paul Thomas Anderson : La Raison en Fumée », Le Rayon Vert, 24 novembre 2018.
- David Fonseca, « There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson : L’Ouest américain a-t-il perdu le Nord ? », Le Rayon Vert, 11 janvier 2021.
Notes