« Liberté » d'Albert Serra : Le crépuscule des idoles
Grevé par un dandysme moignon, « Liberté » d'Albert Serra égrène ce qu'il reste de transgression à une époque du capitalisme tardif où celle-là n’a plus cours, sinon dans les manières consensuelles et festives de sa simulation.
« Liberté », un film d’Albert Serra (2019)
Avec les vibrances du réel, celui qui fait trembler sur ses bases les feuilles des textes fondateurs en les faisant retomber tout juste à côté de leurs pieds, à l'endroit où la représentation ne tient qu'à s'écarter d'elle-même en ouvrant un espace à la présence, quelques grands récits d'hier auront pu retrouver l'intensité fugitive de l'aujourd'hui : le Don Quichotte avec Honor de cavalleria (2006), les Rois Mages dans El cant dels ocells – Le Chant des oiseaux (2008). Le messianisme néotestamentaire comme le grand roman moderne de la fin de la chevalerie, délestés des grands discours de la tradition et de l'académie, ont alors retrouvé dans l'air et la durée des prises ouvertes sur le dehors une chair première. La chair des acteurs non professionnels, Lluís Carbò et Lluís Serrat. Filmés en longue focale dans les profondeurs du paysage, la quête de leurs personnages, à la fois documentaire et pirandellienne, enfantine et cosmique, est ce qui leur permet aussi de figurer les gardiens ingénus de l'incarnation persévérante des mythes qui ne meurent pas quand ils arrivent à faire peau neuve.
Le cinéma, alors un mystère
La dialectique de la reconnaissance et de l'amitié entre la pesanteur des servitudes et la grâce des maîtres fous héritée de Miguel de Cervantès, l'étoile du matin enfantin dont se soutient la croyance d'une relève à venir revenue de l'apôtre Matthieu, voilà ce que pourrait encore un cinéma qui, entre le néoréalisme de Roberto Rossellini poursuivi par Pier Paolo Pasolini et le cinéma de l'enregistrement pur d'Andy Warhol décliné par les premiers films Paul Morrissey, tracerait en diagonale des oppositions binaires et catégoriques un chemin étroit guidé par une certaine idée de l'émancipation (la langue catalane employée dans Honor de cavalleria ainsi que les notes finales du Chant des oiseaux jouées au violoncelle par Pau Casals en soutiennent magnifiquement l'expression, y compris dans sa dimension politique). Une idée somme toute dialectique, avec un pied matérialiste du côté des lieux et des corps et un autre pied idéaliste du côté des croyances et des imaginaires. Dans les deux premiers longs-métrages d'Albert Serra, le verbe se serait donc fait chair dans les images portées par le souci d'un rapport contradictoire avec les grands textes et les grands récits, fait tout à la fois d'évidence et d'inévidence – autrement dit de mystère (au sens médiéval du terme, c’est-à-dire de cérémonie théâtrale dont les tableaux portent sur des sujets légendaires ou liturgiques, au sens originaire d'un mutisme essentiel à la compréhension des choses).
La croyance du cinéma comme un mystère (Jean-Luc Godard en aura le plus explicitement donné la formule), dans l'épreuve répétée en mode mineur des grands actes de la littérature majeure, au-delà des canons académiques de l'adaptation littéraire et de la reconstitution historique, et dans la préférence contre les équivalences mimétiques de la représentation aux écarts esthétique de l'incarnation frontale et de la révélation différée. Le mystère d'un cinéma moins littéraire que littéral, franciscain, bazinien radical.
Sombres Lumières (dialectique négative)
Alors, il y avait pour le réalisateur espagnol (d'origine catalane comme Pau Casals) une sorte d'enfance de l'art à laquelle on voulait bien croire, orientée par le maintien esthétique d'une certaine idée dialectique du grand récit, pour laquelle l'incarnation des corps est la garante particulière de l'universelle révélation des textes et non le contraire. Malgré la fin de l'Histoire, après la fin de l'idéologie de la fin de l'Histoire. Un cinéma du réel, où le réel de l'incarnation constitue la condition ontologique de la révélation de la fiction. Un cinéma qui a pour aimant la littérature mais sans l'oiseux alibi de l'argument d'autorité littéraire, avec pour champs magnétiques des mots qui se disent moins qu'ils se cherchent des corps pour vivre encore, pour revivre et vivre ainsi une nouvelle vie après bien des morts. Depuis, le brossage à rebrousse-poil des grands textes ou mythes, avec la dialectique de l'incarnation (c'est le pied documentaire) et de la révélation (c'est la jambe fictionnelle), préférée à la représentation sous tutelle mimétique de la reconstitution, s'est considérablement obscurci. Depuis, la mort n'a pas cessé de progresser en jetant sur l'émancipation un voile épais d'obscurité. Depuis, la mort au sens aussi de la mortification des ambitions artistiques sacrifiées sur l'autel des prétentions auteuristes a gagné du terrain en mordant toujours davantage sur la vie mystérieuse des images dédiées à des spectateurs émancipés.
Histoire de ma mort (2013), La Mort de Louis XIV (2016) et Liberté (2019) forment à cet égard un cohérent triptyque consacré aux lumières ambivalentes du siècle qui les aura en majuscule célébrées. L'Aufklärung tant vantée par Emmanuel Kant contemporain de la Révolution (le philosophe de Königsberg y a reconnu la nécessaire sortie de la minorité d'une raison qui n'est dès lors plus redevable que d'elle-même et d'elle-même seulement) connaît en trois temps de nouveaux tours de vis dialectiques, après les efforts prométhéens de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ont tenté malgré tout de sauver la raison de la rationalité dont la gouvernance administrative la mutile en la retournant contre elle-même. Chez Albert Serra, la dialectique serait effectivement tout aussi négative, en considérant comment d'abord le libertin Casanova dont les bandaisons marquent le midi de l'émancipation connaît un déclin crépusculaire dont le règne triomphant de Dracula indiquera qu'il est minuit avec le nouveau siècle (Histoire de ma mort). Les Lumières sombres le sont également en convenant ensuite que le grand monarque à l'autorité astrale est happé, après avoir atteint le zénith de son pouvoir curial, par une lente décrépitude dont le processus organique est un procès diabolique auquel n'échapperait pas son propre interprète (La Mort de Louis XIV). Sombres Lumières quand, enfin, il s'agit désormais d'envisager la radicalité sadienne, forcément sadienne, d'un libertinage aristocratique dans la conduite élitiste d'une liberté sexuelle dont l'éthique est aussi révolutionnaire que minoritaire à l'aube démocratique du grand midi révolutionnaire, ce grand minuit de l'ordre monarchique (Liberté). Sombres Lumières, crépuscule de ses idoles.
Lumières gangrenées (dialectique niée)
Et c'est alors que la chair devient triste, irrémédiablement. Albert Serra engage à chaque fois en effet un drôle de biais qui se révèle à la fin la perspective la plus étroite, la plus étriquée, symptomatique d'un rapport contrarié à un siècle contrariant, duquel seraient sorti le meilleur (l'émancipation neuve par l'alliance raisonnable de la liberté et l'égalité) comme le pire (l'aliénation renouvelée par la rationalité tantôt libérale, tantôt collectiviste). L'ambivalence assombrissant les Lumières met pourtant à nu l'ambiguïté de l'artiste s'ingéniant à en sonder les contradictions sans relève possible, comme d'intraitables apories, telles des impasses à la fois fascinantes et irréductibles. Mais, trois fois, la dialectique négative gardienne de la non-réconciliation s'hypertrophie toujours en livrant une dialectique niée, mutilée de sa part vivante, une dialectique mortifiée dont la négativité désorganisée se retrouve figée, réifiée. Histoire de ma mort pose en effet que Dracula triomphe mécaniquement de Casanova selon un processus bien plat de succession historique, alors que l'un est le double gémellaire ou placentaire de l'autre et réciproquement. Exactement comme Sade ne va pas sans Kant mais dialectiquement, l'un représentant la contradiction de l'autre (Sade nomme la vérité obscène de Kant mais Kant n'en demeure pas moins le nom antagonique de sa vérité vertueuse). Et c'est ainsi qu'il reste encore aux sujets le choix d'impératifs catégoriques conditionnant des actes dont le désir, non pathologique, ne relève pas seulement de l'identification sans reste de la loi morale avec la loi naturelle vissée sur le règne des plus forts. Comme si, au fond, Albert Serra avait bien lu Adorno et Horkheimer sans cependant lire jusqu'au bout Jacques Lacan dont la dialectique, frottée de son éthique de la psychanalyse, relève justement le pessimisme aporétique, voire apocalyptique caractérisant un certain versant de la dialectique négative des philosophes de la Théorie critique(1).
La Mort de Louis XIV est un film plus grave et plus triste encore puisque son allégorie repose sur deux erreurs de perspective corrélatives, l'une qui consiste à faire de Jean-Pierre Léaud l'équivalent pour le cinéma moderne d'un Roi soleil, l'autre qui extrait de la gangrène rongeant les jambes de son auguste personnage la métaphore du mal affligeant à la fois le cinéma dont il est une figure tutélaire et son corps lui-même. Mais le cinéma moderne, parce qu'il a toujours été un cinéma minoritaire, n'a jamais mais alors jamais été celui d'un règne, d'un pouvoir, d'une monarchie. Et encore moins celui de Jean-Pierre Léaud qui n'aura tout de même pas joué pour rien le révolutionnaire Saint-Just dans Week-end (1967) de Jean-Luc Godard. Tous les grands personnages incarnés par Jean-Pierre Léaud, Antoine Doinel chez François Truffaut et toutes ses apparitions godardiennes, Marc dans Le Départ (1967) de Jerzy Skolimowski et Julian Klotz dans Porcherie (1969) de Pier Paolo Pasolini, Colin dans Out 1 : Noli me tangere (1971) de Jacques Rivette et Alexandre dans La Maman et la putain (1973) de Jean Eustache, tous sont des variations inoubliables, à la fois mélancoliques et intempestives, chauffées par le feu d'une vitalité désespérée, du désœuvrement en vertu (révolutionnaire) duquel la puissance a toujours été constamment préférée à l'établissement de tout pouvoir. La souveraineté du cinéma moderne comme l'un de ses acteurs n'a aucune légitimité à ce qu'elle se retrouve associée à celle d'un pouvoir régnant mais bien plus à l'idée d'une puissance à la fois constituante (la Nouvelle Vague) et destituante (le cinéma de la qualité française). Cette puissance du cinéma moderne est une liberté qui, si elle s'est quelquefois compromise, n'a cependant jamais versé dans la compromission, et sa radicalité appartient exemplairement à tout le monde. Même si ses incarnations forment des constellations ou des archipels de solitudes lunaires ou des intensités stellaires plutôt que des systèmes galactiques avec en leur centre des astres solaires.
Hétérotopie pour happy few
Terrible alors de constater que l'image censément ambivalente des Lumières gangrénées incorpore la vieillesse réelle d'un acteur héroïque pour faire le procès d'une mort de la modernité cinématographique dont la décomposition fait en effet le lit cynique de toutes les postmodernités, ces accommodements chics et cultivés de l'horreur existante. Si le cinéma moderne pourrit par la tête, ce n'est sûrement pas en résistant aux sirènes des majoritaires, quand il n'est pas oppositionnel en refusant tout règne, mais davantage le fait cool et ludique de dandys jouant aux médecins légistes trente années après que Jean-Luc Godard en ait eu fini avec l'antienne de la « mort du cinéma » à l'occasion de ses géniales Histoire(s) du cinéma (1988-1998).
Liberté enfonce le clou avec sa tête, pleine des références culturelles nécessaires à chatouiller ce qu'il reste de transgression à une époque du capitalisme tardif où la transgression n'a plus cours sinon dans les manières consensuelles et festives de sa simulation. Le film d'Albert Serra ne manque pourtant pas d'idées, déjà avec la suavité langagière de ses précieux libertins qui sans crier gare se perd dans la forêt entre murmures et hurlements, aussi avec ses plans longs et larges tournés en longue focale (sur la base d'un matériau couvrant trois cents heures de rush) qui invitent les acteurs à hésiter dans leur jeu et errer dans l'indistinction imaginaire d'un cadre dont la précision les dépasse (la longue vue d'un valet joué par Lluís Serrat réinscrit la fonction spéculaire de la longue focale quand les regards blancs perçant la nuit de la forêt redoublent ceux des spectateurs protégés par la pénombre de la salle). Ce sont aussi ses éclats lunaires et nocturnes comme des gestes fragmentaires surgis du plus profond de la nuit, ce sont encore ses feulements, frottements et autres froufrous qui jouent de la profondeur de champ sonore. C'est enfin son montage aplati et recto tono qui neutralise toute idée de progression narrative au profit de boucles répétitives comme des loops musicales et sérielles. Mais l'œuvre tardive de Luchino Visconti a remplacé l'axe rossellinien-pasolinien et la chair est triste, si triste quand le bon vieux motif de la décadence s'incarne dans le corps décati de Helmut Berger, ce corps-fétiche qui a remplacé celui de Jean-Pierre Léaud pour jouer les épouvantails cinéphiles.
La nuit, tous les chats sont gris et l'égalité nocturne et féline accueillerait les premiers vrais révolutionnaires, dont les licences sexuelles et leur caractère exquis, autrement dit subtil car recherché, à la fois expérimenteraient le goût persistant du rituel dans la profanation des autorités du sacré et exprimeraient une libre disponibilité au désir de l'autre y compris dans sa violence. La petite bande d'aristocrates parias des grandes cours royales européennes a ses épaves échouées dans une forêt sans âge ni localisation (elle a dans les faits été trouvée au Portugal) pour y implanter son utopie nomade et sexuelle vécue comme une hétérotopie pour happy few. Il n'empêche qu'elle reconduit quelques réflexes anti-révolutionnaires, du privilège masculin sur la mise en scène des corps à la relégation tout aussi symptomatique des servants en périphérie fonctionnelle des exigences de leurs maîtres.
La remise à niveau esthésique des sens dans la revalorisation esthétique de l'ouïe contre la domination exclusive de la vue d'un côté, de l'autre l'égalité copulatoire des corps, constituent de toute évidence les deux jambes de Liberté. Mais ses membres sont bel et bien gangrenés par une liberté qui appartient de facto à l'élite éclairée de la richesse héritée, celle qui a le luxe de suivre jusqu'au bout la définition de Georges Bataille de l'érotisme selon laquelle elle nomme l'acceptation de la vie jusque dans la mort.
Débandade (un dandysme moignon)
On ne s'étonnera cependant pas de remarquer ici que l'érotisme savamment entretenu à coup de feuillages et d'effeuillages, de voilures et de tentures, toutes choses dont la brouille vaporeuse bénéficie formellement du tournage en longue focale, révèle une baudruche qui se dégonfle quand lui succède le filmage frontal de quelques objets partiels et actes réels (turgescences et moignon, douche urinaire, fesses rougies par la tige comme un tison). L'audace du réalisme ontologique est alors renvoyée au néant fondé par l'extension médiatique du domaine de la pornographie, quand elle ne réussit même pas à fourbir des équivalents d'audaces dont la dimension transgressive reste encore opératoire, au moins historiquement. Avec Salò ou les 120 journées de Sodome (1975) de Pier Paolo Pasolini, Sade nomme la vérité fasciste de la jouissance des maîtres et avec L'Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima, la littérature de Georges Bataille trouve son actualité dans la conjonction intempestive d'un fait divers daté et d'un film qui l'a adapté au risque assumé du procès. Encore un effort pour que les révolutionnaires de la transgression ne soient pas des salonnards de sa simulation. Il est vrai que le film d'Albert Serra, franchement convenu et immédiatement suranné, remâche de tristes tropes libertins qui sont quand même largement en-deçà des actes des littératures sadienne-bataillienne (la défécation demeure ainsi la réserve du hors-champ mais il n'est pas dit que la chasse soit tirée). La révolution sexuelle des happy few est triste d'être un simulacre n'électrisant l'épiderme que de ceux qui feignent d'en accepter les semblants au nom d'un consensus culturel bien raccord avec les renoncements de l'époque.
Il suffira seulement de rappeler un film aussi récent que L'Inconnu du lac (2012) d'Alain Guiraudie, auquel Liberté voudrait d'ailleurs faire signe mais seulement de loin et l'œillade tombe à l'eau, ce grand film de midi-minuit (le midi de la drague homo s'y double du minuit du trouble du désir) où la frontalité solaire du sexe comme un théâtre antique progressivement obscurci par l'ombre du film noir aura réussi à déciller le regard de plus d'un gardien conservateur de la norme straight. Les mystères du cinéma d'hier sont aujourd'hui largement éventés. Les Lumières ambivalentes se sont dissipées pour exhiber in fine les douteuses ambiguïtés d'un réalisateur dont le dandysme contracté, pour ne pas dire constipé, cherche à tout prix, y compris au risque du contresens, à confondre minoritaire et élitaire, art et élitisme. Rien n'exprimerait mieux la débandade, autrement dit le manque d'enthousiasme d'une pareille entreprise que son finale, là où la forêt dépeuplée de ses faunes (qui ressemblent surtout à des cochons et pour l'un d'entre eux on retrouve le goût d'Albert Serra pour la littéralité) commence à être mordorée par le soleil en train de se lever. Sauf que l'aurore murnalcienne vaut moins que l'éclairage artificiel (intensif comme l'agriculture du même nom) des feuilles pour leur donner des reflets argentés, la lumière des projecteurs en indication de l'humus forestier censément nourri en profondeur du versement nocturne des humeurs aristocratiques.
Pour bander, certaines métaphores ont besoin d'un adjuvant comme d'autres des petits cachets bleus. Le crépuscule des idoles qui devait concerner les grandes figures du siècle des Lumières concernerait davantage ceux qui, deux siècles après, voudraient en assombrir les ambivalences par un dandysme moignon qui n'est qu'hypertrophie adialectique(2).
Notes