Les Temps du « Parc » de Damien Manivel : Amour, à Mort de l'innocence amoureuse
Dans Le Parc se raconte l’angoisse d’être englouti par la répétition stérile, qu'elle s’appelle « truisme », « code » ou « généralité ». À rebours, Maxime et Naomie y réinventent les clichés de l'amour : « La tête est l'organe des échanges, mais le cœur, l'organe amoureux des répétitions. »
« Le Parc » de Damien Manivel (2016)
Lieu de rencontres et de joies estivales, le parc se ferait aisément le topos de l’insouciance amoureuse. Il en va autrement du Parc de Damien Manivel. À bien scruter le plan fixe qui l’ouvre, ou plutôt la masse d’herbe touffue qui s’y offre, l’entropie des relations, leur côté mort-né, s’annonce comme un sombre présage : le mégot de cigarette et le déchet en plastique, petites taches sur le vert gazon, évoquent déjà la consomption d’une relation. C’est que Le Parc se raconte d’abord au passé, d’un passé protéiforme qui engloutit ce que l’on appelle d’ordinaire le présent, soit cet espace-temps défini par l’ici et le maintenant. Restreignant l’espace filmé à la taille d’un parc, Manivel en fait la métaphore d’une machine à voyager dans le temps. Au point que les déambulations de Naomie (Naomie Vogt-Roby) et Maxime (Maxime Bachellerie), deux adolescents qui tentent de se rencontrer dans le parc, se font bien plus dans le temps que dans l’espace : histoire d’une marche en avant vers le présent de la rencontre (remonter le cours des souvenirs, rattraper le temps à n’être pas ensemble, s’acheminer vers la rencontre), et d’une marche à reculons dans le temps immémorial (démonter le temps, abroger le temps chronologique). Remonter, démonter : histoire d’une naissance et d’une mise à mort de l’innocence amoureuse.
1. Remonter : Amour de l’innocence amoureuse
C’est l’été, il fait beau, Maxime et Naomie se retrouvent dans un parc. Ils se connaissent à peine, peut-être seulement « de vue » comme il se dit parfois. Tout est donc à faire, à commencer par se rejoindre dans le présent, ce que leur coprésence physique sur le banc d’un parc ne suffit à assurer : ils doivent rattraper le temps perdu à n’avoir pas été ensemble, c’est-à-dire échanger leur passé respectif. Si la rencontre présuppose de ne rien présupposer, de se laisser happer par un événement que rien, par définition, ne laissait présager, Manivel semble au contraire montrer que la rencontre requiert beaucoup de répétitions afin d’être seulement possible. Les deux jeunes gens ne se rejoindront qu’à se produire à l’autre, comme on produit une preuve dans un tribunal amoureux, afin de ramener l’exemplaire de soi issu du temps vécu à l’insu de l’autre, et lui prouver la pertinence de la thèse amoureuse. Il s’agit dès lors pour Manivel d’établir la chronologie de l’amour, à toute vitesse, afin de synchroniser les jeunes gens dans le temps imparti par une déambulation dans un parc : remonter le temps, du passé au présent.
Eternité logique du truisme et imparfait(ction) des souvenirs
L’embarras d’une première rencontre se recouvre souvent d’une couche de formules toutes faites, aussi neutres que domestiques, appartenant à la banalité de tout le monde. Le truisme, première formule de la répétition, la plus pauvre, vient au secours de ceux qui se protègent du présent de la rencontre. Tautologique, le truisme a l’éternité pour lui : « Le feu ça brûle, et l’eau ça mouille », ou, selon les mots de Maxime, « Il fait bon à l’ombre, par contre au soleil il fait chaud. » L’éternité tautologique du truisme qui prévaut dans le langage sera redoublée et renforcée par l’usage du pictogramme. Dans le parc, un individu s’exerce sur des barres, tandis qu’un autre regarde le pictogramme codant la répétition du geste. Dans une autre scène, le codage des gestes devient signifiant. Fils d’hypnothérapeute, Maxime explique maladroitement quelques notions d’interprétation psychanalytique à Naomie : « Lorsque tu passes ta main dans tes cheveux, cela pourrait signifier, par exemple, le désir ». Les postures de corps et les gestes sont montrés comme les produits d’une longue histoire devenue code. Bien que toujours ravivés, déplacés, transformés, ceux-ci font voir la répétition inconsciente d’une longue chanson de geste dans les corps amoureux naissants.
L’éternité tautologique du truisme et codée du pictogramme basculeront dans le passé du particulier. Par l’utilisation de l’imparfait, Maxime et Naomie se mettent à raconter le temps vécu d’un corps. Ils parlent comme si tout semblait « avoir-été ». Aux questions de l’un ou de l’autre répondent invariablement les mots du passé : « J’avais français », « Mon père a été footballeur », « Mon père a quitté ma mère ». Il faut bien des imparfaits, d’un temps qui fut marqué de l’imperfection de n’avoir pas été à deux, et des passés composés pour tenter de rattraper le temps passé sans l’autre. Au passé particulier des souvenirs, traduit dans l’imparfait, répond une série de figures de substitution d’eux-mêmes dans le siècle, alors même qu’eux n’est pas encore né ici et maintenant. Ainsi, ils croisent un couple de jeunes gens qui sont dans le même lycée que Naomie, une famille avec de jeunes parents, un couple de vieilles personnes. Partout, le jeune couple est déjà devancé, au point même que Naomie suggérera à Maxime la substitution possible, subsumant son potentiel couple particulier sous le concept de couple en général : « C’est nous plus tard », dira-t-elle lorsqu’ils croiseront le couple de personnes âgées. La partition temporelle de leur relation possible a déjà été jouée et rejouée des milliards de fois.
Anachronismes : à partir d’une photographie
Les mots échangés par Naomie et Maxime demeureront impuissants à faire passer du passé composé à la composition des passés. C’est une autre imperfection que celle du langage verbal qui permettra au présent de faire sa première incursion. Alors que le couple en devenir observe des enfants grimper aux arbres, Naomie recourt une fois de plus à une formule du passé : « Je me suis cassé les deux poignets comme ça ». Il n’empêche que le dispositif s’est enrichi : en soutien des mots, elle présente à Maxime une photographie sur l’écran de son smartphone. La petite fille de la photo a les bras dans le plâtre, conséquence malheureuse de la chute évoquée par le langage.
La photo, exhibée plein cadre par Manivel, qui est supposée apparaître sur le petit écran du smartphone de Naomi, peut surprendre : elle renvoie à une époque archaïque pour ce qui concerne les technologies mobiles. Cette photographie n’a donc pas pu être prise par ce smartphone, à moins qu’il ne s’agisse d’une photographie de photographie. S’il est certain que la photographie a également pu être numérisée avant d’être conservée dans le smartphone ou dans le cloud éthéré, la rencontre de la technologie du smartphone et de la « vieille » photographie présentée par Naomie tient de l’anachronisme. La frontière du passé et du présent devient indéterminable, le temps sort de ses gonds.
Dans la faille temporelle ouverte par l’anachronisme, nous pouvons mieux considérer le montage des mots et de la photographie. Force est de constater que Naomie répond au présent du jeu des enfants par deux temporalités contradictoires. Elle inscrit le passé de la chute dans l’ascension et le jeu innocent des enfants, et le futur d’un corps ouvert aux rencontres. Éternellement ouvert aux rencontres, faudrait-il dire. En conséquence, l’une des plus évidentes fonctions de la photographie – celle de document d’archive, souvenir d’un passé, qui demeure, quoi que racontent les théoriciens avisés de la photographie, l’usage le plus fréquent dans les familles (la formule que l’on entend le plus souvent autour d’un album de famille étant : « Ah oui, j’me souviens ! ») – est subvertie. La photographie se fait à la fois souvenir et (é)preuve d’une disposition éternelle en faveur des rencontres et de l’avenir, archive et avenir. Dans le tribunal amoureux du parc, cette photographie produit éternellement le soi comme être vulnérable et disponible, par l’exhibition d’un corps prêt à faire des rencontres au présent, prêt à engager physiquement quelque chose de soi dans un présent de rencontre qui menace de transformer les corps : la photographie se fait rétention d’un corps qui, parce qu’il porte la marque des rencontres, bonnes ou mauvaises, peut donc, éternellement, faire des rencontres. La trace de la blessure, conservée sur la photographie – avant que le travail du temps n’ait rendu à ce corps son intégrité – demeure pour l’éternité le signe d’une rencontre.
Il n’est dès lors pas indifférent que ce soit à ce moment précis que Maxime puisse commencer à regarder Naomie par la lorgnette de l’amour : avant la fracture, il y avait l’effraction, et toute union amoureuse est d’abord effraction et capture(1). Devant la trace de l’effraction, Maxime trouve Naomie « mignonne ». Et de la photo au présent, il la trouvera enfin « mignonne comme ça », aujourd’hui : c’est la petite fille du passé, éternellement disponible pour les rencontres, qui lui rappelle que Naomie au présent peut être rencontrée. De l’éternité logique à l’éternité d’un présent de rencontre, en passant par le passé particulier, différentes couches de temps ont dû être remontées par le corps amoureux se mettant en disponibilité pour une rencontre, ici et maintenant. À l’imparfait qui capturait le réel dans le langage d’hier se substitue l’imperfection d’un corps brisé toujours, éternellement, disponible pour la rencontre.
Convergence de regards et acrobaties : vers le présent
L’acheminement vers le présent, ou plutôt la mise en défaut des différentes logiques sclérosantes du passé (éternité logique du truisme, codification rigide des gestes, subsomption du couple potentiel au concept de couple en général), passera surtout par les regards portés sur d’autres corps, par la construction de la possibilité d’un échange de regards. Lorsque Naomie prendra la main de Maxime, son regard fuira dans le lointain, comme s’il était impossible pour elle de faire coïncider la perception et l’action. On dit que la timidité fait fuir les regards, mais nous disons précisément que celui de Naomie fuit dans le lointain insondable, et non pas qu’il porte « au loin » pour se détourner de l’échange du regard par simple timidité(2). C’est qu’il n’est regard de rien de précis, et quand bien même il n’est pas vide, ou vitreux et rentré – comme il le sera dans la seconde partie du film –, il est clairement tourné vers un au-delà de toute perception d’un là-bas : résolument tourné vers un « à-venir », perception coupée de tout possible d’action, il ne porte pas sur ce qui pourrait être rejoint si l’on marchait dans sa direction, vers un point de l’espace situé « là-bas ».
Le regard fuyant vers le lointain sera contrarié par l’invitation de Maxime à regarder les écureuils. Il pointe du doigt l’animal dans l’arbre, et le nomme aussitôt. Naomie mettra du temps à l’apercevoir. Quand Maxime pointe du doigt le toujours-déjà reconnu, Naomie met en défaut la logique de récognition en ne le voyant pas. Et lorsqu’elle voit enfin l’animal, elle ne se contente pas, comme Maxime, de le pointer du doigt en le nommant avec un concept général (c’est-à-dire de le reconnaître et de le rendre substituable : Maxime met en évidence un autre écureuil, l’autre pour le même, toujours la soumission du particulier au général), elle souligne immédiatement qu’il est beau. Aussi général et creux que soit ce concept de beauté, il introduit néanmoins un surplus de grâce dans ce qui ne serait autrement que récognition logique. De surcroît, à regarder ensemble, au présent, le même objet – qu’il s’appelle « écureuil » ou « beau » – Maxime et Naomie commencent à regarder dans la même direction, à circonscrire le même présent spatio-temporel par le regard. Surtout, à mettre en défaut la logique de récognition, fut-ce un instant, Naomie laisse espérer que le couple pourra échapper à l’aspect le plus sclérosant de la répétition, quand elle se fait généralité, subsomption du singulier au particulier, et du particulier au général.
Les premiers regards de Naomie séparaient nettement perception et action. La façon dont cette séparation est contrariée par Maxime évite le piège de la simple récognition, autorise une première convergence de regard. Mais c’est par l’acrobatie que ce qui ressemble le plus à une rencontre semblera possible, une rencontre ici et maintenant qui présuppose de réconcilier la perception et l’action. Le regard fuyant dans le lointain suggère une perception déconnectée de toute possibilité d’action, peut-être naviguant entre le passé des truismes et de l’interchangeabilité (tautologie, postures de corps codées) et celui des souvenirs particuliers (l’imparfait, les souvenirs photographiques). Le regard de Naomie se fixera maintenant sur le corps de l’autre, ici et maintenant, dans l’acrobatie. C’est ainsi qu’elle lui apprendra à faire le poirier, le regard fixé sur une partie du corps qu’elle doit retenir afin de lui éviter la chute. Pour l’enfant du cirque, acrobate et danseur, qu’est Manivel, faire une rencontre tient de l’acrobatie : sauter dans l’inconnu sur fond d’un ensemble de paramètres connus, pour limiter la casse. Entre-temps les corps amoureux se seront chamaillés, titillés, auront sauté et ri sur les chemins, comme on manifeste ensemble une pure joie d’exister ici et maintenant. La rencontre aurait-elle enfin eu lieu ?
2. Démonter : Mise à mort de l’innocence amoureuse
On peut en douter. Peut-être n’aura-t-on fait que l’approcher sans cesse en luttant contre les couches de temps que le corps amoureux exploite d’ordinaire en toute innocence. Le contact le plus rapproché capté par Manivel se produit dans une sorte de paradis terrestre, écrin de verdure qui suggérerait bien volontiers un monde d’avant la chute : plutôt que de se rencontrer ici et maintenant, Maxime et Naomie répètent un avant du temps toujours identique à lui-même. L’autre contact rapproché ne sera que suggestion par le cliché, celui d’une histoire du cinéma qui a fait de la cigarette une métaphore du sexe consommé. Inutile dès lors de montrer quelque acte ou rencontre que ce soit, observer deux corps l’un sur l’autre, habillés, suffit à faire comprendre, par le montage du plan de contact (lui, sur elle, lui donnant des baisers) avec le « plan cigarette », que l’acte est consommé. Le mégot de cigarette qui traînait dans l’herbe et dans le plan d’ouverture du film pourrait bien être celui d’un désir qui est trop vite passé, s’est épuisé à lutter contre les formes du temps, mais n’est en réalité que voué à la répétition grotesque des gestes de l’amour : avec ou sans corps amoureux.
Dans l’économie minimaliste du Parc, qui fait de chaque détail un éclat de temps traversant la structure d’une relation, les deux grands arbres qui cessent de bruire après la consommation de la cigarette annoncent la mort des corps amoureux. Maxime rentre chez lui, Naomie demeure immobile dans le parc. S’ensuit un long échange par messages écrits sur smartphone, au cours duquel une formule impossible fera une fois de plus muter le temps. Maxime annonce l’impossibilité de la relation, jusqu’à abolir même la possibilité de la rencontre à laquelle nous croyions avoir assisté, dans la temporalité autodestructrice d’un passé qui simule le présent : « jai (sic) des sentiments pour toi mais je suis encore avec mon ex ». Si l’on entend régulièrement la formule dans la bouche des plus jeunes, sa monstruosité logique fait pourtant sortir le temps hors de ses gonds : le temps dans lequel peut se dérouler cet événement est impossible. Comment être avec son ex ? « Être-avec » rend présent, c’est-à-dire soumet l’ensemble des événements aux règles du présent particulier (soit, un espace-temps donné, ici et maintenant, une situation que l’on peut circonscrire, définie par un temps chronologique), « être-ex » rend passé, c’est-à-dire soumet l’ensemble des événements aux règles du passé particulier (soit, l’économie du souvenir, de la mémoire faite souvenir). S’il est évident que le passé hante, que le refoulé fasse retour, que la différence se répète, que les pointes de présent sont des reprises dynamiques du cône de mémoire(3), il est impossible pour un événement d’être en même temps présent et passé. Il ne s’agit pas de réactiver le passé, il s’agit d’affirmer l’impossible d’un passé qui est aussi en même temps le présent, un événement-passé-présent.
Devant ce monstre logique et temporel, la jeune fille répond par le retour somnambulique. Naomie marchera à reculons, le regard vide. En un premier sens, il s’agit de marcher à reculons dans l’espace comme on remonterait le cours du temps. D’autres films ont exploité ce procédé, dans le contexte d’un deuil difficile. Le petit Andrea, ce garçon qui marchait à reculons dans le film homonyme(4), a déjà vu ça à la télévision. Il marchera à reculons pour remonter le temps, retrouver son grand frère Mikkel, décédé dans un accident de moto. Superman, avec les moyens considérables qui étaient les siens, inverse le sens giratoire de la terre afin de remonter le temps et empêcher la mort de Lois Lane(5). Plutôt que de faire le deuil d’une relation morte-née, Naomie essaye elle aussi de remonter le temps pour abroger ce qui ressemblait à une rencontre.
Mais surtout, plus important à nos yeux, la marche à reculons de Naomie ne fera pas que remonter le temps vers le passé d’avant la rencontre : elle le démontera. À suivre la piste du rêve, indifférent à quelque temps que ce soit, la substitution du corps du somnambule au corps amoureux répète l’ensemble des gestes de manière grotesque, au plus près de ce qui rend indifférent toute notion de présent ou de passé – des gestes arrachés à la partition amoureuse de la chanson de geste, suspendus au-dessus d’un vide somnambulique, composés indifféremment de symboles, souvenirs, ou histoires de strictement rien du tout. « Tout et rien » ne fait sens qu’une fois les événements tombés hors de l’histoire, en l’occurrence ici l’histoire chronologique d’une remontée vers le présent de la rencontre amoureuse par Naomie et Maxime.
Dans ce vaste démontage du temps, un gardien de parc sera capturé par le rêve de Naomie. Il la suit d’abord dans le parc afin de l’inviter à en sortir. Mais Naomie continue à marcher à reculons, le regard vide. Au terme d’une longue poursuite, elle chute, et le gardien de parc allume une cigarette. De signe d’acte consommé, elle devient rappel d’un désir. C’est par cette cigarette que Naomie projette sur le gardien de parc les rebuts de sa rencontre avec Maxime. Le personnage noir devient un monstre gros de tout ce qui traîne dans l’esprit de Naomie : Maxime, son désir inassouvi, une femme noire faisant partie de la famille de Maxime, et toute une série de micro-événements à peine racontés dans la première partie du film. Ainsi, le gardien devient une condensation de tous les temps et événements possibles survenus pendant l’heure écoulée : il fume des Lucky Strike comme Maxime, fait du Kung-Fu au milieu du parc (quand Maxime annonçait faire du Kung-fu), sautille, gambade, se fait mordre la langue dans un baiser de dévoration par lequel Naomie le retient contre son gré, rappelant enfin à elle le visage de Maxime. Ne reste plus que la répétition tantôt effrayante, tantôt comique de ce qui se donnait dans un premier temps comme l’amour capturant des gestes déjà mille fois vus. Ce qui les rendait beau a disparu, et, nus et condensés dans la figure d’un gardien – qui serait plus un gardien du temps que de l’espace du parc – ils deviennent grotesques, excessifs, pathétiques, voire macabres ou morbides lorsque Naomie dévore la lèvre de Maxime.
Conclusion : laboratoire du temps et mélancolie
Le Parc est un « film-laboratoire » rigoureux, en deux parties, séparées avec violence par une formule temporelle impossible. La première partie essaye de raconter l’acheminement vers la rencontre amoureuse. Bien que les jeunes gens soient constamment soumis à différentes figures de répétition triste – truisme, code, généralité –, Manivel remonte toutefois le temps afin de les amener au seuil d’un présent commun, au plus près d’une rencontre amoureuse. Les figures stériles de la répétition dominent, mais nous ne sommes pas loin de croire à l’innocence amoureuse qui les capture et les transcende. Mais la mélancolie de Manivel – finalement peut-être au plus proche de son propre regard lorsqu’il capte celui, fuyant, de Naomie – exigera de consommer une rencontre qui ne faisait que s’esquisser. La seconde partie du film laisse ainsi place à une autre figure de la répétition, quand le désir s’exprime indépendamment de toute coordonnée spatio-temporelle précise, hors de tout corps constitué, répète dans les limbes du temps tout ce qui se répétait de manière tautologique ou générale dans la première partie du film.
À la fin, cette marche à rebours fait revoir la première partie comme une anamnèse cinématographique : marcher dans la mémoire du cinéma(6). Naomie, à reculons, construit un « ça n’a pas été » profondément triste : à défaut de pouvoir vivre l’expérience amoureuse, tout était menacé de n’être que clichés, vies déjà vécues. Ne reste que la tentative désespérée de l’effacement, de sa mémoire et de toute la mémoire du cinéma. De manière plus générale, Le Parc raconte en creux l’angoisse d’être toujours-déjà englouti par la répétition stérile, celle qui s’appelle « truisme », « code », « généralité ». Si le théoricien désespérera de la vanité de tout, l’amoureux continuera à (ré)inventer tous les clichés du monde : « La tête est l'organe des échanges, mais le cœur, l'organe amoureux des répétitions. » (7).
Notes