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Des images d'archives de joueuses de volley dans Les Sorcières de L'Orient
Esthétique

« Les Sorcières de l'Orient » de Julien Faraut : Dans le filet

Des Nouvelles du Front cinématographique
La synchronisation des horloges du temps est à l'heure olympique : Les Sorcières de l'orient de Julien Faraut dédié aux exploits de l'équipe de volleyball féminin durant les Jeux Olympiques de Tokyo en 1964 est sorti moins d'une semaine après l'ouverture des 32èmes olympiades qui se déroulent 57 ans après à nouveau dans la capitale japonaise. Il y a pourtant une étrange inactualité qui se dégage d'un documentaire qui, sous ses dehors pop, se met exclusivement au service de l'arraisonnement d'un sport par une opération idéologique de renaissance d'une nation qui remonte à plus d'un demi-siècle. Que des médaillées d'or participent à redorer le blason terni d'une nation défaite par son impérialisme est une réalité historique qui méritait une analyse politique circonstanciée. Qu'un film s'épargne ce travail en mérite une autre.

Redonner au sport le regard qu'il mérite

Les Sorcières de l'orient confirme que le travail documentaire de Julien Faraut est remarquable quand il montre que le sport, objet de vastes dispositifs de médiatisation qui l'élèvent au rang de spectacle de masse, mérite d'autres images que celles produites par la télévision. Des images respectueuses des pratiques sportives, de leurs spécificités techniques et des joueurs qui les incarnent. Des images que peut le cinéma quand le montage est une discipline qui rend justice aux disciplines qu'il documente. Le réalisateur a pu ainsi rendre hommage au caractère novateur des inventions filmiques dont Chris. Marker a été capable quand, chargé en 1952 par le ministre de la jeunesse et des sports de filmer les J.O. d'Helsinki, celui-ci en a ramené des images tournées à rebrousse-poil des instructions ministérielles. L'indiscipline subjective de l'auteur d'Olympia 52 comme discipline esthétique fidèle aux exigences techniques des disciplines sportives est ce qu'il fallait montrer. Julien Faraut y est arrivé en restituant aux efforts originaux de Chris. Marker une belle actualité qui est la vérité intempestive du cinéma qui relève des traces du passé autant que ses images leur promettent un avenir imprévisible.

Après Regard neuf sur Olympia 52 (2013), Julien Faraut persiste dans son geste analytique de montage-démontage-remontage des images du sport avec L'Empire de la perfection (2018). L'usage des archives de la cinémathèque de l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (INSEP) aura ainsi permis de saisir pourquoi John McEnroe a échoué face à son adversaire Ivan Lendl lors de la finale de Roland Garros en 1984 restée depuis dans les annales. Les films d'instruction de l'ancien tennisman et arbitre Gil de Kermadec devenu le premier directeur technique national de la Fédération Française de Tennis contiennent des images peu vues et montrées qui offrent des points d'appui pour apprécier la manière à la fois sportive et psychologique de John McEnroe. Un ethos échappe ainsi aux normes représentatives du balisage télévisuel, et son énergie teigneuse trouve pour l'occasion à se prolonger dans les larsens de Zone Libre et Sonic Youth.

Le sport mérite un regard de cinéma, un vrai. Un regard qui soit distinct des captures spectaculaires, tantôt panoptique télévisuel au service de la compétition symbolique des États-nations, de la synchronisation mondiale des regards et de la conversion marchande du sport(1), tantôt bloc de monumentalité adossé aux pouvoirs totalitaires comme le travail de Leni Riefenstahl l'aura exemplifié. Un regard de cinéma susceptible de redonner à la complexité et la subtilité des gestes techniques du sport toute leur sensibilité, en restituant la beauté du geste des sportifs qui échappe à l'œil humain quand il est nu. C'est un credo longtemps professé par Jean-Luc Godard, notamment en ce qui concerne le filmage du tennis, et Serge Daney en aura autrement relayé l'idée dans ses analyses journalistiques compilées dans le recueil intitulé L'Amateur de tennis(2). Le credo en question constitue d'ailleurs un leitmotiv de la critique pratiquée par les Cahiers du Cinéma à l'époque de la couverture jaune sous la plume d'André Bazin et d'Eric Rohmer.

La réunion des anciennes combattantes

Donc il y avait une attente pour Les Sorcières de l'orient qui, par ailleurs, sait capitaliser sans forcer sur la nostalgie des quarantenaires français qui se sont essayés durant les années 80 à taper sur un ballon de volley, à servir et recevoir, à sauter au filet et smasher après avoir découvert à la télé l'animé Jeanne et Serge. L'attente se résout cependant dans une forme décevante de détente en ce qu'elle soustrait de la tension promise dans le jeu des contradictions la trame de ses raisons au nom d'une distraction dont le spectacle continue encore d'entretenir le règne en la faisant rimer avec diversion. Le problème consiste alors en ce que, pour rester dans le vocabulaire sportif approprié, la plupart des balles frappées par Julien Faraut retombent dans le filet d'une instrumentalisation idéologique qui reste étonnamment non critiquée tant elle semble en la circonstance incomprise.

Il y a bien de la sorcellerie mais il ne s'agit plus de l'art des volleyeuses formées dans les usines textiles et dont l'habileté peut à distance résonner avec le yûrei d'un vieux dessin animé des années 30, ce fantôme d'une femme chevelue pleine de colère ou de regret dont la hantise a connu une nouvelle forme d'actualisation au cinéma avec les films de Kiyoshi Kurosawa et ceux de Hideo Nakata. La sorcellerie relève alors de l'idéologie qui continue d'exercer ses forces de capture sur les otages consentants quand ils s'emploient à en relayer les mirages sans en discuter les fondements.

Le documentariste a pourtant accumulé un riche matériau, témoignages des joueuses retrouvées et archives des grandes compétitions sportives de Moscou en 1962 et à Tokyo en 1964, films de propagande de l'époque et extraits de l'animé Attack n°1 (1969-1971) adapté du shôjo manga de Chikako Urano. Mais que voit-on ? Une réunion d'anciennes combattantes filmée en travelling circulaire prépare à la célébration d'ouvrières héroïques qui auront été les bons petits soldats d'une nation revenue au premier plan, avant d'être consacrées en icônes de la pop culture nippone.

Une image électronique dans Les Sorcières de L'Orient
© UFO Distribution

Ce n'est pas rien et il arrive que c'est même quelquefois émouvant. Les beaux souvenirs sportifs passés au tamis de la culture populaire possèdent une force indéniable dans les raccords quand la finale de 1964 avec l'affrontement du Japon et de l'URSS est commentée par l'animé. Certains points disputés sont effectivement sublimes quand ils durent et ils le sont autrement quand la préférence filmique va au plan large, avant de se prolonger dans les images étonnantes d'un dessin animé dont le découpage prouve, malgré la fantaisie de ses axes comme de ses choix figuratifs hyperboliques, sa fidélité aux matchs retransmis, quasi-documentaire.

C'est en effet la meilleure part des Sorcières de l'orient consacrée à montrer comment ces femmes sont des figures qui passent entre les images, qui sont elles-mêmes des images traversant divers régimes de représentation, archives télévisuelles, films de propagande, dessin animé, comme des sorcières justement capables de métamorphose. Mais la meilleure part se révèle aussi la pire dès lors que la sorcellerie se voit enserrée dans la toile indiscutée d'un pouvoir qui a l'usine pour fabrique avec l'exploitation ouvrière pour matrice, le patriarcat comme centre rayonnant (avec l'entraîneur Daimatsu) et la modernisation technique de la nation en mire incontestée d'un nouvel âge de l'impérialisme. Le respect dû aux anciennes combattantes méritait-il vraiment autant de déférence ?

Plaidoyer pro Démon

Les Sorcières de l'orient a du style dans les raccords, le film saute haut avec la détente du monteur et frappe fort pour la beauté du sport. Le problème, on l'a dit, tient à ce que les balles smashées finissent dans le filet d'une déférence qui se confond avec la révérence. Les volleyeuses ont été de grandes combattantes, bien sûr, mais pour quoi et pour qui ont-elles combattu valeureusement ? On s'étonne encore que Julien Faraut mobilise tout un attirail de séductions pop qui sont des coquetteries, notamment la présentation des joueuses sur le mode de l'animé ou du jeu vidéo, pour venir tout légitimer cinquante années après les faits. La réalité d'ouvrières à qui l'on aura extorqué une double plus-value, économique et idéologique ? Hors sujet, donc hors jeu. La modernisation du Japon célébrée par une propagande unilatéralement relayée, mais dont on sait pourtant qu'elle a été contestée dans la rue des manifestations ouvrières et étudiantes ? Hors champ, donc hors jeu. On se demande en regardant Les Sorcières de l'orient pourquoi il y a eu à la même époque du triomphe de ces volleyeuses toute une génération de réalisateurs en colère, comme Nagisa Ôshima et Shôhei Imamura, Yoshishige Yoshida et Shûji Terayama, Masao Adachi et Kôji Wakamatsu, qui ont tourné des films si virulents et si critiques, si anarchistes et si désespérés concernant l'horreur sociale d'une nation qui s'est offerte sur l'autel du spectacle et du progrès une opération de lifting si scandaleuse.

Les musiques élégiaques de Jason Lytle ou plus martiales de Portishead se trouvent ainsi mobilisées pour enfoncer le clou des nécessités sportives et des dispositifs propagandistes qui leur sont dédiés. Que des ouvrières japonaises malmenées par un entraîneur qui a été un soldat ayant tiré quelques leçons de fierté patriotique en survivant dans la jungle birmane puissent incarner la grandeur retrouvée d'un ancien empire militaire qui le redevient sur le plan sportif et économique n'est jamais, absolument jamais considérée comme une question méritant le plus petit début d'une amorce de discussion. Les Sorcières de l'orient saute haut mais il crève moins le plafond qu'il s'entortille dans le filet de la dépolitisation. Moyennant quoi, l'hommage à Chris. Marker rendu avec Regard neuf sur l'Olympia 52 pourrait bien apparaître rétrospectivement quelque peu biaisé quand l'héritier pense qu'il y a dans l'héritage markerien une part peut-être plus légitime que l'autre. Ce qui ne représenterait rien moins qu'une mutilation profonde de l'esthétique quand on ne comprend pas qu'elle nomme sur un versant le partage sensible dont l'autre versant concerne aussi la politique(3).

Le moment de bascule concerne ici la figure de l'entraîneur, Daimatsu, que les joueuses surnommaient Démon. Une enquête journalistique de l'époque avait questionné sa méthode autoritaire. Julien Faraut propose deux réponses afin d'évacuer tout débat. D'abord les joueuses elles-mêmes donnent encore et toujours raison à la brutalité d'un entraîneur qu'elles admiraient toutes en le trouvant si beau. Après tout, elles ont remporté des médailles d'or et c'est bien grâce à lui, père de substitution et fantasme partagé. La littérature philosophique et sociologique est riche pourtant en enquêtes démontrant comment la domination est légitimée quand sa norme est intériorisée par des dominés sur lesquels elle exerce ses injonctions mais, de cela, Julien Faraut ne veut rien savoir. La seconde réponse est plus perverse, donnée par l'animé lui-même. Un extrait voit en effet l'équivalent de Daimatsu/Démon revendiquer le bien-fondé de sa méthode devant des autorités alertées par des parents d'élèves inquiets. L'entraîneur est plus jeune que ses critiques mais il sait qu'il a la raison pour lui, celle qui voit dans l'histoire sportive récente (le triomphe des volleyeuses) la rédemption symbolique d'une histoire plus lointaine (la survie du soldat impérial dans la jungle). Où l'on voit encore une fois que la pop culture se montre zélée à être homogène avec le consensus patriotique et olympique(4), tout en lui servant de caution immature et ludique(5).

Le plaidoyer pro Démon qu'est au fond Les Sorcières de l'orient laisse sa conclusion implicite mais il est facile d'en expliciter le très problématique contenu : ce dont nous avons besoin aujourd'hui c'est d'un maître et sa sévérité est nécessaire pour tirer de nos fatigues notre assentiment à notre exploitation, ainsi que notre consentement à servir la cause des patries dans le concert compétitif des nations. C'est d'ailleurs exactement la même leçon de chose que Whiplash (2014) de Damien Chazelle : le maître brime, humilie mais c'est pour notre bien qui est celui de la Cause, Art, Sport ou Nation c'est idem. Donner à désirer la servitude avec son cortège de brutalités au nom indiscuté des raisons économiques et des impératifs nationalistes est une autre façon d'être à l'heure olympique, qui coïncide aujourd'hui avec le tournant spectaculaire et ultra-autoritaire du néolibéralisme(6).

Notes[+]