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Les Sept Samouraïs dans un champ dans le film d'Akira Kurosawa
Esthétique

« Les Sept Samouraïs » d'Akira Kurosawa : Le huitième samouraï

Des Nouvelles du Front cinématographique
L'ascension d'une montagne pareille à celle des Sept Samouraïs valait bien la critique rongeuse des souris de la censure, de l'occupant aux franges conservatrices du public. L'occupé a ainsi répondu symboliquement à l'occupant, dans la migration des formes et leur créolisation réciproque, autant que dans la fureur des images que la fiction épique dialectise. Dans la réponse de l'occupé à l'occupant, il y a autant de manières que de matières dès lors qu'il existe une pression des forces qui poussent les formes classiques à leur déformation en ouvrant, dans la suspension des figures comme dans leur excès, dans les ruptures de rythme comme dans les accélérations narratives, à la poussée élémentaire des matières. L'épique revient ainsi à qualifier comment le temps long de la paysannerie aura connu au 16ème siècle une époque de sa sédimentation historique en recouvrant sous la terre le temps fini des guerriers. Car il y a le temps de la question et celui du problème et ce ne sont pas les mêmes. Des samouraïs sans feu ni lieu, autrement dit des rônins finissent dans la terre que cultivent ses garants, les paysans qui ont le garde des morts qu'il y a en dessous et dont le nom même – pagus – dit en latin la paix. Le pagus dit autrement la page que l'écriture laboure, et par extension les plans. Akira Kurosawa est le huitième samouraï et sa leçon repose dans la terre arable de ses films.

L'ascension et la censure

Lorsqu'Akira Kurosawa imagine Les Sept Samouraïs à la fin de l'année 1952, il vient d'enchaîner deux succès importants, Rashômon en 1950 et Vivre en 1952. Ces réussites le prédisposent à vouloir se jeter dans une aventure alors sans précédent pour le cinéma japonais. Quant à L'Idiot réalisé en 1951, son adaptation du célèbre roman éponyme de Fédor Dostoïevski a réussi à compenser les mauvaises critiques de la presse par un relatif succès d'estime, soutenu par une distribution notamment illuminée par la grande actrice Setsuko Hara (elle est l'inoubliable héroïne de Je ne regrette rien de ma jeunesse en 1946, par ailleurs l'un des très rares rôles féminins principaux d'une œuvre qui sacrifie largement au masculin).

Alors que Rashômon a permis à Akira Kurosawa de gagner une notoriété internationale relayée par le Lion d'or remporté au Festival de Venise et l'exploitation étasunienne du film sous la houlette de la RKO, Vivre a pour sa part consolidé la pleine reconnaissance du cinéaste auprès du grand public japonais. L'occasion est alors venue de pouvoir enfin livrer ce grand film de « chanbara » (le film de sabres, déclinaison particulière du film historique nippon ou « jidai-geki ») auquel rêve depuis longtemps ce fils d'éducateur militaire et descendant de samouraï. Et il y travaille d'arrache-pied, avec un volontarisme sans faille, au risque d'y sacrifier sa santé autant que sa réputation. C'est d'ailleurs depuis le tournage des Sept Samouraïs qu'Akira Kurosawa a été affublé du surnom de « tenno », soit « l'empereur ».

Un mois et demi d'isolement en compagnie de ses deux coscénaristes, Shinobu Hashimoto et Hideo Oguni, a ainsi été nécessaire afin d'imaginer les 284 séquences d'un récit requérant de solides recherches historiques, suivi par trois mois de pré-production, un mois de répétition et quasiment cinq mois de tournage étalés sur une année entière (suite à une interruption imposée par le studio) afin de mettre en œuvre un film dont l'ampleur reste encore aujourd'hui considérable. Par exemple, la quantité gigantesque de pellicule impressionnée résultant de l'utilisation par le cinéaste de trois caméras pour certaines séquences de combat a conduit en conséquence à repenser le montage du film dans le même temps que celui de son tournage. Et cela d'autant plus qu'Akira Kurosawa était son propre monteur, et qu'il était à l'époque considéré comme étant l'un des meilleurs de l'industrie du cinéma japonais. Ce sont encore ces tonnes d'eau déversées par six camions-citernes lors de la séquence de la bataille finale sous une pluie battante dans un village de montagne reculé et à l'accès difficile où s'est déroulé le tournage qui ont pesé sur le dépassement – précisément le triplement – du budget initial atteignant au final les 100 millions de yens, soit l'équivalent actuel de 500.000 dollars.

Ce qui fait des Sept Samouraïs le film japonais le plus cher de son temps. La Tôhô frôle alors la banqueroute. On comprendra mieux pourquoi le studio a encouragé Akira Kurosawa à devenir à la fin des années 1950 son propre producteur afin de ne plus devoir supporter, seul, le risque d'un échec commercial sanctionnant des projets coûteux. La multiplication des versions (une version intégrale de 207 minutes, une version japonaise raccourcie à 161 minutes et des versions d'exploitation destinées au public occidental oscillant entre 103 et 148 minutes) aura certes nui, comme l'a justement indiqué le spécialiste Donald Richie, à la compréhension narrative des rapports entre la caste des paysans et celle des samouraïs qui sont appelés par ces derniers pour qu'ils les protègent des razzias et des bandits pillant à chaque nouvelle saison leur récolte de riz(1). Cette multiplication des versions aura malgré tout participé aussi à ce que Les Sept Samouraïs obtienne un immense succès public, plus grand encore que celui de Rashômon, au point que son auteur est parvenu à rééditer l'exploit de Rashômon en remportant le Lion d'argent au Festival de Venise de 1954. Le succès du film d'Akira Kurosawa n'a depuis jamais été démenti et la connaissance tardive par le public occidental de la version intégrale à partir des années 1970 (le film est sorti en France dans sa version intégrale en 1980 et a été diffusé à la télévision en 1984) a renforcé sa qualification de chef-d'œuvre du genre, voire de chef-d'œuvre tout court du cinéma, japonais comme mondial.

Ce qui explique l'importance artistique mais aussi culturelle des Sept samouraïs relève pour partie des circonstances politiques qui, à cette époque, déterminaient alors l'existence d'une censure exercée par le gouvernement d'occupation étasunien (incarné par Douglas McArthur, le « commandant suprême des forces alliées »), et opposée à la représentation de figures dont le code d’honneur (le fameux « bushido ») avait participé à alimenter l'idéologie nationaliste, impérialiste et militariste des soldats kamikazes durant la Seconde Guerre mondiale. La volonté censoriale US voulait donc drastiquement limiter la production nationale de jidai-geki après 1945 au nom de la promotion nouvelle d'un individualisme, libéral ou démocratique, censé rompre avec le holisme impérial qui dominait la culture nippone jusqu'à présent(2).

La censure sous ses diverses formes, Akira Kurosawa la connaît pour s'y être frotté à plusieurs reprises. C'est d'emblée le cas avec son véritable premier long-métrage, La Légende du grand judo (1943), auquel il manque 18 minutes coupées parce que le film témoignait d'une influence occidentale honnie. Une autre épreuve censoriale a concerné son moyen-métrage, méconnu mais néanmoins génial, intitulé Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre (1945) dont l'inspiration, une pièce du théâtre « kabuki » dont la tradition est au fondement du genre du jidai-geki, a été considérée par l'occupant comme trop proche du modèle holiste décrié (le film n'obtiendra d'ailleurs son visa d'exploitation que tardivement, en 1952). C'est encore le cas de L'Ange ivre (1948) dont le scénario racontant l’amitié entre un médecin alcoolique et un jeune yakuza atteint de tuberculose et déjà incarné par Toshirô Mifune, pour la première de ses seize apparitions chez Akira Kurosawa, a dû être en conséquence remanié.

Il faut dire de manière plus générale que les films réalisés par Akira Kurosawa juste après la défaite militaire historique de son pays relèvent, pour la plupart, du genre du film réaliste (ou « gendai-geki »), à l'instar de films tels Je ne regrette rien de ma jeunesse, L'Ange ivre, Chien enragé (1949) et, bien sûr, Vivre. Et tous, peu ou prou, proposent une vision critique de l'effondrement de la société japonaise comme de sa reconstruction au sortir de la guerre. Et s'ils déplaisent franchement aux franges les plus conservatrices du public, c'est parce qu'ils mettent le doigt sur les nerfs à vif de contradictions dont elles ne souhaitent alors pas discuter. Comme ils contrarient également les représentants de la censure parce qu'ils ont pour mission d'encadrer la représentation d'un peuple vaincu mais dont la dignité est retrouvée. Il aura donc fallu deux essais préalables, Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre et Rashômon (qui tous deux se passent à l'époque Heian, soit entre les 10ème et 11ème siècles), ainsi que le relatif relâchement de la censure étasunienne après le Traité de paix de San Francisco de septembre 1951, pour qu'Akira Kurosawa se sente enfin assuré, un an plus tard, de pouvoir se lancer dans une aventure cinématographique aussi ambitieuse que celle des Sept Samouraïs.

L'ascension d'une pareille montagne valait bien la critique rongeuse des souris de la censure.

La période intervallaire et son ange,
le médiateur évanouissant

L'action des Sept Samouraïs prend toute sa place vers la fin du 16ème siècle, en 1586, à l'époque Sengoku, dite « âge des provinces en guerre ». La période est alors marquée par de grands troubles sociaux, qui sont consécutifs à une succession de guerres civiles dues, pour une part, à des rivalités de clans désireux de gagner en autonomie locale grâce à l'extension profitable du commerce avec la Chine et, pour une autre part, à des insurrections paysannes contre l'impôt à la suite de plusieurs catastrophes naturelles tels des tremblements de terre qui ont entraîné des famines. Ces diverses formes d'instabilité sociale, si elles témoignent de la difficile unité politique d'une empire qui a su bénéficier de son insularité territoriale afin d'éviter d'être envahi par un pays voisin, sont néanmoins symptomatiques d'une « période intervallaire » qui, comme le dirait Alain Badiou(3), peut alors accueillir des formes d'ouverture improbables, voire inadmissibles en des temps de stabilité significative d'immobilité et de clôture relative du champ des possibles. Cette période peut par exemple autoriser une mobilité sociale autrement rendue impossible par l'inertie structurelle du système de castes traditionnel. Tel fut le cas avec Hideyoshi Toyotomi, ce fils de paysan qui est devenu l'un des trois gouverneurs féodaux (ou Daimyô) ayant contribué à l'œuvre d'unification politique du Japon.

L'intelligence d'Akira Kurosawa et de ses deux scénaristes a dès lors consisté à envisager les homologies relatives entre deux périodes intervallaires, certes éloignées sur le plan historique, mais proches selon des modalités figuratives tout à fait spécifiques. Quoi de commun, en effet, entre le chaos social propre à l'époque Sengoku où se situe sa fiction et la transformation socioculturelle de son pays qui commence à prendre relativement ses distances avec la tutelle étasunienne à l'époque du tournage de son film ? Il ne s'agira évidemment pas de montrer que la seconde époque répéterait stricto sensu la première, mais plutôt de rendre compte du fait que les bouleversements affectant le monde des Sept Samouraïs autoriseraient à pouvoir à nouveau représenter au cinéma la figure du samouraï, interdite de représentation depuis la défaite japonaise de 1945. Mieux, le retour du samouraï n'est strictement possible que sous la forme même de sa disparition. L'extraordinaire leçon dialectique du film d'Akira Kurosawa rend ainsi compte de l'intervention nécessaire d'un groupe de samouraïs au demeurant fort hétéroclite, mais pour autant que cette nécessité tactique, sous la condition stratégique de la victoire des paysans contre les pillards, accomplisse leur propre défaite.

L'épique revient ainsi à qualifier comment le temps long de la paysannerie aura connu une époque de sa sédimentation historique en recouvrant sous la terre le temps fini des samouraïs. Et comment cette sédimentation aide à penser et tenir une orientation par rapport au présent.

De ce point de vue précis, on avancera que les sept héros du film d’Akira Kurosawa figurent, chacun à leur façon, ce « médiateur évanouissant » qui, dans la proposition théorique de Fredric Jameson reprise par Slavoj Žižek, deux philosophes hégéliens s'il en est, désigne un opérateur de transition dont l'apparition assure une forme de médiation entre deux situations, avant de disparaître du paysage une fois sa fonction assurée. Emblématique de la période intervallaire, le médiateur évanouissant est l'ange qui en annonce la fin tout en s'y incluant(4).

Les Sept Samouraïs dans un champ dans le film d'Akira Kurosawa
© 1954 TohoCo Ltd (visuel fourni par The Jokers).

Les Sept Samouraïs n'est donc pas seulement un film qui aurait dû peut-être s'intituler Les Sept Rônins puisqu'il repose sur des samouraïs sans maître dont l'absence d'appartenance clanique représente une forme de désincorporation ou de désaffiliation propice à toutes les formes de disponibilité, plus ou moins aventureuses. Mais ils ne sont pas les seuls. On note alors la formation de ligues urbaines formées de paysans aisés et de guerriers détachés de toute rattachement clanique qui contestent la distribution du pouvoir féodal détenu par le shogunat formé des maîtres militaires et des daimyô. Les uns participent à des rapines ponctuelles sous prétexte de conditionner leur survie matérielle sur le mépris social envers la caste de paysans souvent pauvres. D'autres consentent in extremis à défendre de pitoyables paysans rançonnés par des bandits qui peuvent donc aussi avoir été autrefois des samouraïs. C'est le tribut de la période intervallaire. C’est pourquoi le recrutement des rônins effectué par Kanbei Shimada (Takashi Shimura, lui aussi descendant d'une lignée de samouraïs et présent 23 fois chez Akira Kurosawa depuis La Légende du grand judo jusqu'à Kagemusha en 1980) est particulièrement hétéroclite. Il inclut en effet Gorobei, moins séduit par la cause paysanne que par la personnalité charismatique du recruteur, le sympathique Heihachi qui fend du bois contre un peu de nourriture et la fine lame Kiyuzo qui refuse dans un premier temps la proposition avant de se raviser. À ces quatre rônins devront également s'ajouter l'ancien compagnon d'armes Shichiroji, perdu de vue par Kanbei depuis les guerres de clans, ainsi que le jeune aspirant Katsushiro, aussi inexpérimenté que l'acteur qui l'interprète (Isao Kimura).

L'ange ivre danse sous la pluie

Et puis il y a le septième samouraï, le rônin qui retiendra sûrement le plus l'attention du spectateur, un faussaire qui est en réalité un fils de paysan qui ment comme un arracheur de dents pour cacher ses origines honteuses. Celui qui n'a pas d'autre nom que celui de Kikuchiyo, arboré par un rouleau généalogique volé (un makimono) qu'il ne sait même pas lire, sinon il aurait appris que son prête-nom n'a en réalité que treize ans. Ce nom d'emprunt qui pourtant identifiera sa stèle funéraire sur le carré des quatre rônins ayant valeureusement perdu la vie au terme du combat final, Gorobei, Kiyuzo et Heihachi et donc Kikuchiyo, le dernier d'entre eux à avoir péri après avoir transpercé de sa lance le chef borgne des bandits. Celui dont la formidable forfanterie résulte d'une haine de soi furieuse et inextinguible, autant à l'adresse de sa caste d'origine que de celle qu'il souhaiterait incorporer. Celui dont les facéties sont appréciées des enfants du village de paysans parce qu'il est lui aussi un enfant, ainsi que l'y appelle le prénom volé dont il s'affuble. L'enfant irrémédiablement blessé par la brutalité de sa condition originelle, l'enfant en souffrance d'être définitivement adopté, et qui, dans un moment d'émotion fulgurant, se reconnaît dans le bébé sauvé de l'incendie d'une ferme et que lui tend Kanbei (Takashi Shimura en tenait un semblable à la fin de Rashômon).

Cet homme-là est génialement incarné par Toshirô Mifune. Son interprétation est inoubliable, sorte d'« ange ivre » porté par une puissance animale et organique hors du commun. Un bestiaire à lui tout seul, des meutes, des hordes, des nuées. Chien errant et sac à puces dont les grattements sont redoublés de jappements ou bien singe hurleur grimpant lestement d'arbre en arbre. Poisson-chat lissant ses moustaches ou bien macaque narguant les autres en les imitant. Cochon en rut excité par la découverte des paysannes cachées par leurs conjoints ou bien ours mal léché grognant dès que son honneur est en jeu. Hyène dont les rires sarcastiques trahissent des pulsions archaïques ou bien renard rusé et intempestif qui s'amuse de ses bonnes idées au risque de nuire à la rigueur et la discipline stratégique du groupe en action.

Kikuchiyo joué par Toshirô Mifune, c'est tout cela à la fois et tant d'autres choses, cohue, myriade ou tripotée. Pourquoi pas l'équivalent nippon de Taz, le Diable de Tasmanie de la série animée des « Looney Tunes » produite par la Warner Bros., sorte de cyclone furibard et ravageur qui emporte tout sur son passage mais qui cache au fond un tendre cœur. Il faut le dire et ne pas hésiter à le répéter : Kikuchiyo interprété par Toshirô Mifune est l'un des plus beaux personnages du cinéma d'Akira Kurosawa, et peut-être même du cinéma tout court.

Un être puissant et pathétique dont l'énergie dépensée veut rendre légitime une existence deux fois inconsistante : parce qu'elle a rompu avec le milieu d'origine honnie et parce qu'elle échoue à intégrer parfaitement la caste supérieurement distinctive des samouraïs. Un faussaire qui de surcroît exècre tous ses doubles – et il y en a tant et tant chez Akira Kurosawa, exemplairement dans Kagemusha. Autant sur le versant paysan parce qu'ils lui rappellent alors d'où il vient, en même temps qu'il connaît parfaitement leurs mœurs et les comprend bien mieux que ses pairs, que du côté des rônins parce que ces derniers, ses autres doubles, ne sont pas dupes des efforts pathétiques de légitimation de celui qui au fond n'est pas des leurs.

Autrement dit, Kikuchiyo est une figure éminemment « idéal-typique » (comme l'aurait dit Max Weber) de « médiateur évanouissant » (et Fredric Jameson n’a-t-il pas imaginé cette figure conceptuelle à l'occasion d'un article concernant le sociologue allemand ?) Plus tout à fait d'ici et pas tout à fait d'ailleurs, il représente idéalement le caractère intervallaire d’une période dont les brouillages finiront par se fondre matériellement dans la pluie battante de la bataille finale, moment propice à ce que Hegel a nommé « interversion ». Et le philosophe n'écrit-il pas dans la foulée que deux forces en lutte ont leur « être posé par autre chose, c'est-à-dire que leur être a bien plutôt la pure signification de la disparition »(5). À l'ivresse de l'ange qui danse répond, extatiquement, une pluie diluvienne qui accentue les contradictions jusqu'à leur point critique d'indistinction. Gonfle alors la pâte d'une indifférenciation boueuse et grise où rônins et bandits finissent par se rejoindre dans une mêlée mimétique, entraînée par l'époque où les samouraïs pouvaient aussi devenir des pillards, tandis que les paysans ne se distinguent plus tout à fait des rônins venus à leur aide. Mieux que la dialectique élémentaire portant sur le simple affrontement des gentils volés contre leurs voleurs, Akira Kurosawa a eu raison de préférer une dialectique plus complexe qui redouble le combat des paysans contre les bandits de la lutte qui montre, en conséquence de l'aide apportée par les samouraïs contre les seconds et au bénéfice des premiers, le nécessaire évanouissement de leur médiation.

La mise en terre du cadavre de Kikuchiyo exemplifiera le paradoxe admirable que son existence, intense et fulgurante, aura figuré. Le fils de paysan qui a fui sa condition originelle abominée est en effet à la fin consacré comme samouraï sur une terre de paysans. Cet enterrement est plus généralement celui, métaphorique, de la disparition d'un groupe (les samouraïs, sans feu ni lieu, sans maître ni clan) au bénéfice d'un autre (les paysans chantent la future récolte tandis que leurs compagnes plantent les piques de riz). La victoire des paysans sur les pillards induit encore, et non moins dialectiquement, la défaite des rônins qui, en ayant réussi à assurer leur fonction de transition, sont dès lors promis à un évanouissement historique (les rônins disparaîtront ou redeviendront samouraïs affiliés à de nouveaux clans), cela dont bénéficie la caste qui pourtant cristallisait des réflexes habituels de mépris social.

Même Katsuchiro n'échappe pas au statut hégélien de médiateur évanouissant, lui qui incarne la figure emblématique dans le cinéma d'Akira Kurosawa du disciple en quête admirative d'un maître. On redira sans y insister l'importance de son frère aîné Heigo, suicidé en 1933, comme de son formateur dans les studios de la Tôhô, le réalisateur Kajiro Yamamoto avec qui Akira Kurosawa coréalise son tout premier essai en 1941, intitulé Uma. D'abord, et d'ailleurs en concurrence avec Kikuchiyo, le jeune homme voue une grande admiration pour Kanbei qu'il appelle évidemment le maître, « sensei ». Puis cette admiration refusée par le vieux rônin se déplace sur Kyuzo pour sa modestie et sa maîtrise technique, et même à la fin sur Kikuchiyo pour son courage et son abnégation devant la mort. Avant que Katsuchiro ne finisse, lors de la toute dernière séquence du film, par regarder non pas du côté des deux autres rônins survivants, Kanbei et Shichijori, mais de celui de Shino, la paysanne maltraitée par un père rustre dont il est amoureux et qui, à l'instar de ses consœurs, met en terre les pousses de riz.

Des samouraïs sans feu ni lieu finissent dans la terre que cultivent ses garants, les paysans qui ont le garde des morts qu'il y a en dessous et dont le nom même – pagus – dit en latin la paix. Le pagus dit autrement la page que l'écriture laboure, et par extension les plans de cinéma(6).

La réponse de l'occupé à l'occupant,
ses manières et ses matières

La conjonction des pousses de riz piquées et des sabres dressés pour indiquer des stèles funéraires attesterait en dernière instance d'un transfert symbolique. Un « échange réciproque des déterminités » aurait dit encore Hegel(7) lie ainsi par-delà la mort le destin propre à deux groupes distincts au nom d'un horizon commun, non plus le système féodal de castes traditionnellement distinctif, mais l'union populaire contre les fauteurs de guerre civile. Il aura donc fallu pour Akira Kurosawa accorder ce privilège fictionnel à la fonction symbolique de la médiation promise à évanouissement pour légitimer en toute subtilité le retour du samouraï. Moins samouraï d'ailleurs que rônin désaffilié de toute appartenance clanique, et autant rônin errant que médiateur évanouissant disparaissant une fois remplie sa fonction de médiation.

Par là, Les Sept Samouraïs donne ainsi les moyens de la victoire à un groupe social séparé par tradition hiérarchique du recours de la violence. Mieux, le film d'Akira Kurosawa tient à légitimer auprès de celui-ci la nécessaire appropriation de la violence là où domine la nette séparation des savoirs-faire et des pratiques au nom de l'ordre symbolique caractéristique du système féodal. Parce que – c'est l'éternelle leçon de Bertolt Brecht énoncée dans Sainte Jeanne des abattoirs (1930) – « seule la violence aide là où la violence règne ». Du point de vue de la représentation épique, qui a encouragé une longueur inhabituelle de métrage, de la violence réappropriée par les opprimés contre leurs oppresseurs, Les Sept samouraïs anticipe à sa façon un autre chef-d'œuvre, La Porte du Paradis (1980) de Michael Cimino. On ne s'étonnera pas non plus que Django Unchained (2012) de Quentin Tarantino, exemplaire actualisation de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave projetant le genre picaresque du western italien dans l'histoire de l'esclavage étasunien, cite un plan des Sept Samouraïs, celui de l'apparition en bordure de colline de la troupe des bandits à cheval revenue en l'espèce ici sous la forme d'une chevauchée du Ku Klux Klan. Comme on n'est plus surpris de l'influence que le film d’Akira Kurosawa a exercée depuis plus de cinquante ans sur le western, alors même que son désir consistait aussi à rivaliser avec les meilleurs westerns de l’époque. Et l'on sait à quel point le cinéaste admirait profondément John Ford. Même Zack Snyder s'en inspire pour se vautrer dans le space-opera avec Rebel Moon (2023).

Une scène de combat dans un village dans Les Sept Samouraïs
© 1954 TohoCo Ltd (visuel fourni par The Jokers).

L'occupé a donc répondu symboliquement à l'occupant, dans la migration des formes et leur créolisation réciproque, autant que dans la fureur des images que la fiction épique dialectise.

Les Sept Samouraïs semblerait vouloir idéalement combiner le populisme épique du geste fordien avec l'éthique pragmatiste du geste hawksien. L'action est ainsi pensée sur deux plans concomitants, celui – horizontal et hawksien – de l'intelligence tactique nécessaire à son accomplissement selon la visée des personnages et celui – vertical et fordien – de la reconfiguration générale et des coordonnées historiques et des rapports stratégiques entre les groupes sociaux que son traitement induit. Au-delà du remake réalisé en 1960 par John Sturges intitulé Les Sept Mercenaires et de la bonne demi-douzaine de moutures plus ou moins réussies qui s'en réclament, on devra être surtout attentif au fait que la singulière utilisation par Akira Kurosawa du ralenti, et cela par deux fois (lorsqu'un homme est mortellement touché par le sabre de Kanbei, puis un autre par celui de Kyuzo), trouvera un prolongement maniériste du côté des cinéastes du Nouvel Hollywood, tandis que Sergio Leone s'inspirera de Yojimbo (1961) pour l'inaugural Pour une poignée de dollars en 1964. On citera encore Arthur Penn avec Bonnie & Clyde (1966), Sam Peckinpah avec La Horde sauvage (1969) et, plus généralement, le cinéma de Brian De Palma la décennie suivante.

S'agissant surtout de Sam Peckinpah, il est tout à fait justifié de penser que le recours à plusieurs caméras tel qu'Akira Kurosawa en a valorisé l'usage dans son film a sans doute inspiré la pratique du cinéaste hollywoodien qui en a rapidement compris les conséquences, tant en termes de déstabilisation des acteurs ignorant quelle caméra les filme, qu'en termes de monstration d'un chaos engloutissant l'antagonisme des forces en présence dans une indifférenciation élémentaire. Si Sam Peckinpah aura pour sa part déplacé du côté, anarchiste ou nihiliste, les inventions de montage d'Akira Kurosawa, il ne faudra pour autant pas en conclure que ce dernier représenterait un parangon du cinéma classique d'action ayant inspiré ses disciples, modernes ou maniéristes (on n'a rien dit de John Woo). C'est, on l'a dit, le ralenti ouvrant par deux fois la chute mortelle d'un corps sur une légèreté inattendue, comme si la pesanteur terrestre se relâchait à l'heure du trépas. C'est encore la propension chère au cinéaste japonais pour une pente « matériologique » si l'on veut reprendre le terme de François Dagognet(8), susceptible de valoriser le brouillage des lignes, par exemple avec cette pluie grise qui semble faire monter la terre jusqu'au ciel, comme de suspendre les tentions relatives à la continuité de l'action, par exemple avec ces pissenlits dont les taches blanches explosent aux yeux de Katsushiro dans une clairière voisine avant de découvrir dans le bois la silhouette lointaine de Shino. Cette inclinaison manifesterait une modernité esthétique soucieuse que la vision de « situations optiques et sonores pures » (Gilles Deleuze) déstabilise, neutralise momentanément ou excède la représentation mimétique de l'action(9). C'est encore de manière exemplaire l'éclaboussure de sang comme de la peinture dans Ran (1985), anticipée par Yojimbo et dont le cinéma de Takeshi Kitano est gorgé. On songe à d'autres pluies, particulièrement dans Pather Pantchali (1955), le premier long-métrage du cinéaste bengali Satyajit Ray qui a toujours dit son admiration pour l'auteur du Château de l'araignée (1957).

Dans la réponse de l'occupé à l'occupant, il y a donc autant de manières que de matières dès lors qu'il existe une pression des forces qui poussent les formes classiques à leur déformation en ouvrant, dans la suspension des figures comme dans leur excès, à la poussée des matières.

On évoquera à cette aune une autre séquence des Sept Samouraïs. On y montre les paysans passer une première nuit dans la cité voisine, la quête de l'aide que pourraient leur apporter des samouraïs contre les pillages saisonniers des bandits ayant été infructueuse. Au dehors, on voit la pluie tomber pour la première fois. À l'intérieur, les paysans éplorés sont moqués par des ouvriers qui n'hésitent pas non plus à ricaner de la faiblesse d'un pauvre rônin qui, dormant à côté, est impuissant à répondre aux insultes tant la trouille s'est emparé de lui. Comment ne pas penser alors à une séquence semblable qui ouvre Andreï Roublev (1967) d'Andreï Tarkovski, et s'offre à quelques personnes désœuvrées, parmi lesquelles le peintre d'icône qui a décidé pour l'heure de cesser de pratiquer son art, qui s'abritent de la pluie sous un abri de fortune tandis qu'un pauvre fou les amuse en bouffonnant avant d'être arrêté par des soldats ? Ce même film devait honorer sa dette à l'égard de La Source (1960) d'Ingmar Bergman qui, lui, avait admis avoir maladroitement tenté de pomper les films d'Akira Kurosawa. Comment ne pas songer encore, lorsque les chevaux du film d'Akira Kurosawa s'emballent sous la pluie et, libérés de leurs destriers, pataugent dans la gadoue, à la fin du même film d'Andreï Tarkovski dont la puissance matériologique rapportée au glacis soviétique en train de fondre, ce que personne alors ne voulait voir, influera de manière décisive sur l'esthétique des films du hongrois Béla Tarr à partir de Damnation (1987) ?

Singularité absolue des Sept Samouraïs. Alors que ce film est considéré comme un chef-d'œuvre du chanbara, l'un de ses motifs secrets a consisté à désirer égaler les plus grands westerns de son temps et, ce faisant, en aura inspiré un très grand nombre par la suite. La singularité du film est aussi celle de son auteur. Alors qu'il a été capable de s'inspirer de romans japonais (Sanjuro en 1962, Barberousse en 1965 et Dodes'kaden en 1970 d'après des récits de Shûgorô Yamamoto), mais aussi de certaines œuvres littéraires anglo-saxonnes (Macbeth, Hamlet et Le Roi Lear de William Shakespeare pour Le Château de l'araignée, Les Salauds dorment en paix en 1960 et Ran), et aussi certains romans noirs de Dashiell Hammett pour Yojimbo et d'Ed McBain pour Entre le ciel et l'enfer (1963) ou russes (L'Idiot de Fédor Dostoïevski en 1951 et Les Bas-fonds de Maxime Gorki en 1957), il aura inspiré certains cinéastes parmi les plus reconnus, Ingmar Bergman et Takeshi Kitano, Sam Peckinpah et Andreï Tarkovski. Si Les Sept Samouraïs n'est pas loin de s'apprécier comme un film total, ouvert sur tous les registres (épique et tragi-comique, cosmique et spectaculaire, classique et moderne jusqu'aux limites du maniérisme), son auteur n'est pas loin non plus de figurer telle une sorte d'artiste universel, entièrement japonais en étant ouvert sur le monde entier. Akira Kurosawa l'aura autrement montré en allant en Russie pour y tourner Dersou Ouzala (1975).

Ou alors, la créolisation des formes nous y oblige, Akira Kurosawa serait moins un cinéaste (de l')universel, même le plus dialectiquement concret, qu'élémentairement du « pluriversel » ou du « diversel » si l'on désire fuir et se soustraire à l'impérialisme eurocentré du concept(10).

Entre le ciel, la terre et ce qu'il y a dessous
(le temps de la question et celui du problème)

« Chez les personnages écrit Jacques Lourcelles en conclusion de sa notice sur le film d'Akira Kurosawa, la psychologie s'efface souvent devant l'explosion de sentiments intenses et bouleversants, mais passagers, comme cette stupéfaction tragique de tel ou tel paysan face à la mort donnée ou reçue »(11). Avec la matériologie, la météorologie. On repense en particulier ici à ce paysan qui, les yeux saturés de larmes, intime ses pairs de ne pas pleurer la destruction par le feu de leur maison parce que ces pertes matérielles s'inscrivent dans la nécessaire quête, sans retour ni regret, de leur dignité. Cet évanouissement fugace des motivations psychologiques au nom d'affections intempestives pourra tout à fait se comprendre en étroite relation avec cette propension matériologique qui pousse quelquefois ici, et souvent ailleurs, exemplairement dans Dreams (1989), la vision à excéder les enchaînements de l'action prévus par le régime classique de la représentation. Mais il exemplifie aussi le caractère météorologique, voire cosmique d'un geste porté par une époustouflante puissance rythmique.

La chose est claire dans la partition du film en deux blocs égaux, mais différemment rythmées. La première entité traite des efforts laborieux de recrutement des rônins par des paysans abandonnés par le seigneur féodal du coin. La seconde est tendue, elle, par la mise en place d'un plan nécessaire à une action visant la déroute des bandits. Il y a donc la partie de la question (comment les paysans vont-ils convaincre les rônins) et l'autre qui est celle du problème (comment vaincre ensemble les pillards). Mais on remarque aussi que les séquences dotées d'une durée plus ou moins longue, à l'exemple de celle de la première nuit des paysans en ville, peuvent soudainement s'enchaîner sur d'autres séquences rapidement exécutées. Si Kanbei prend tout son temps pour se préparer à son action visant la neutralisation d'un kidnappeur d'enfant, une figure que l'on retrouvera par ailleurs dans Entre le ciel et l'enfer, l'action à proprement parler est exécutée à une vitesse telle que l'on n'en verra que la conséquence, soit le corps du kidnappeur qui, fauché mortellement, s'effondre au ralenti.

Dans Les Sept Samouraïs, les stases cohabitent ainsi avec les fulgurances, comme la lenteur requise par la construction de l'action prépare à la rapidité des combats et à la fulgurance des passes d'armes. On pourrait même identifier le mouvement des acteurs et de leur personnage respectif selon les registres de l'application (à l'enseigne de Kanbei, sage et expérimenté) et de la fougue (à l'image, bien sûr, de Kikuchiyo, hâbleur et juvénile). Mais on trouvera aussi dans Les Sept samouraïs d'autres manières de fulgurance qui rompent avec la temporalité répétitive dévolue à la répartition des rôles et au partage des tâches. Ainsi, l'une des plus belles séquences du film revient aux paysannes, notamment en ceci que la scène ne repose pas sur la fureur hystérique qui, maladivement, s'empare de certaines d'entre elles ; ainsi, cette femme de paysan qui se jette au feu quand le conjoint qu'elle retrouve découvre qu'elle est devenue depuis une prostituée ou Shino maltraitée par son père qui lui coupe brutalement les cheveux afin de la soustraire au regard concupiscent des rônins. Certes, cette coupe de cheveux est d'une violence telle que son auteur semble occuper la position d'un quasi-violeur. Mais, comme souvent aussi chez Akira Kurosawa, ces moments trahissent aussi une vision des rapports de genre souvent problématique quand elle différencie sur un mode schématique l'impuissance délirante des femmes de la rédemption par l'action, y compris brutalement patriarcale. Barberousse (1964) renchérira autrement sur la médecine masculine des hystéries.

La relève de ce moment problématique revient néanmoins à cet autre passage fabuleux qui voit les paysannes cachées par leurs conjoints durant la bataille finale refuser de continuer à être identifiées à des sacs de riz, et alors oser s'emparer des outils utiles à la récolte afin de se jeter dans l'arène de la guerre. La réappropriation légitime de la violence par le groupe des paysans devra ainsi induire, autre tour dialectique, une semblable réappropriation du côté des femmes qui appartiennent à cette même communauté et dont elles pourraient à l'avenir user à l'encontre de tous ceux qui, époux, frères et conjoints, exercent sur elles une violence patriarcale et domestique aussi scandaleuse que la violence prédatrice des bandits(12). L'indifférenciation relativement accomplie pendant le combat final et que la boue et la pluie amplifient promet ainsi l'existence d'un espace tendanciellement égalitaire où les paysans et les rônins d'un côté et, de l'autre, les paysannes et leurs conjoints finiraient par se ressembler. Cette ressemblance s'opposera en conséquence à une première ressemblance entre les bandits et les rônins, instituée par le mépris social envers le groupe paysan, mais rejouée aussi à l'envers par Kikuchiyo afin d'égaler Kyuzo quand il s'agit pour lui de dérober une arquebuse.

Si Gilles Deleuze peut affirmer que « Kurosawa est l'un des plus grands cinéastes de la pluie », c'est pour insister ensuite sur le fait que la pluie autorise « une image aplatie qui fait valoir des mouvements latéraux incessants »(13). L'usage systématique des focales longues et des raccords dans l'axe renforce en effet cet aplatissement de l'image, souvent marquée par de puissantes lignes horizontales, de la ligne d'horizon du tout premier plan du film aux poutres des maisons barrant les plans. L'image aplatie, et donc sujette à des mouvements latéraux, possède ainsi chez Akira Kurosawa la vertu topologique de désigner l'importance esthétique accordée à l'idée que les personnages maîtrisent la situation s'ils en maîtrisent les coordonnées. Mieux, « ce sont les données d'une question qui est cachée dans la situation, enveloppée dans la situation et que le héros doit dégager, pour pouvoir agir, pour pouvoir répondre à la situation »(14). C'est bien pourquoi, à l'instar de tant d'autres films de son auteur, Les Sept Samouraïs est divisé en deux parties exposant respectivement la revue analytique des données de la situation pour ensuite pouvoir y répondre pratiquement – mieux, pour réussir à répondre à la question que la situation recèle dans ses plis (et, comme dans La Forteresse cachée en 1958, le village est cachée en contrebas, derrière une colline). Le film d'Akira Kurosawa ne cesse pas de passionner tant il envisage chacune de ses séquences selon le problème que chacune d'entre elles pose, et dont elles réclament la résolution spécifique.

Le premier temps est donc à la question, le second au problème. Il faut d'abord convaincre avant de vaincre. Il faut également comprendre comment l'on passe de la tactique à la stratégie, avant de saisir dialectiquement que le problème paysan enveloppe celui des rônins. Aidés par la pluie tombante, les mouvements latéraux permettent ainsi de faire lever et monter la terre jusqu'au ciel afin de voir ce qu'il y a sous son sol et qui finira par recouvrir les rônins.

Comment les paysans arrivent-ils au consensus selon lequel l'aide des samouraïs leur apparaît nécessaire ? Comment certains d'entre eux vont-ils réussir à convaincre au moins un samouraï de les aider ? De quelle manière celui-ci s'est-il fait remarquer aux yeux des paysans, si ce n'est d'ailleurs en réglant le problème posé par le kidnappeur d'enfant ? Comment le premier samouraï convaincu va-t-il procéder afin d'en convaincre six autres ? Comment les sept samouraïs vont-ils faire pour convaincre les paysans de participer à l'effort de guerre ? De quelle manière les coordonnées du territoire villageois vont-elles être relues et indexées selon la stratégie et un plan d'une bataille exigeant la maîtrise de chacune de ses portes ? Comment, enfin, renverser la situation habituelle selon laquelle le village était le lieu privilégié des rapines afin qu'il se transforme en piège inédit, en souricière mortelle pour les pilleurs ?

Il n'y a pas une séquence des Sept Samouraïs qui ne soit envisagée comme un problème exigeant le recueil analytique des données nécessaires à sa résolution. Surtout, il n'y a pas un seul problème qui ne soit corrélé à une question plus large examinée de manière cosmique, de haut en bas dans l'axe de la pluie battante, entre le ciel lourd et la terre boueuse. Encore un tour génial de manivelle dialectique : si le temps des questions préalables précède celui des problèmes concrets, ce deuxième temps est lui-même enveloppé par une question plus générale qui travaille tout le film, à la fois historique et transhistorique. Et cette question ne serait autre que celle, éthique, de la discipline d'une violence réappropriée sous la condition d'un maître dont l'enseignement cesse une fois sa fonction de transition et de médiation assurée. L'une des très grandes beautés de la leçon du maître Akira Kurosawa aura donc consisté à poser que la grandeur du maître enseignant à ses élèves sa discipline tient en son évanouissement, une fois la leçon prodiguée. L'évanouissement du maître est au cœur du tout dernier rêve du vieux professeur à la fin de Madadayo (1993), le tout dernier film du cinéaste.

Akira Kurosawa est le huitième samouraï et sa leçon repose dans la terre arable de ses films.

Notes[+]