« Les Pires » de Lise Akoka et Romane Gueret : Tropisme du cinéma social
« Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née ? », demandait un personnage de Racine. En banlieue, entend-on trop souvent aujourd'hui. Les Pires, récompensé à Cannes en 2022, entendait objecter. Mais à vouloir faire un château à sa cité, il lui a réservé son plus beau tombeau.
« Les Pires », un film de Lise Akoka et Romane Gueret (2022)
Grand prix d'Un certain regard au dernier festival de Cannes, quelle ouverture sur le monde offre Les Pires, premier long métrage de Lise Akoka et Romane Gueret ? Film sur un film, objet théorique, mais qui ne renonce pas à la fiction, Les Pires est un film tellurien et jupitérien à la fois, haut et bas inclus : hors-sol et sous-sol compris. Cinéma hors-sol, il est méta et interroge la pratique cinématographique de façon critique d'un certain cinéma du réel qui aurait pris pour objet la banlieue. Cinéma du sous-sol, il l'est par le choix de son sujet. Il se localise ainsi pour dernier terrain vague dans la Cité Picasso d'une ville blonde, au Nord, où le réalisateur, à partir d'un casting sauvage, fait le choix des pires enfants et adolescents du quartier pour révéler de leur charbon son diamant.
Le film s'ouvre sur ce casting, dans une salle d'école, dont le son de la voix du réalisateur comme de son assistante parviennent à l'oreille sans jamais qu'on les aperçoive à l'écran, afin que le spectateur se trouve à leur place. Ce dernier ne se situera donc ni en-dessous ni au-dessus du sol, mais de plein-pied sur le plancher ferme et solide sur ses assises du réalisateur comme de son équipe technique. Une place sandwich, qui se voudrait inconfortable pour voir le monde en face, tel qu'il se filme et se monte sous ses yeux. Quatre adolescents, cubisant la cité Picasso comme autant de points cardinaux, lui seront offerts pour guide : Lily, Ryan, Maylis et Jessy, gros de promesses kaléidoscopiques sous forme d'angles et de points de vue diffractés et différenciés, autant d'espoirs vite déçus cependant. Car, lasses, à l'évidence, du casting Benettonisant le ban du monde par ses couleurs, les réalisatrices optent pour l'égalitarisme monocolore – deux filles, deux garçons – sans doute pour ne pas faire d'ombres au plat pays des corons. De l'avis des habitants, ce sont pourtant les pires. Enfants cabossés, délaissés, repris de justice pour l'un, voici donc le sol familier de leur sous-sol comme de leur hors-sol, des situations familiales douloureuses pour humus qu'il s'agira de filmer. Ryan, le plus jeune, est un transfuge social, (dé-)placé chez sa sœur, dont la mère exige le retour dans son Home gris Home. Lily, un petit frère mort à la place du cœur, a mauvaise réputation, se fait harceler au collège. Jessy se prend pour James, le casier des durs en guise de revolver. Maylis est phagocytée, un problème d'identité de genre, une mue qui ne prend pas. Construit chronologiquement, le spectateur assiste alors aux différentes étapes du tournage, avec ses moments de grâce, ses chamailles d'aiguilles qui se piquent, ses difficultés, quand Maylis décide de ne plus tenir son rôle, quitte le film, ou qu'une scène de sexe entre Lily et Jessy révèle des tensions au sein de l'équipe.
Les Pires, dans sa première partie, hors-sol, se veut réflexif des méthodes de travail des deux réalisatrices qui ont autant commencé en faisant du casting sauvage et du coaching pour le cinéma (voir sur Arte, à ce titre, la série en dix mini-épisodes Tu préfères ?, qui date de 2020). Elles se servent de cette pratique tout en la mettant en scène. Elle consiste à repérer in vivo dans un lieu choisi – une cité –, des enfants pour les faire jouer ensuite. Les Pires met en abîme cette manière de faire, le fonctionnement de tout un cinéma social francophone, ancré dans un territoire, d'inspiration dardennoise, cette façon de filmer des enfants issus de milieu populaire en voie de marginalisation. Un type de cinéma qui sous couvert de faire jouer des enfants les instrumentalise au risque de la manipulation, ce que ne semble pas, a priori, dissimuler le film. Ainsi, quand le réalisateur se veut proche de son casting, c'est pour le trahir. Il emmène Ryan dans un fast-food, se fait tendre et confident. Il ne s'agit cependant pas de rendre justice aux pires, mais de leur faire avouer leur drame social, cette blessure d'où ils viennent qui fera la matière filmique sous prétexte de les inclure dans le processus créatif. Le réalisateur n'avale jamais en ami leur faute, il les ressert en ennemi. À l'exemple, cette scène paradigmatique dans une cour d'école où il s'agit de filmer une bagarre entre Ryan et l'un des autres élèves. Jugée insuffisamment réaliste par le réalisateur, chéreautien, il s'agace d'une qualité de jeu si peu dépensière en réalisme outrancier. Il la fait rejouer jusqu'à son point de vraisemblance, afin d'obtenir fictivement, selon lui, la violence consubstantielle à la vie en banlieue. Il intime l'ordre à l'un des acteurs d'insulter la mère de Ryan. « Pute », dont il n'ignorait pas l'effet attendu, Ryan lui ayant indiqué lors du casting combien ce terme pouvait le mettre en rage. Le groupe s'échauffe, l'équipe technique est au bord de la rupture, mais le réalisateur veut obtenir au prix de l'infamie sa scène d'une vérité crue. Il continue de tourner tandis que Ryan est à terre, étouffé par les autres. Lorsque la scène s'interrompt, l'équipe est révoltée. Mais Ryan, essoufflé, strasbergien, rigole. Tout aurait pu dans cette scène illustrer une dynamique de rapports sociaux comme de travail par la pratique, en envisageant le tournage de film comme un choc de classe, un milieu propice aux logiques d'exploitation et de domination. Mais le rire de Ryan emporte tout. Qui dit : ce n'est que du cinéma. Les Pires annonce la deuxième partie du film, en dérive de son continent.
En même temps que Les Pires se déleste pratiquement de deux de ses acteurs, reléguant au ban du ban Maylis et Jessy pour se concentrer sur les moins périphériques d'entre eux, Ryan et Lily, sorte de centre-ville du film, faute d'aventures cardinales complexes, le film se miellise. Il n'a plus ni Est ni Ouest, découpe sa carte en deux, du Nord au Sud, et perd son apparente ambiguïté. Il ne produit plus qu'un cinéma socialo-racoleur sous prétexte de présenter un front uni. La franche sympathie gagne sur la discorde. Le film se voulait kaléidoscopique. Au contraire, les scènes de duos affluent, entre le réalisateur et Ryan, entre Lily et l'assistant lors d'une soirée pyjama, entre Lily et l'ingénieur du son duquel elle s'est entichée, ce qui rabat la pseudo-complexité sur non pas de la simplicité mais du simplisme social, qui résout la cruauté première. Le film subsume ainsi une image sous une autre pour les réduire jusqu'à n'en plus laisser paraître qu'une seule : les pires seront toujours les premiers. Et de nous faire découvrir, Midas, l'or de son plomb, que sous le pire gisait le meilleur. Les Pires n'est plus alors un film. Il est le roman-photo du cinéma comme de la banlieue qui la vide de ses habitants, la glaçant sur papier, à l'instar d'un autre duo de cinéma, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, dans leur space opera Gagarine. Sa complexité y est réduite au film pédagogique, dont les ressorts psychologisants font l'appât comme le gain. Les Pires entend dès lors divertir sous couvert d'éduquer. Produit d'edutainment, il nous invite au zoo, et de découvrir que derrière la cage de l'écran le lion n'avait pas de dents. Ce cinéma, à vouloir tout résoudre, tout absoudre, tourne, sans doute, mais finalement comme un mauvais lait. Il montre ce qui ne va pas, ce qui ne peut plus passer, sur ce cinéma de quartier. Soit le « banlieue-film » récent se complaît dans la fugue, voudrait s'échapper de l'image clichesque de la violence par une note fantastique (les scènes finales de Rodéo de Lola Quivoron et Marchand de sable de Steve Achiepo en sont les point d'orgue quand on préférera le fantastique assumé par Guillaume Nicloux dans La Tour). Soit il voudrait faire briller les schistes du fond en faisant un cinéma antipode, faire des loups des brebis, qui accroîtrait cependant par surimpression tout ce qui aurait été relégué à l'arrière-plan. Grand Paris de et avec Martin Jauvat, à cet égard, après Gagarine, voudrait ainsi développer un imaginaire alternatif de banlieue, à travers l'histoire de deux copains sortis des cuisses des Apprentis de Salvadori et du Threads de Mick Jackson, pour ne proposer in fine qu'une version molle de la rencontre du troisième type promise qui, ne voulant conserver de la banlieue que sa sensiblerie et son imaginaire qu'il gauchit, n'évacuera jamais tout à fait de son hors champ tout ce qui en avait été proscrit, qu'il renforce par devers-lui, sa sauvagerie, qui y apparaît en contrepoint. Ou comment ces réalisateurs illustrent la loi de bipolarité des erreurs bachelardienne : à vouloir faire un cinéma contre (les clichés), ils produisent un cinéma tout contre, dont ils seraient finalement les seuls anoblis.
Au fond, personne ne dit le même texte dans Les Pires (entre le réalisateur et la bande de gamins), mais tout le monde joue la même pièce. Ce n'est plus du cinéma, mais autre chose : on est dans le bien écrit, le bien doué, le bien conçu, de nos administratifs. Il s'agissait de filmer le sous-sol d'une cité. Mais la caméra hors-sol a repris aussitôt ses droits. Elle a voulu, petit dieu créateur, être une force au-dessus de la force, une volonté au-dessus de la volonté de puissance. Elle a aplani tout un monde, se rattachant à l’idéal goethéen de la Bildung, la formation totale de l’individu qui évolue en développant intégralement et continûment toutes ses tendances et potentialités, mais, dans Les Pires, par la grâce de la caméra. Voici le non-dit du film : la caméra, élasienne, civilise la banlieue. Inutile d'envoyer la police du processus civilisationnel. Elle s'en charge. Elle la karcherise.
Contre Les Pires, il faut asséner qu'un cinéma qui vit et tâche de retranscrire dans un projet la « réalité » n'est pas même au stade larvaire de la pensée. Toute pensée qui peut réapparaître comme elle est entrée n'est rien moins qu'une pensée. Le cinéma doit être cette vie de secours social où l'on apprend à s'évader des conditions du « réel », pour y revenir en force et le faire prisonnier. Vivre en cinéma, ce n'est donc pas renoncer ; c'est se garder à la lisière de l'apparent et du réel, sachant que le cinéma ne pourra jamais réconcilier, ni circonscrire. Faire cinéma, c'est d'abord et finalement être moyen de métamorphose. Il est fait pour se débarrasser, expressément. Toute ouverture est bonne, car il étouffe s'il ne fabrique nécessairement cela même qui le fait et le défait perpétuellement. Car plus il implore cette réalité de se donner, pur absolu qui lui sera toujours refusé, plus il tente d'abattre ce mur, plus il se durcit, et se divertit à son insu de ces sueurs indignes et inutiles. Le cinéma n'est dès lors pas un moyen de fuir la « réalité » : il comprend toutes les choses comme sœurs, enfants d'un même sang ; ce qui le rend réjouissant. Cinéma comme accumulateur qui transmet, révèle le courant : cinéma qui met au monde, ailé par sa force. La première condition de tout cinéma digne de ce nom est une rupture : ouvrir l'échelle du réel ; briser le segment conventionnel et spasmodique des automatismes quotidiens que Les Pires trahit sans cesse à vouloir les circonscrire.
Il faudrait sans doute toute l'école du regard pour déchiffrer les signes de ce mystère en jachère. Car tout le paradoxe du sens sera toujours là : un film n'a de conséquence fertile en chacun que s'il ne signifie pas ce que l'on savait déjà, s'il est d'abord un objet imprévu, une loi ignorée, un sens à venir, donc à construire. Le cinéma parie contre les absolus limités des Pires : c'est parce que le monde n'est pas fait que le cinéma le rend possible.