« Les nuits d'été » de Christophe Clavert : Quand les bras vous en tombent
Un être manque au film sur le bord d'être tourné, en parallèle Paris voit fleurir sur ses murs lépreux des clés ouvrant sur d'impénétrables secrets. Les Nuits d'été de Christophe Clavert baguenaude parmi des choses sérieuses, la vertu dans la nécessité et le cinéma qui tâtonne en sachant compter sur l'amitié, voyant pousser fictions et obsessions comme des fruits ou champignons variant dans leur degré de toxicité.
« Laissez-moi dans l'état où vous m'avez trouvé
Que je ne sois ni repris, ni échangé »
(La Maison Tellier, Haut, bas, fragile, 2015)
À l'entame, un bois d'automne et des bruits de pas. Un tapis de feuilles est la tourbière poétique d'une cueillette de cinéma qui va trouver dans Paris l'épars de ses fruits, heureux hasards et signes plus concertés, fruits de baguenaudier que les enfants adorent faire éclater et mycélium dont les filaments trament une gaze légère que remue plus d'un air, mots raréfiés ou en-chantés, phrases énigmatiques et paroles essoufflées quand d'autres, dures, frôlent le soufflet.
Les Nuits d'été est un film en quête ou cueillette de lui-même, un film à l'aventure suffisamment rigoureuse pour tenir à l'idée que la sente qu'il s'évertue à tracer prend place dans un monde plus grand que lui, et suffisamment désœuvrée pour conclure sur des pointillés qui indiquent la suite d'un monde propice aux poursuites autant qu'aux persécutions.
Dorothea est l'ange
Une femme se lève, bientôt s'en va. Son réveil est grâce, sa patiente levée hors du sommeil toute en gracilité. Elle s'appelle Dorothea. Brune et filiforme, elle a dans la bouche des mots italiens et, une carte postale pour en confirmer après coup l'intuition, des faux airs de Jeanne Hébuterne, grand modèle de Modigliani. Entre la lettre qu'elle écrit à son frère et la chanson de Leonard Cohen (« Famous Blue Raincoat ») qu'elle écoute comme pour se donner du courage, deux grandes villes maussades se regardent en chiens de faïence, Paris en août qui a des airs d'Angleterre et New York gros d'hiver et d'amours déçues. Même le garçon qui s'installe dans l'appartement qu'elle lui laisse pour trois mois en sous-location ne peut que rester sur le fronton d'une solitude fermée à toute possibilité de tisser avec elle de la fiction.
Dorothea s'en va et cela demande du temps pour partir, pour elle de sortir du film en y laissant une empreinte indélébile et, pour le réalisateur dont le désir de cinéma coïncide avec son désir pour elle, de tirer quelque chose de l'inconsolable.
Dorothea est l'ange, le témoin d'une autre dépression. Elle est le premier fruit, ce don de dieu qu'atteste son prénom théophore, ce fruit rouge de la connaissance dont le goût mêle à la sortie de l'Éden celui de l'attente du Royaume. Voilà l'intervalle où séjourne le réalisateur dans Les Nuits d'été, la porte étroite qu'il va lui falloir passer après avoir épuisé quelques possibilités.
Le Nombre de l'amitié
D'un côté de la fiction, il y a un film dont le désir est bloqué, en grève, parce qu'y manque son corps conducteur, Dorothea. Le réalisateur a aussi à sa disposition une chanson, « Venus » de Television, qui répond à celle de Leonard Cohen (tous se seront croisés au CBGB) en disant ce qui ne saurait être autrement proféré. Tomber dans les bras de la Vénus de Milo, c'est en amour avoir les bras qui vous en tombent. Et manquer de bras c'est laisser fuir ou s'effilocher le désir du film, malgré l'avis des amis qui travaillent avec lui ou tout à côté du film, à l'instar de la paire de musiciennes chanteuses qui, deux fois, arriveront à lui redonner un peu de légèreté, lourd sinon d'être inconsolable et désorienté.
De l'autre côté du miroir, une bande des quatre échange une partie de ping-pong en plein air contre la possibilité d'une intrigue, autre baguenaude mais la badinerie se fait plus obscure, l'amusement inquiétant sans la nécessité d'en scénariser davantage. L'imagination fera le reste et comme la paranoïa tyrannise la subjectivité de l'époque, on peut compter sur elle. Là encore, on devra rester sur le seuil, sinon que l'on découvre l'existence de clés USB fichées dans des murs en les faisant plus lépreux. Ces « dead drops » le sont de portes d'entrée demeurant closes. De ce côté-ci du mycélium, la fiction titillant la curiosité de pies voleuses bute sur des jeux plus dangereux. C'est la maladie fongique de notre temps, la lèpre des sales petits secrets bien gardés par des joueurs qui font tapis du destin général. Y participe d'ailleurs le locataire de Dorothea dont les prénom et nom, Athanor Opale, auraient toujours déjà alerté de la duplicité (comme c'est Christophe Clavert qui en assume le rôle, cette duplicité n'en est que plus suggestive et savoureuse).
Les Nuits d'été a la cueillette généreuse et la corbeille comme un four d'alchimiste. Le mycélium attrape ainsi dans ses filaments scintillants le surréalisme cristallin d'André Breton filé en cinéma par Jacques Rivette. Son gaze remue des femmes fantômes de la cinéphilie, de la Laura d'Otto Preminger au Vertigo d'Alfred Hitchcock, songe encore sans trop s'y abandonner aux Quatre nuits d'un rêveur de Robert Bresson d'après Dostoïevski, a une petite pensée pour Delphine Seyrig. Entre les constellations ouvertes (l'art en ses faibles puissances) et les réseaux fermés (d'un pouvoir qui avance crypté), s'écrit une morale du cinéma et de l'amitié. Si les amis sont ceux sur qui l'on sait pouvoir compter, ils le sont précisément en tant qu'ils sont du Nombre qui, comme celui dont Paul Claudel a un jour parlé, empêche de compter.
Les amis des Nuits d'été, on aimerait tous les nommer, ils avèrent de part et d'autre de la caméra qu'il n'y aurait pas sans eux ce cinéma-là qui, autrement, est une industrie comme une autre pour laquelle personne n'est irremplaçable. Il n'y aurait pas ce film-là qui a compris, l'art lyrique des sœurs Juliette et Lucie Taffin aidant, que ce qui sépare hauteurs et bassesses est le fil ténu d'une fragilité héritée des tissages funambules de l'auteur de Haut, bas, fragile (1995).
Les Nuits d'été, ce film contemporain autant qu'il paraît surgi d'un autre temps, imperceptible pour les contrôleurs du cinéma, celui-là dont l'amitié est non seulement la condition de possibilité mais aussi celle de pouvoir le regarder.
Le blanc des origines
Cela qu'ignorent les traficoteurs est ce que finit par découvrir le réalisateur. Après tout, il y a une équation à résoudre pour l'inconsolable qui ne veut ni céder sur son désir du film, ni s'abandonner à croire qu'une actrice est remplaçable. Comment ne pas se défiler quand tout file et s'effiloche ? Le casting en bonne et due forme est la triste blague du défilement des équivalences, le casting sauvage une autre blague pour obsessionnel s'entortillant autour d'une lubie. Une fois épuisée l'hypothèse d'une fille croisée au hasard et qui serait le double parfait de Dorothea, renvoyée au hors-champ d'un mirage qui abonde fantasmatiquement le trou d'un manque bien réel, le film achevé trouve son destin sur l'écran blanc de la projection. Qui reste blanc pour qui a appris à faire de nécessité vertu. C'est plus qu'une pirouette, malgré l'autre gag de l'appareil de projection d'un film qui n'a plus les moyens de s'offrir le luxe de la pellicule.
Ce blanc-là est celui des origines du cinéma, là où tout commence et tout conduit et reconduit, celui qui persévère dans son désir en tirant de ses manques ses nécessités propres, refusant de céder à la morale virale et toxique du moindre remplacement. Le cinéma qui sait tenir à l'amitié en tenant grâce au nombre qui empêche de compter, celui des amis sur qui compter, sait aussi qu'il n'y a que les lunes à être pleines. Sous leur lumière pâle dont se nourrit l'écran blanc final, les bras qui vous en tombent parce que l'amour vous les a arrachés fait toujours aussi mal, mais sans la cruauté.