
« Les Linceuls » de David Cronenberg : Antre ses morts
Avec Les Linceuls, David Cronenberg s'est aventuré sous terre, dans les recoins de son antre fantasmatique et de la souffrance engendrée par la disparition de sa femme, pour remonter avec un magnifique qui invente une nouvelle forme d'expression contemporaine du deuil et de la psyché croisant la matérialité de la mort, les fantasmes et l'évolution des technologies.
« Les Linceuls » (The Shrouds), un film de David Cronenberg (2024)
David Cronenberg est arrivé à une telle maîtrise de son art qu'on aurait tort de réduire Les Linceuls à un film mineur ou à le défendre poliment au nom de la politique des auteurs, sans voir la nouveauté et la réjouissante générosité qui se dégage de ce film par ailleurs incompréhensiblement passé sous les radars au dernier Festival de Cannes. Si David Cronenberg fait toujours le « même film », ce n'est jamais en répétant une recette qui fonctionne déjà (magistralement) par elle-même, mais en inventant toujours de nouvelles connexions, hybridations et excroissances dans les rapports que ses films entretiennent avec les corps et le monde contemporain. Le cinéma de Cronenberg est toujours en mouvement et vivant comme les organismes, réels ou virtuels, qui s'y forment. Ses possibilités d'expression semblent infinies. La preuve, une nouvelle fois, avec le puissant vertige que provoque Les Linceuls, qui suit Karsh (Vincent Cassel), un entrepreneur dans les nouvelles technologies et propriétaire d'un cimetière juif qui a inventé un linceul permettant à une application de voir en temps réel le corps du défunt dans sa tombe. Grâce à GraveTech, la mort est filmée en direct, de la décomposition progressive jusqu'à l'état de squelette. C'est dans l'épreuve qu'a constitué la perte de sa propre femme que David Cronenberg a eu l'idée des Linceuls. Il s'est interrogé sur la manière dont la mort a occupé son esprit après son décès, ce qui rend ce film profondément personnel encore plus beau même si ce n'est pas la première fois que le cinéaste se frotte à la mort et à la perte de l'autre. La différence ici serait qu'il les a expérimentées dans son propre antre en creusant, comme dans l'étrange prologue des Linceuls, une ouverture qui donnerait directement accès à la vision du corps de sa femme. David Cronenberg s'est aventuré sous terre et il est remonté avec un film magnifique qui invente une nouvelle forme d'expression contemporaine du deuil et de la psyché croisant la matérialité de la mort, les fantasmes et l'évolution des technologies.
Karsh est un avatar du cinéaste qui invite le spectateur dans son antre comme il l'ouvre, dans la séquence du restaurant au début du film, à cette femme qui s'intéresse à lui et à sa technologie. Le cimetière connecté équivaut à une entrée qui mène à la psyché d'un homme vivant entre les ténèbres et ce que la lumière peut encore pour lui. Sur chaque tombe, dont celle de sa femme Becca décédée d'un cancer, est fixé un écran qui permet de se connecter au défunt grâce à l'application GraveTech. Aussi morbide soit cette possibilité, elle procure à Karsh un sentiment de réconfort et de sérénité, contrairement au dégoût que ce voyeurisme suscite dans son entourage. Il possède même sur son bureau un album numérique où défilent de terribles photographies prises dans le linceul au moment des différentes étapes de décomposition du corps de sa femme. Karsh vit encore sous terre. Il a bien des rendez-vous avec des femmes mais il ne parvient pas à aller de l'avant car son histoire avec Becca n'est pas refermée. De son antre se dégage, comme il le dit lui-même, une grande et étrange sérénité, et on comprend assez vite que cette inclinaison recouvre des fantasmes, à l'image de ses rêves morbides où sa femme mutilée revient pour lui faire l'amour alors que sa maladie lui interdisait sous peine de briser ses os — ce que le fantasme n'élude pas. Contrairement à ce qu'on peut lire autour de la réception du film, aucune tristesse ne se dégage de Karsh qui vit entre les morts et les vivants, toute sa vie étant édifiée sur la structure verticale et métaphorique du cimetière, mais de manière inversée : la richesse fantasmatique émane de la terre tandis que la surface est dure comme une tombe. Karsh ne cache jamais cette organisation de sa psyché à laquelle le petit écran de GraveTech donne, en quelque sorte, accès.

Une des grandes idées du film est aussi de réinventer l'usage et la signification du linceul dans une perspective radicalement anti-religieuse — l'inverse aurait été évidemment impensable. Le premier dialogue au restaurant entre Karsh et son date évacue la dimension sacrée du linceul de Turin en ramenant sa datation non pas à l'époque de Jésus, mais à une date médiévale située entre 1260 et 1390 révélée par la datation au carbone 14. Pour David Cronenberg, l'image du linceul ne révèle pas quelque chose de sacré mais tout le contraire, à savoir l'organicité et la matérialité du destin des corps. Ainsi, deux courants de pensée s'opposent tout comme deux idées du cinéma, dont la sienne qu'il a posée depuis ses débuts et qu'il réaffirme dans Les Linceuls. Le cinéma capte la trace de ce qui passe, il ne peut que saisir la momie du changement chère à André Bazin, une conception qui s'accorde parfaitement ici avec les images des corps en décomposition révélées par l'application et les écrans sur les tombes. Le cinéma de David Cronenberg a toujours travaillé à partir des potentialités de cette matière première qui est tout sauf inerte, tel le spectre de Becca qui continue de hanter Karsh alors que son corps a fini de pourrir sous terre. Et lorsque Karsh enfile un des linceuls, qui terrifie par son apparence noire, celui-ci va révéler un processus de décomposition de son corps. David Cronenberg ne s'arrête pas là puisqu'il va repenser la condition de l'avatar numérique à travers Hunny, l'assistante IA de Karsh. Cet avatar est aussi une forme de linceul numérique qui recouvre un corps disparu sans jamais se confondre avec lui. C'est une autre manière pour Karsh de rester connecté à sa femme, au point où l'IA viendra s'introduire dans ses rêves et ses fantasmes en reproduisant le corps de Becca mutilé, soit une hybridation chère à David Cronenberg.
Les Linceuls retrouve la puissance fantasmagorique de films comme Faux-Semblants (1988) et Crash (1996), mais en se connectant à d'autres réseaux de sens. Karsh va en effet progressivement sortir de son antre où remue un magma de fantasmes aux tonalités morbides pour se frotter à une autre réalité sans pour autant in fine sortir de cette terre où il trouve au fond tout ce qu'il lui faut. La profanation de son cimetière va l'obliger à mener une enquête hors de son antre. Il va avoir des aventures avec Soo-Min (Sandrine Holt) et Terry, la sœur de sa femme (également interprétée par Diane Kruger), qui est aussi l'ex de son frère (Guy Pearce), ce qui renvoie au fantasme incestueux qui traverse le cinéma de Cronenberg. Karsh est une sorte de nécrophile romantique à la façon de James Stewart dans Vertigo qui non seulement façonne une femme sur le souvenir d'une autre, mais éprouve de la jouissance à traquer le fantôme réincarné de Carlotta Valdes. Karsh, quand il entame une liaison avec Terry, cherche aussi, à sa manière, à satisfaire le fantasme morbide de faire l'amour avec Becca puisque sa sœur est son portrait craché et, de surcroît, celle-ci semble habitée par des fantasmes aussi extrêmes que les siens. On voit bien ici que David Cronenberg revient d'entre les morts, qu'il a en a fait une profonde expérience comme Hitchcock et d'autres, et que Les Linceuls en est l'expression la plus intime tout autant qu'une sublimation à travers les mutations technologiques du monde dans lequel nous vivons.
L'enquête qui fera sortir Karsh de son antre pointera l'ingérence chinoise et russe qui voudrait s'emparer de GraveTech pour infiltrer l'Amérique du Nord. Cette hypothèse sera ramenée à la paranoïa de Maury, qui est le véritable instigateur de la profanation du cimetière. Mais que fait alors le docteur Zecker enterré aux côtés de Becca dans la place qui était réservée à Karsh ? La confusion et le délire règnent dans Les Linceuls et c'est au fond logique pour un film de David Cronenberg : au final, ce sont bien les fantasmes et le désir qui ont orchestré cette affaire qui n'aurait jamais dû quitter son entre-soi. C'est sur le deuil lui-même que se sont extrapolés les délires des uns et les hypothèses des autres. En réalité, dans cette histoire, il ne reste au bout du compte que le désir, les fantasmes et un deuil (impossible ?) à faire. À la fin du film, lorsque Karsh prend l'avion avec Soon-Min, un nouveau rêve morbide où celle-ci porte les mêmes mutilations que Becca le rappelle à ses fantasmes et au fait qu'il ne s'en libérera jamais, ou très difficilement, comme chacun d'entre nous. Notre antre n'est pas une malédiction, seulement une terre dans laquelle nous et notre psyché faisons corps, dans laquelle on peut descendre comme dans un caveau ou remonter dès qu'une source de lumière peut nous arracher des ténèbres. Dans Les Linceuls et chez David Cronenberg, on y est plutôt bien. Pourquoi dès lors remonter si l'antre où nous côtoyons nos morts procure une sérénité plus enviable que ce que les autres ont en partie à nous offrir, puisqu'ils n'existeront peut-être pour nous qu'à travers nos fantasmes ?