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Les Héros ne meurent jamais d'Aude Léa Rapin
FIFF

« Les Héros ne meurent jamais » de Aude Léa Rapin : Zoran est arrivé

Sébastien Barbion
Critique et clinique, le film « Les Héros ne meurent jamais » d'Aude Léa Rapin s'offre comme la fiction cathartique d'un document traumatique sous l'horizon de la résurrection d'un défunt de la guerre de Bosnie-Herzégovine.
Sébastien Barbion

« Les Héros ne meurent jamais », un film de Aude Léa Rapin (2019)

Il existe (...) une cérémonie spéciale dans le pays kono ayant pour but de rappeler au village des personnes disparues ou éloignées depuis longtemps. Dans ce cas, au cours du rite, un masque femelle appelé nyoma kpman nea se rend au carrefour pour lancer son nom, à haute voix, dans la direction où était parti l’homme recherché. »

(B. Holas, « Remarque sur la valeur sociologique du nom dans les sociétés traditionnelles de l'Ouest africain »(1))

Tout commence par hasard, et par le milieu, comme tout ce qui commence : « J’ai croisé un mendiant à Paris qui donnait aux gens qu’il croisait des noms et des vies qui n’étaient pas les leurs. C’était sa façon de créer du récit, pour que les gens s’arrêtent cinq minutes, comme je l’ai fait. Je me suis alors demandée ce que cela produirait de croire à l’une de ces histoires. »(2) S’il s’agissait là d’une manière de retenir l’attention des passants par ce que les spécialistes du marketing finiront par appeler « storytelling », c’était surtout l’une des plus vieilles interpellations du monde qui se répandait dans l’air : l’invocation d’un nom qui vous appelle, plus que vous ne vous appelez quoi que ce soit. Comme certains peuples du sud du Tchad(3), et peut-être comme certains passants du marché du monde auquel se rend Aude Léa Rapin, le Joachim (Jonathan Couzinié) de Les Héros ne meurent jamais se sent appelé par le nom que lui a lancé un homme : Zoran. Un certain Zoran qualifié de criminel, qui a torturé et tué avant d’être assassiné le 21 août 1983. Hasard objectif : c’est également le 21 août 1983 qu’est né Joachim, et il n’en faudra pas plus pour que l’interpellation par le nom, comme une invocation, suggère à ce dernier qu’il puisse être la réincarnation d’un bourreau au nom slave.

Tout commence par hasard, et par le milieu, comme tout ce qui commence. Aude Léa Rapin a grandi avec les images de la guerre de Bosnie-Herzégovine, dont certaines n’ont pas cessé de se faire légender de noms pour tenter d’en qualifier l’horreur : du vocabulaire du massacre à celui du génocide de Srebrenica commandité ou perpétré en 1995 par ceux qui ont été appelé, tour-à-tour, les bourreaux ou bouchers Karadžić et Mladić. Afin d’essayer de comprendre un peu mieux l'innommable, la réalisatrice ira voir du côté de Sarajevo et des Balkans slaves. Elle passera dix ans à « 'contempler' la vie des autres », selon ses propres mots, travaillant comme photographe ou vidéaste pour des associations humanitaires ou féministes entre Sarajevo, Paris et l'Éthiopie(4). Assez pour rencontrer Hajra Ćatić qui vient de recevoir une carte de Suisse lui indiquant où se trouve le corps de Nino, son fils disparu avec tant d’autres après la chute de Srebrenica le 11 juillet 1995. Le premier film d’Aude Léa Rapin, Nino’s place (2010) part à la recherche de Nino, à la demande d’Hajra. 10 ans sur la carte du monde et dans les Balkans slaves, c'est également assez pour revenir tourner Les Héros ne meurent jamais en Bosnie-Herzégovine, entre le Mémorial de Srebrenica-Potocari pendant la cérémonie d'inhumation de défunts identifiés plusieurs années après le massacre, et la banlieue de Sarajevo.

De l’un à l’autre film c’est le désir qui opère la suture. Car le hasard lance de ces appels qui ne se saisissent qu’à travers ceux qui, sans d’emblée comprendre, ne cessent pour autant d’en être affectés. Dans les coutures du montage, Les Héros ne meurent jamais est, à l’instar de Nino’s place, affecté par ce désir qui, sans rien viser de déterminé, poursuit néanmoins sa quête amoureuse – jusqu’à l’absurde s’il le faut.

Accompagner un délire : Humour critique

Jusque-là, de Nino's place à Que vive l'empereur (2016), Aude Léa Rapin avait tenu la caméra(5). Cette fois elle cède la place de l’opérateur à un tiers que nous ne verrons jamais guère plus qu'il ne sera nommé, interprété si l'on peut dire par Paul Guilhaume, et auquel les autres personnages s’adressent. À commencer par Alice (Adèle Haenel), reporter connaissant bien la péninsule des Balkans slaves, qui suivra le délire de réincarnation s’emparant de son ami, Joachim, qui se rêve ou cauchemarde, on ne sait trop, en Zoran. D'un transfert l'autre, de la caméra qui passe des mains d'Aude Léa Rapin à Paul Guilhaume, ou d'Adèle Haenel – qui se trouve d'abord dans la position de l'opérateur lors des premières scènes intimistes entre une Alice qui interroge et un Joachim qui répond face caméra – à l'opérateur sans nom, il n’en faut pas plus pour indiquer à l’écran la gémellité d’un regard : le personnage interprété par Adèle Haenel est le double d’Aude Léa Rapin, comme Les Héros ne meurent jamais rejoue de fiction le document de Nino’s place. À suivre ce fil, et après une nuit effrayante au cours de laquelle Joachim semble pris de somnambulisme au point de véritablement inquiéter Alice, l’équipe part sur les traces de ce désir né de l’invocation nominale, une trace marquée désormais sur le corps comme une confirmation physique de la réincarnation : Bratunac, ville tristement célèbre de Bosnie-Herzégovine vers laquelle ont été déportés des milliers d’hommes depuis Srebrenica avant d’être assassinés, dont Joachim a inconsciemment écrit le nom, en cyrillique, sur son bras.

C’est là qu'Alice, passé l’effroi, travaillera à rendre crédible le délire de Joachim par divers artifices, suivant la moindre piste de Zoran que ce soit. Les puissances du faux ne cessent d’être convoquées : tantôt par une mise en abyme de l’acte de création cinématographique – ces plans maniérés exécutés par un opérateur contraint de filmer depuis le coffre d’une voiture pour faire joli, avant que la réalisatrice du film ne vienne le libérer après avoir feint de déambuler vers le fond du plan ; cette scène à demi festive lors de laquelle Joachim et l’équipe du film trinquent avec des bosniaques dans une salle de fête à peu près vide, tandis que précisément la musique ne fonctionne pas, les appareils techniques ne cessant de crachoter, le son de sauter, le larsen de nous ramener incessamment à la condition technique de toute scène d’euphorie musicale –, tantôt par la contamination du niveau de réalité appartenant à la diégèse – cette scène lors de laquelle Joachim découvre enfin, en larmes, la tombe de ce Zoran dont il serait la réincarnation, tombe commandée et achetée par Alice à un bosniaque et qui permet à la fois de perpétuer la joie du délire de Joachim et le film que nous regardons.

Jonathan Couzinié et Adèle Haenel dans Les Héros ne meurent jamais
© Les Films du Worso

À ce plus haut point de manipulation, Aude Léa Rapin peut sembler faire peu de cas de la capacité du cinéma à toucher à des points de réel, comme si le passage à la fiction se donnait comme le making of strictement critique du documentaire, ou Les Héros ne meurent jamais comme la mise en abyme distancée de Nino’s place. Mise en abyme ô combien encore répétée lors d’une scène dont la drôlerie tient à la répétition fictionnée du document historique : Joachim et Virginie (la perchiste, interprétée par Antonia Buresi) sont tous deux persuadés d’être déjà venus chez Hasija Borić, une bosniaque qui les accueille chez elle - une pénultième fois - pour raconter sa triste histoire (elle qui a aussi perdu toute sa famille lors du massacre de Srebrenica) ; un sentiment qui n’a en réalité jamais été controuvé que dans le vague souvenir d'images d’un documentaire réalisé autrefois par Alice, et dont tant Joachim et Virginie avaient oublié – du moins à leur claire conscience – l’existence. La conscience critique primerait là sur tout, à exhiber ultimement le pathétique d’un homme qui croit dur comme fer être la réincarnation de Zoran, au point, à la fin, de se jeter dans les bras d’un homme plus âgé que lui, jamais rencontré auparavant, auquel il annonce qu’il est son père. L'humour présent dans le film opère là son passage à la limite, confine au paroxysme pathético-critique en développant les plus ultimes et absurdes conséquences de l'assomption de ses principes, à savoir la réincarnation qui conduit nécessairement le réincarné convaincu à défier toute logique filiale.

Accompagner un délire : Amour clinique

Mais c'était sans compter sur l’acte d’amour qui préside à l’accompagnement du délire de Joachim, de même que la détresse de ceux qui restent sur le lit vide d’un défunt absent. Qu’il s’agisse de Zoran, de Nino ou de n’importe quel disparu de Srebrenica, ce sont ces héros que retrouvent Alice et Aude Léa Rapin. Des héros, au pluriel, impersonnels et collectifs. Depuis longtemps déjà, avec sa drôlerie, le film portait la trace de ce collectif : lorsque Joachim se rend dans un bar de Sarajevo afin de s’enquérir d’un Zoran mort le 21 août 1983, le tenancier lui répond qu’un Serbe sur dix s’appelle Zoran, quand les filles ne s’appellent pas Zorana ; lorsque Alice s’insurge contre Joachim qui déplore que le film ne se focalise pas assez sur lui mais se perd dans le reportage, elle lui demande alors sur le ton de la critique s'il préfère tourner un biopic, cette forme qui, à de rares exceptions près(6), fait exclusivement la part belle à l’individu, sa psychologie et sa personnalité. Zoran n’est peut-être pas tant le nom d’une identité personnifiée que d’un collectif impersonnel.

Les scènes ultimes, en un affect fulgurant qui fait comprendre à la seconde ce qui se racontait au pays des hasards objectifs, montrent Joachim maintenant pleinement convaincu d’être Zoran alors qu’il vient de retrouver sa femme, perdue le 21 août 1983 lors de sa première disparition. Plus exactement, c’est la vieille dame qui, aveugle (Vesna Stilinović, l’actrice qui l’interprète, est véritablement aveugle), reconnaît en Joachim le retour de Zoran. Une reconnaissance donc qui ne doit rien à l’œil qui ne s’attache qu’aux ressemblances de surface, pas cet œil dont la police a fait l’usage ultime dans la photo d’identité, mais cette sensibilité affective qui reconnait autre chose (si l'on peut encore parler de chose, faute de mieux) dans la chose présente, le nom impersonnel et collectif de Zoran dans le corps singulier de Joachim : « Une attente sans tension, un tissu de paix, voilà autant de sensations qui renvoient à autre chose qu'à elles-mêmes : à ce qui parle en l'homme et dont il cherche le visage. Personne ne peut répondre au nom qui lui est donné s'il n'est pas accueilli par le visage qui le nomme »(7).

Après bien des délires de Joachim poursuivis et accompagnés par des manipulations d'Alice, Zoran est arrivé. C’est la rencontre de deux solitudes désormais peuplées, tandis qu’Adèle Haenel en aura été le médiateur évanescent dont un ultime monologue joué – entre présence et effacement, regard frontal et tête baissée, visage plein champ et profil barré par les cheveux, voix franche et voix disparue entre les dents – se fait le signe autant que le manifeste d’une façon de faire du cinéma quelque part entre fiction et documentaire(8). Précisément, quand la fiction se permet de donner quelques coups de pouce à la construction d'une certaine réalité qui deviendrait le produit d'un dialogue du désir avec le monde, où il n'y a de faits qui ne soient toujours-déjà pris dans ce dialogue pour la poursuite d'un monde. Non pas, donc, la prétention à l'archivage mortifère des faits, mais ce dialogue qui conditionne, lorsqu'il est amoureux, un avenir qui passe par l'événement d'une rencontre. Et le cinéma d’être alors cette magie qui répare le cœur de ceux qui restent – comme le bandage d’un délire.(9).

Fiche Technique

Réalisation
Aude Léa Rapin

Scénario
Aude Léa Rapin et Jonathan Couzinié (collaboration)

Acteurs
Adèle Haenel, Jonathan Couzinié, Antonia Buresi

Date de sortie
17 Mai 2019 (France)

Notes[+]