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Mina (Dakota Fanning) face à elle-même dans "Les Guetteurs"
Esthétique

« Les Guetteurs » d’Ishana Shyamalan : Force de l'imitation

Thibaut Grégoire
Si elle emprunte les sentiers battus par son père, Ishana Night Syamalan a aussi choisi d'assumer pleinement l'influence de son cinéma sur son travail. Bâtissant un film de genre à la fois mythologique et psychologique, elle emprunte des trucs et astuces à son aîné — le recours aux règles, les dévoilements progressifs, etc. — mais fait de cette propension à imiter, à dupliquer, une véritable force qui devient le sujet même des Guetteurs.
Thibaut Grégoire

« Les Guetteurs », un film d'Ishana Night Shyamalan (2024)

Il y a peu de doutes sur le fait que ceux qui se sont précipités en salles pour voir le premier film d’Ishana Night Shymalan, produit par son père M. Night Shyamalan, l’ont fait sur foi de cette filiation, attendant probablement de la fille qu'elle marche dans les pas de son père. Et, en cela, le film n’est absolument pas déceptif puisqu’il emprunte véritablement les sentiers battus par cette filiation. Les Guetteurs est un film fantastique, qui se nourrit notamment de contes et légendes, qui fait aussi la part belle à la psychologie, et qui repose sur toute une série de révélations et de « twists » comme les exégètes du genre et de Shyamalan en particulier aiment à les appeler. Si le film correspond presque au pied de la lettre à ce que l’on en attendait, il peut néanmoins surprendre dans la manière qu’a Ishana Shyamalan d’utiliser l'influence de son père pour, contre toute attente, en faire une force.

Une des dimensions essentielles du cinéma de M. Night Shyamalan est par exemple sa manière d’ancrer ses films autour d’une mythologie. Cette mythologie qui sous-tend ses films, ses intrigues, pour en solidifier les univers, est tour à tour pré-existante ou inventée par l’auteur, mais elle constitue toujours une base solide aux films. Elle s’accompagne également d’un pacte que le cinéaste lie avec ses spectateurs, et qui permet à celui-ci de pouvoir se raccrocher à des acquis, pour naviguer dans ces univers, rendus ainsi cohérents. Ces acquis et ce pacte se font la plupart du temps par l’intermédiaire d’une série de règles que Shyamalan — père, et maintenant fille apparemment — établit assez vite dans le déroulé de son scénario, pour donner des assises à ce qui va suivre, intrigue, comportements des personnages, etc.

Ishana a bien compris l’importance de ce pacte et de ces règles, et ne manque pas de faire usage de cette méthode et de cette technique d’écriture dans Les Guetteurs. Tout comme elle construit une véritable mythologie pour sous-tendre son intrigue, liant entre eux toute une série d’éléments qui entrent en résonance pour finir par tisser une toile entrelacée. Une idée maîtresse relie en effet tous les points du film entre eux et apporte une véritable consistance comme un fond. C’est paradoxalement le fond qui fait tenir la forme dans Les Guetteurs, comme dans beaucoup de films de genre assumant d’une part leur aspect fantastique, horrifique et, parfois, de série B, tout en aspirant à s’en servir pour véhiculer une substance plus signifiante et/ou un point de vue d’auteur. Les Guetteurs arbore pleinement cet aspect de film de genre de série B et c’est à la fois ce qui fait ses défauts et ses qualités. Son apparence pourrait en effet jouer contre lui, dans sa réception, certains spectateurs risquant de rester focalisés sur ce paraître, cette superficialité de divertissement pourtant revendiquée comme telle.

La forme de ces Guetteurs, c’est donc celle d’une sorte de « survival », dans lequel une jeune femme du nom de Mina se retrouve, avec trois autres personnes, prisonnière dans un abri de survie au beau milieu d’une forêt sans nom en Irlande. Ne sachant pas comment s’évader de cette forêt apparemment sans issue, les quatre colocataires se calfeutrent chaque nuit tombée dans cet abri qui devient une sorte de scène de théâtre ou d’écran de cinéma pour les créatures menaçantes qui peuplent la forêt, lesquelles semblent s’appliquer à les observer inlassablement. Très vite, Mina apprend par ses condisciples qu’il y a une série de règles à respecter pour rester en vie(1), mais ne tarde pas à vouloir contester ces règles pour s’échapper. La seconde moitié du film apportera des réponses quant aux origines de l’abri dans lequel Mina, Madeline, Ciara et Daniel se trouvent ainsi que sur la nature des créatures de la forêt et leur but. Celles-ci sont en fait issues de contes et légendes, et l’on pourrait les désigner par toutes sortes de noms : les changelings, le peuple ailé, les fées…

Et c’est là que le fond du film apparaît à travers sa forme, en émergeant à la surface de celle-ci. Il apparaîtra au fil des révélations que les guetteurs observent les hôtes de l’abri afin de les étudier pour mieux les imiter et les dupliquer. Ils le font à travers une baie vitrée, tenant lieu de paroi d’un côté de l’abri et se muant en miroir pour les quatre sujets d’étude durant le temps de l’observation. Visuellement, cela se traduit par l’impression que Mina et ses compagnons d’infortune se retrouvent face à eux-mêmes, à leurs doubles. Avant même que le scénario ne la mette en exergue, l’idée du double, de l’imitation, est présente visuellement, par la mise en espace et par le cadrage.

Petit à petit cependant, à coups de flashbacks disséminés tout au long du film, le passé de Mina, et notamment un traumatisme fondateur vécu dans son enfance, viennent éclairer cette illustration visuelle du double et de la duplication. Elle est hantée par un accident de voiture qu’elle pense avoir causé malgré elle par un caprice d’enfant, et qui a entraîné la mort de sa mère ainsi que la défiguration de sa sœur jumelle. Quand elle se regarde dans un miroir, que ce soit dans sa salle de bain au début du film — pour se déguiser et échapper à sa propre personnalité — ou devant cette vitre sans teint de l’abri, cette image d’elle-même qui lui est renvoyée lui impose ce double qui la rappelle à sa culpabilité et à l’image altérée de sa sœur jumelle.

Mina (Dakota Fanning) et ses colocataires posent pour les guetteurs
© Warner Bros

Le double, la duplication, la copie et l’imitation articulent donc une dialectique qui est au centre du film et qui forme son idée directrice. Celle-ci apparaît dans des petits détails, dans tous les embranchements du scénario, lequel avance en disséminant des indices, tel un petit Poucet, menant aux révélations successives et à l’idée globale de ce qui sous-tend Les Guetteurs, ce fond qui dessine la forme. Ainsi, le perroquet que confie à Mina son employeur au tout début du film est évidemment annonciateur de cette problématique. Il préfigure les guetteurs et leur volonté de copier les humains. Il est aussi un rappel à Mina d’un mantra qui lui sera bénéfique, répétant occasionnellement un conseil qu’elle lui aura administré en début de film et qui deviendra un leitmotiv et un running gag : « Try not to die ». L’oiseau copieur ne lâchera ensuite plus Mina jusqu’à son évasion de la forêt et sera même l’un des artisans de la réussite de celle-ci. Ce qui apparaît d’abord comme un embarras pour Mina, cet animal qui jacasse et qui, à l’intérieur de sa cage encombrante, prend beaucoup de place malgré lui, deviendra in fine une véritable force.

De la même manière, les contes et légendes dont sont issues les créatures de la forêt — ces fées ou autres changelings que sont les guetteurs — copient aussi la vie. Elles prennent leur ancrage dans la réalité pour la dupliquer, la complexifier, l’allégoriser. Tout comme les histoires que l’on raconte aux enfants et les légendes, qui influencent l’inconscient collectif de ceux qui les connaissent et les transmettent, prennent leurs racines dans la réalité pour la transformer et la restituer d’une manière différente, le film d’Ishana Shyamalan allégorise l’état et le questionnement psychologique de Mina dans un récit de fantaisie.

Dans une mise en abîme en forme de poupées russes, Les Guetteurs se sert aussi de la télé-réalité pour approfondir cette réflexion sur la duplication du réel et l’imitation d’une réalité qui s’en éloigne de plus en plus. Mina et les autres sont observés, spectacularisés par leurs observateurs, et l’un des seuls spectacles dont ils bénéficient eux-mêmes à l’intérieur de l’abri est un DVD sur lequel se trouvent des épisodes d’une télé-réalité — de type Les anges de la télé-réalité ou La Villa des cœurs brisés. Or, on sait que la plupart des émissions de télé-réalité qui fonctionnent sur le principe de l’enfermement d’un petit groupe de personnes en huis clos mettent en valeur le respect d’un certain nombre de règles imposées aux candidats(2). Les règles de l’univers des Guetteurs, mises en place par Ishana Shyamalan dans le cadre du pacte qu’elle lie avec le spectateur, entrent donc en résonance avec ces fameuses règles de la télé-réalité, laquelle établit aussi un pacte avec ses spectateurs et ses candidats, la plupart du temps dans le cadre d’un jeu.

Si Ishana Shyamalan s’est donc bel et bien nourrie de l’influence de son père et a assimilé son d'écriture, elle parvient aussi à s’en démarquer légèrement par de petits décalages, et par une démarche réflexive. L’utilisation des règles et leur mise en rapport avec celles de la télé-réalité, puis leur abandon progressif — Mina les transgresse très vite et le film, en ouvrant vers une explication proche de la fantaisie et des contes et légendes, les transgresse aussi allègrement — en est un exemple frappant. Tout comme en est un autre la manière qu’a justement Les Guetteurs d’afficher sans complexes cette filiation, de manière quasi métadiégétique.

S’il y a évidemment quelque chose de touchant à voir une jeune cinéaste réaliser un premier long-métrage dans les pas de son père, en assimilant un savoir-faire familial, comme un artisanat se transmettant de génération en génération, il est surtout réjouissant de constater que ce passage de flambeau ne se fait pas sans conscience ni recul. Comme un Brandon Cronenberg, par exemple, a largement « copié » son père dans certains de ses films — et surtout dans son premier, Antiviral, embrassant pleinement le sous-genre du « body horror » largement brassé par David —, Ishana Shyamalan copie le sien, par le genre, l’écriture, les thèmes abordés, et même par la réalisation. Parmi les citations directes à des films de M. Night Shyamalan, on reconnaîtra entre autres un recours aux contes et légendes très proche de La Jeune fille de l’eau, l’idée de la communauté perdue au milieu d’une forêt fantomatique largement empruntée au Village, ou encore l’architecture et la spatialité des sous-sols de l’abri rappelant grandement celles de l’antre du kidnappeur aux personnalités multiples dans Split. Mais en choisissant de faire un faire un « film-copie », au sujet justement de l’imitation, de la duplication et du questionnement psychologique de son personnage principal quant à son double, à cette image dans le miroir qu’elle doit assimiler sans la reconnaître, Ishana Shyamalan transcende ses influences et sa filiation en en faisant le sujet même de son film.

Dans sa dernière partie, Les Guetteurs articule un discours sur la force que l’humanité pourrait tirer de ce pouvoir d’assimilation et d’imitation que possèdent les créatures de la forêt, notamment par le biais de l’hybridation. On peut évidemment prendre cette allégorie au pied de la lettre et la considérer au premier degré comme un discours sur l’osmose à trouver entre respect de la nature et progrès de la société, mais elle entre évidemment en dialogue avec ce qu’opère le film dans sa démarche d’imitation. Ishana Shyamalan transpose ce discours à la fabrication de films et au développement de son point de vue d’auteur, et l’élève à un degré réflexif inespéré, en partant de l’hybridation déjà présente dans les films de son père — hybridation entre film de genre et film d’auteur, ou encore entre horreur immersive, fantaisie folklorique et sous-texte psychologique, entre autres — pour faire de son processus d’imitation, de duplication, sa force et peut-être la base de son travail à venir.

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