![Les trois actrices principales de Les Graines du figuier sauvage](https://www.rayonvertcinema.org/wp-content/uploads/2025/02/Les-Graines-du-figuier-sauvage-Mohammad-Rasoulof.jpg)
« Les Graines du figuier sauvage » de Mohammad Rasoulof : Penser l'ennemi, affronter son esthétique
Les Graines du figuier sauvage n'est pas le film que l'on croit. Son sujet, fort, écrase toute velléité formelle. Définitivement, le sujet des Graines du figuier sauvage exerce sa loi, une souveraineté totalitaire. Irrévérencieux dans sa note d'intention à l'égard de la théocratie iranienne, le film se montre bien pieux à l'égard des genres du thriller et de l'horreur qu'il emprunte. Mohammad Rasoulof voulait contester l'ordre établi. Il le réinstalle sur l'autel de son esthétique. Un cinéma du confort. Un cinéma touristique.
« Les Graines du figuier sauvage », un film de Mohammad Rasoulof (2024)
Comment filmer la dictature théocratique d'Iran ? Comment rendre compte du soulèvement « Femme, Vie, Liberté », révolte née contre le port obligatoire du voile, qui a pris de l’ampleur au lendemain de la mort en détention de Mahsa Jîna Amini ? Cette double problématique est au cœur du film de Mohammad Rasoulof, Les Graines du figuier sauvage. Motrice, elle installe autant une polarité qui loin d'accompagner le projet du cinéaste (dénoncer le régime politique en place), finit par l'affaiblir comme se tourner contre lui.
Le synopsis du film, reproduit ici intégralement, transcrit bien ce double mouvement filmique qui tâche de rendre compte à la fois d'une dictature à l’œuvre comme d'un mouvement de révolte. Un synopsis intéressant dans sa construction qui, d'emblée, gâte le propos contestataire des Graines du figuier sauvage, ou comment la forme contestera bientôt le fond pour le renier en se tournant vers la forme standardisée du genre :
« Iman vient d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran quand un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Dépassé par l’ampleur des événements, il se confronte à l’absurdité d’un système et à ses injustices mais décide de s’y conformer. À la maison, ses deux filles, Rezvan et Sana, étudiantes, soutiennent le mouvement avec virulence, tandis que sa femme, Najmeh, tente de ménager les deux camps. La paranoïa envahit Iman lorsque son arme de service disparaît mystérieusement... »
Cette polarité (répression versus liberté) se loge au centre de cette famille, pour en délivrer la mécanique de fonctionnement : quand le père, à devenir juge d'instruction, probe, tend malgré tout à se conformer à l'ordre établi, les filles le contestent. Entre les deux, la mère, femme-tampon, faite d'un bois singulier, personnage d'opposition/coercition, qui s'efforce de tenir la cohésion de la famille menacée par les appels à la démocratie, qui porte autant la parole des filles lorsqu'elle se retrouve seule avec le père. Personnage Hermès, qui fait circuler les messages, du père aux filles et réciproquement, du régime en place à sa contestation. Une mère patricienne surmontée d'une femme digne à qui le mari donne une sorte de permissivité, sorte de relais du pouvoir paternel, forme supplétive de la dictature en place, personnage intéressant dans son rapport à la question patriarcale. En somme, la voix de la modération, quand le père, autant, durant la première partie du film, est nuancé dans sa construction. Un monstre doux, qui ferraille à la condamnation d'innocents, dont la conscience intranquille est travaillée par le doute, quand il ne se montre pas père aimant, dans tous les sens du terme : qui voudrait à la fois retenir sa limaille dans les rets de la dictature, qui s'efforce à la douceur avec chacun des membres de la famille.
Pour rendre compte de ce double mouvement centrifuge qui fermente cette famille, société en miniature de la dictature en place, Les Graines du figuier sauvage s'autorise de trois parties. Or, chemin faisant, tandis que la tension monte jusqu'à atteindre son acmé lors du dernier tiers, ce double mouvement finit par s'aplatir pour écraser le propos/projet contestataire de l'ordre établi porté par le film. Il s'agissait de renier la dictature en place. Mohammad Rasoulof la reconduit dans son principe. Ainsi, la première partie des Graines du figuier sauvage repose sur la logique du drame intime. La deuxième comme la troisième opèrent un changement radical pour déplacer les enjeux du film sur le terrain du cinéma de genre, d'abord du côté du thriller paranoïaque lorsque l'arme du père disparaît, puis franchement vers le registre de l'horreur. Un déplacement ambigu, dont il faudra prendre la mesure.
Les Graines du figuier sauvage est d'abord une espèce de variante de Répulsion (1966) comme du Locataire (1976) qui, plutôt que de mêler le thriller comme l'horreur au drame intime comme dans les films de Polanski, choisit de les distinguer, pour des effets délétères. Quand il emprunte la logique de l'enfermement aux deux films du cinéaste franco-polonais, il la loge autant dans l'appartement de son Locataire. Dans Les Graines du figuier sauvage, toute la première partie du film, au plan fictionnel, est construite en intérieur, variation Bergman, avec ses scènes intimistes, pour mieux rendre compte de la logique d'enfermement induite par une dictature en place. Toutes les scènes se dérouleront dans l'appartement familial, dans l'habitacle d'une voiture, dans le nouveau bureau du père au tribunal révolutionnaire, dans un restaurant. Aucune scène d'extérieur, sur le plan fictionnel, ne sera montrée à l'écran. Seules les images d'archives du soulèvement « Femme, Vie, Liberté », notamment par l'entremise du téléphone des deux sœurs, feront office d'ouverture sur les événements en cours. Autant dire que Les Graines du figuier sauvage, lors de cette première partie, repose sur l'idée d'une contamination de la vie familiale par des éléments introduits depuis l'extérieur : d'abord, lorsque le père importe dans la maison une arme à feu, confiée par le régime en place afin qu'il puisse se défendre le cas échéant ; ensuite, lorsque la sœur aînée accueille une amie de l'université en défaut de logement, qui sera ensuite grièvement blessée à la tête lors de la répression de la révolte, recueillie de nouveau ; enfin, par ces images d'archives dont le spectateur prend dans un premier temps connaissance par l'entremise d'un artefact diégétique, le téléphone des sœurs.
Cette première partie est sans doute la plus intéressante du film dans son dispositif, même si elle demeure souvent scolaire, sans doute parce qu'il s'agit d'introduire les personnages, la situation... Mohammad Rasoulof, par l'effet de lignes verticales et horizontales (portes, fenêtres, encadrements...) montrent le champ de forces qui travaillent cette famille depuis l'intérieur, les lieux qui appartiennent en propre à la mère et aux filles (la cuisine, les chambres des filles), au père (la chambre maritale), à chacun (la salle à manger dispensatrice des repas). Se dessine dans le film un champ de forces magnétiques, qui se repoussent. Quand les filles ne pénètrent pas dans les lieux du père, respectivement le père passe par la mère pour avoir accès aux filles. Dans la troisième partie, ces digues seront défaites lors de la scène de poursuite entre le père et sa famille. La logique des places gardées bouleversée, la poursuite se déroulant dans un labyrinthe censé exprimer l'ordre inversé, bas et haut intervertis, droite et gauche permutées. Une logique de désordre censée produire un nouvel ordre. Une famille fragmentée pour une famille reconfigurée.
Le plus regrettable dans cette première partie est son aspect téléologique, qui produit d'emblée une déflation de son intrigue. Dès l'entame, se délivre l'acte final du film, la mise en place d'un système de rapports entre moyens et fins. Lorsque le père montre à sa femme son arme de service, il introduit le mal dans la famille pour faire force de loi. Nul ne peut alors ignorer que l'arme aboutira les différentes tensions dramatiques comme elle les résoudra, selon l'adage bien connu : Qui vit par l'épée périra par l'épée. Et le père de disparaître sous terre, en fin de film, après que la sœur cadette ait appuyé sur la gâchette. Le père paiera son dû par sa mort la violence exercée comme celle du régime dictatorial qu'il médiatisait. L'introduction de l'arme à feu est donc la conclusion des Graines du figuier sauvage. Elle en scelle le sort comme celui de la famille, dès l'entrée de jeu. Annonce la catastrophe autant qu'elle préfigure les genres dans lesquels le film cherchera sa forme pour se perdre définitivement, le thriller à venir (qui a pu prendre l'arme du père ?) jusqu'à l'horreur (tourner l'arme contre sa famille). Un film qui commence en se terminant, mauvais signal en ses premiers instants.
Le récit est encore un peu trop simpliste lors de cette première partie quand la promotion du père en tant que juge instructeur, qui réjouit les deux sœurs, vaut symétriquement pour elles une déchéance : quand elles croient pouvoir enfin disposer d'une chambre chacune, ce sera pour y être encellulée tout à fait. Elles se trouveront, en effet, encabanées dans la troisième partie du film, lorsque le père décidera de quitter l'appartement pour rejoindre la maison de campagne familiale. Une mise au vert pour une mise au tapis.
![Le mari et sa femme dans le désert dans Les Graines du figuier sauvage](https://www.rayonvertcinema.org/wp-content/uploads/2025/02/Les-Graines-du-figuier-sauvage-Mohammad-Rasoulof-2024-1200x675.jpg)
Logique de huis-clos, l'appartement préfigure autant la salle d'interrogatoire à venir, lorsqu'il s'agira d'inquisitionner les sœurs comme la femme du juge afin de savoir qui a bien pu subtiliser son arme à feu. Rien que de très banal pour un juge d'instruction, dont le film installe au sein de son appartement les conditions d'une vie sous-scellés. La seule respiration qui viendra faire les poumons de chacune dans cette vie recluse proviendra des images d'archives de la révolte, que les sœurs découvriront fictionnellement in vivo.
Mohammad Rasoulof emprunte ce faisant deux voies pour mobiliser ces images d'archives. La première, par l'entremise d'un artefact diégétique – le téléphone des sœurs – il insère des images prises sur le vif. La deuxième, peu originale mais parlante, le fait sans plus d'intermédiaire scénaristique, incrustant des images non plus pour les personnages du film mais pour le spectateur. Cet effet d'irruption est censé provoquer un double effet à la fois pédagogique par la surprise comme une manière de dire l'urgence sans la possibilité de pouvoir la filmer directement. Mais, paradoxalement, l'aspect répétitif du procédé qui vaut comme schème rend impossible de rendre compte d'un mouvement collectif dans son épaisseur. Pour être découpées puis associées par effet du montage, les scènes de répression comme de violences policières demeurent enclosées. Et plutôt que de faire masse, leur accumulation secrète au contraire un appauvrissement, le découpage constant en atténuant l'effet, là où il faudrait inventer des plans, des cadres. Ce découpage tend à montrer non pas un mouvement d'ensemble mais des scènes qui se transmuent alors en vignettes de répression policière, sorte de cop watch en terre iranienne.
Plus problématique, ces images d'archives fonctionnent dans le film sur le mode du found footage, la récupération d'images pour en faire un autre film, celui de Mohammad Rasoulof en l'occurrence. Or, cette logique de found footage va connaître une transformation en cours de film, pour s'articuler dans son dernier tiers sur le film d'horreur. Un found footage entée sur l'horreur pour aller vers son esthétique, définitivement problématique.
Malgré tout, une scène demeure sur le plan de la construction lors de la première partie du film, lorsque l'amie de la sœur aînée est recueillie contre l'avis de la mère dans l'appartement, après avoir été grièvement blessée au visage par un tir à la chevrotine. Bien tournée dans sa facture, qui dure plus longtemps que la moyenne des autres plans, l'idée de placer cette jeune femme en contrechamp de la lumière de la fenêtre crée un halo autour de son visage, comme pour atténuer la crudité de la scène. Une pudeur malheureusement contrariée par l'impudeur de la musique, qui s'immisce pour rendre gras ce qui était âpre. Un plan qui repose sur une double idée de lumière et de raccord : la mère, pour la première fois reçoit en plein visage les revendications de liberté, ce visage de la jeune femme coupé en deux. Une partie blessée, baignée de lumière, quand l'autre se trouve dans la pénombre. Un plan qui accompagne la logique motrice du film : l'extérieur, la conscience politique et l'intime, l'intérieur, le domestique, plus feutré, rendus par la découpe du visage, avec un raccord sur le visage de la mère, qui bénéfice de cet effet de lumière. Soit une idée de forme pour dire le fond, la prise de conscience de la mère, qui ne peut pas/plus nier ce qui se passe au dehors, elle-même prise à partie entre ces deux dimensions. La défiguration de cette jeune femme vaut alors comme métonymie du sort fait aux femmes. Dans une société défigurée, cette balafre qui coupe son visage vient sceller le sort de cette famille qui paraissait a priori unie. Par effet de contagion, le mouvement de solidarité et de liberté des femmes gagne l'appartement quand les sœurs vivaient d'abord la révolte par procuration, à distance, via les réseaux sociaux.
Cette première partie en scène d'intérieur, finalement, voulait signifier combien l'ordinaire – la vie dans un appartement – était le lieu de l'exceptionnel. Mohammad Rasoulof s'y efforçait de faire sien cette loi d'airain formulée par Rainer Werner Fassbinder : « Ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire. » La suite du film le démentira, Les Graines du figuier sauvage se standardisant sur le plan esthétique pour normaliser l'exceptionnalité, choisissant non plus de dire mais de métaphoriser.
Ce passage de témoin ne va pas aller sans altérer les puissances du film. Le cadre intime de la première partie était censé être le contrechamp de la manifestation du pouvoir politique. Peu à peu, l'appartement se transformait en théâtre du collectif, où les images du dehors donnaient naissance à une prise de conscience intra-familiale. Mohammad Rasoulof décide cependant d'en contrarier le mouvement par un choix tout scénaristique. Il fait passer son film d'une première partie qui visait un réel étouffant, installant le récit, les personnages, décrivant le fonctionnement des institutions, de la famille patriarcale, pour devenir ensuite allégorique quand vient le moment où le père incarne le régime monstrueux dont il est le représentant.
Ainsi s'installe abruptement la deuxième partie, versant psychosé, lors de la disparition de l'arme à feu du père. La fonction de paranoïa qui échoyait au père-juge fait irruption au sein de la famille. Sur le plan de la forme, lors de cette deuxième partie se révèle davantage encore la cinéphilie de Mohammad Rasoulof, ce qui ruine définitivement les potentialités subversives des Graines du figuier sauvage. Construit par strates d'accumulation d'une énergie bileuse trop longtemps contenue par le père qui, à force de s'agréger, se déchaînera de façon violente, le film, barillet plein, se réfugie dans les canons du thriller. Dans cette deuxième partie, quand le père va de plus en plus vers une masculinité castratrice, les filles sont portées par une féminité émancipatrice. Une relation de type agonistique se met en place. Une logique d'affrontement qui porte le genre thriller à son extrême pointe pour aller vers l'horreur lorsque le père, dont l'identité comme le lieu de résidence ont été diffusés sur les réseaux sociaux, craint pour sa vie, décide d'éloigner sa famille dans la maison de campagne pour y faire droit, mener l'enquête sur sa famille, retrouver son arme à feu, sans quoi sa carrière de juge serait en péril. Or, à gagner de nouveaux territoires, plutôt que d'élargir l'horizon, Mohammad Rasoulof le ferme.
L'agonistique agonise bientôt. Un Justicier dans la ville en territoire iranien, la chose était perdue d'avance pour un patriarche cow-boy qui entend régner en maître sur ses terres, arides dans le film, jonchée d'arbres filiformes et nus, aux abords d'une maison totalement isolée au milieu d'une forêt. Un décor Evil Dead, Sam Raimi première version, au voisinage du Projet Blair Witch, que les déambulations du père en quête de sa sorcière de fille entre les arbres rabattent sur Les Graines du figuier sauvage. Mais Mohammad Rasoulof n'en emprunte pas seulement les alentours. Il reprend aussi au dernier le procédé du found footage. Le dispositif revient en fin de film lorsque le père décide de fabriquer ses propres images pour les substituer à celles de la révolte, filme les interrogatoires de la famille, pour fabriquer un nouveau film, celui qui lui servira de caution afin de se dédouaner de la perte de son arme, qu'il impute à l'un des siens. Une logique de genre qui s'aboutit dans un labyrinthe matriciel, lieu de l'enfance, des commencements, l'origin story du père, lieu de la mémoire, lieu de l'enfouissement.
On pourrait alors reprocher au film son aspect festivalier, la recherche d'une caution occidentale, dans un cinéma iranien qui se standardise, revisite sa cinéphilie, l'effet Saeed Roustayi, Leila et ses frères, La Loi de Téhéran en facing du grand mall cinématographique, ses atours marchand et de loisirs version américanisée. Une logique de cinéma rockyen, coup de poing, assénant. Sans doute, mais court de vue. Le véritable problème du film est que son esthétique contredit son sujet. Pour filmer une situation particulièrement extraordinaire, pour la rendre dans sa particularité, soit la dictature en Iran, Mohammad Rasoulof opte contradictoirement pour une forme rabotée, une standardisation labellisée ciné US quand à l'Ouest il n'y aurait plus rien de nouveau dans les genres qu'il revisite. Horreur, malheur, ce choix d'aller vers le cinéma de genre contredit l'exceptionnelle singularité de la situation qu'il s'agissait de filmer. L'esthétique des Graines du figuier sauvage devient apolitique quand son récit se voulait programme politique.
Mohammad Rasoulof ne maintient donc pas cette tension, la lutte engagée dans son film entre son scenario et sa mise en scène. Il la résout en recourant aux genres. Mais quand le film se voulait riche, avec ses changements d'espace, de genre, il est très pauvre. Les modifications de forme sont purement scénaristiques, appuyées par une mise en scène relativement impersonnelle lors des deuxième et troisième parties. Le tout couplé avec des scènes de disruption, assez formatées elles-aussi, cette musique qui s'emballe pour sursouligner une scène de poursuite en voiture, caméra embarquée à l'appui. De même, lorsque le père se fait couper les cheveux, raser par sa femme, fait ses ablutions sous une douche de lumière, la scène au ralenti voudrait en montrer la langueur quand Mohammad Rasoulof cherche le plan. Autant de décrochages qui font partie d'une sorte de contrat relativement standard.
Chaque moment de commutation du film est encore appuyé soit par un plan séquence m'as-tu-vu, par exemple lorsque le père s'aperçoit qu'il a perdu son pistolet, lors d'une scène de déambulation dans l'appartement, soit encore par une musique. Un film balisé donc, qui à l'instant de s'ouvrir – à la révolution, à l'extérieur, sur quoi se terminera le film – se ferme. S'autocentre. Se renie. S'avale dans son génie. Paradoxalement, il y a plus d'ouverture formellement dans les scènes de fermeture (les scènes d'intérieur) que lors des scènes en extérieur, qui forment un mouvement contraire et spiralaire, qui finiront par ensevelir le père. Ainsi, plus le film multiplie les pistes scénaristiques pour débuter sur un drame intime qui vire au thriller paranoïaque puis à l'horreur, plus sa forme se claquemure. Les Graines du figuier sauvage en devient curieux. Un film qui s'auto-séquestre, dont la mise en scène fomente en permanence contre son propos. Un formatage dévastateur. Mohammad Rasoulof voulait faire entendre une réalité politique brûlante, la brutalité policière. Il fait un film policé. Le sommet du film en devient un amoncellement de platitudes sous lesquelles croulera le père indigne.
En somme, plus Mohammad Rasoulof métaphorise la dictature, plus elle perd de sa consistance. Le père, dont la figure se voulait une parabole du régime autoritaire en fin de film, en devient une figure parabolique, un capteur de toutes les influences cinéphiliques de son cinéaste. Un personnage récepteur/diffuseur, sans plus de tête ni de direction, qui tourne en rond dans ce labyrinthe, comme le fou tournoie au soleil, sans raison ni pourquoi. Un père qui, lorsque le sol s'effondrera sous l'effet du tir de la sœur cadette, finira bel et bien enterré, seule une main sortant du sol, sur quoi se terminera le film, le reste d'un homme-fonction, les restes d'un cinéma, une main antenne, qui ne capte plus rien ni personne. Une scène au symbolisme lourd. Un père devenu à ce point pesant qu'il ne pouvait terminer sa course effrénée qu'ensablé. L'incarnation d'un régime politique à outrance en devient outrancière.
Le mouvement révolutionnaire porté par la rue comme les filles du père, qui se retrouvent littéralement à la rue en fin de parcours, dans ce labyrinthe, est littéralement contrarié par cette mise en scène conformiste. Jamais le film n'est porté par une forme particulière, sinon trop rarement. Son sujet, fort, écrase toute velléité formelle. Définitivement, le sujet des Graines du figuier sauvage exerce sa loi, une souveraineté totalitaire. Irrévérencieux dans sa note d'intention, le film se montre bien pieux à l'égard des genres qu'il emprunte. Par devers-lui, Les Graines du figuier sauvage montre en creux que ce ne sera jamais la relation d'un sujet, capté au temps présent, qui fera la force d'un film, sinon comment expliquer l'admiration ressentie pour des peintres non-figuratifs ? La question de la forme demeure déterminante. Non pas la forme pour la forme. Celle qui dira le fond. Celle qui sera le fond. Ce que ne fait pas Les Graines du figuier sauvage au regard de son sujet : un cinéma flambé, qui serait de l'ordre de l'expérimentation, du tâtonnement, un film qui ne s'offrirait pas à une prise déjà formalisée.
« Un film ne se pense pas, il se perçoit », écrivait Merleau-Ponty. Un film digne de ce nom est un film en tant qu'il ne propose pas un discours mais une vision(1). Rien n'est plus éventé qu'un film qui propose un « voyage cinématographique ». Cinéma de tourisme qui au fond ressemble aux grands hôtels : être ailleurs chez soi, incarné par un cinéma qui, au fond, applique une mise en scène, comme un scénario déjà connu (occidentalisés) sur un territoire qui ne l'est pas : cinéma de la colonisation. Un vrai cinéma d'ailleurs est au contraire un non cinéma du voyage. Un cinéma atouristique, pour lequel un regard aurait été inventé. Mohammad Rasoulof a détourné le regard de son film. Il voulait contester l'ordre établi. Il le réinstalle sur l'autel de son esthétique.
Notes