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Natalie et Killer jouent à Simon Says dans Les Gens de la pluie
Rayon vert

« Les Gens de la pluie » de Francis Ford Coppola : Femme de pierre

Guillaume Richard
Dans Les Gens de la pluie, Natalie est moins faite de larmes que de pierres. Elle résiste plus qu'elle ne se dissout. En ce cens, sa trajectoire dessine les contours d'un grand film féministe qui contient en même temps les germes, les aspirations et le rapport à l'utopie du laboratoire à venir de Francis Ford Coppola.
Guillaume Richard

« Les Gens de la pluie »(The Rain People), un film de Francis Ford Coppola (1969)

Les Gens de la pluie est considéré comme le premier grand film personnel de Francis Ford Coppola autant qu'un film charnière dans l'avènement du Nouvel Hollywood à la fin des années 60, comme l'a bien montré Peter Biskind dans son livre Le Nouvel Hollywood. Le cinéaste sort de tournages difficiles et frustrants qui le poussent à repenser complètement son travail. Il décide alors d'opter pour une production légère à petit budget et fonde American Zoetrope, sa célèbre maison de production. « Ce projet bien plus personnel, Coppola décide de l'entreprendre avec ses fonds propres. Son fantastique pouvoir de persuasion fera le reste : il demande une rallonge à Warner Bros. et Seven Arts, qui la lui accordent, malgré l’insuccès de son film précédent, La Vallée du bonheur. La négociation ira même plus loin : Coppola veut réaliser de manière totalement indépendante. Il impose alors au studio un tournage itinérant sur les routes américaines, d’est en ouest, avec une équipe réduite et huit véhicules, puis un séjour de deux mois dans le Nebraska »(1). Les bases du Nouvel Hollywood, inspirées de la Nouvelle Vague française et du cinéma européen en général au tournant des années 60, sont donc posées. La suite de l'histoire, on la connaît, avec ses splendeurs et sa décadence. La carrière de Francis Ford Coppola connaîtra aussi des hauts et des bas, allant jusqu'à investir presque toute sa fortune personnelle dans des projets fous et une vision artistique qu'il veut à tout prix concrétiser... jusqu'à Megalopolis, qui pourrait marquer l'avènement de son œuvre comme son chant du cygne. Que reste-t-il aujourd'hui des Gens de la pluie outre le fait qu'il préfigure, en tant que road movie libertaire, une des grandes spécificités du cinéma américain des années 70 ? Comment résonne-t-il dans la filmographie de Francis Ford Coppola tout en échappant, par sa singularité, à une réduction thématique qui empêche parfois d'approcher tout ce qui la déborde, l'ancre ou la fait imploser ?

S'il y a bien un mystère dans Les Gens de la pluie, un point à partir duquel du sens peut être dégagé, c'est l'énigme autour du titre du film racontée par Killer à Natalie. Qui sont ces gens faits de pluie au point de disparaître lorsqu'ils pleurent puisque ils sont contraints de fondre ? Le dialogue est précisément le suivant :

« - Les Gens de la Pluie sont faits de pluie.
Quand ils pleurent, ils disparaissent parce qu'ils fondent.
- Qui vous a parlé de ces Gens de la Pluie ?
- Je ne sais plus.
- C'est une histoire qu'on vous a racontée ?
- Non, c'est vrai.
- Vous les avez vus ?
- Une fois.
- De quoi ont-ils l'air ?
- Ils ont l'air... de gens ordinaires.
Sauf qu'elle est... très, très belle,
lui, très beau et ils sont... faits de pluie.
»

Cette histoire est basée sur Echoes, une courte nouvelle écrite par Coppola durant ses études à l'UCLA(2). Elle ne renvoie ainsi à aucune légende ou tradition préexistante. Le point le plus important est qu'elle est racontée par Killer, qui souffre de lésions au cerveau suite à un accident durant un match de football américain au lycée. Serait-ce un pur délire ? Killer a-t-il vraiment vu ces gens de la pluie qui ont l'air de gens ordinaires ? Il pourrait simplement parler de sa relation avec Natalie avec qui il partage un même destin incertain. Pourtant, le film est plutôt optimiste et porte une double utopie riche en possibles : celle d'une libération personnelle (Natalie s'émancipe d'une condition de femme au foyer qu'elle ne veut/peut pas accepter) et celle, impossible mais rêvée, de la reconstitution d'une famille d'un nouveau genre (Killer deviendrait l'enfant du couple que forment Natalie et son mari Vinnie). Les gens de la pluie sont plutôt voués à disparaître dans leurs larmes tandis que Natalie et Killer expérimentent des utopies qui renversent les valeurs traditionnelles de l'American way of life. Ils n'ont rien de triste, seule leur échappatoire éphémère l'est, de par son utopie justement, et par la mort qui attend Killer au bout du chemin. Leur histoire fond comme neige au soleil, il n'en restera que des flaques avant l'assèchement complet qui marquera son oubli. Ce que résume bien Iannis Katsahnias : « Killer et Natalie sont faits pour s'entendre mais cette entente est utopique, hallucinée. (...) Ils ne peuvent exister ensemble que dans le flux continu du déplacement, dans la perte de tout repère géographique, dans la jouissance ininterrompue d'un voyage sans but précis. Dès que le désir intervient, c'est foutu. Tout s'arrête. Ne reste que le rêve d'un retour au bercail, de former une famille à trois »(3).

Natalie et Robert Duvall dans la caravane dans Les Gens de la pluie
© American Zoetrope - Warner Bros.

Une chose est certaine, Natalie n'est pas faite de pluie mais de pierre. Solide comme un roc, elle cultive un jardin de pierres intérieur qui lui permet de tout encaisser : les événements de la vie viennent s'y briser comme des boules de neiges s'écrasant lamentablement sur leur cible, à commencer par les cris de son mari au téléphone. Elle part sur la route pour expérimenter et se chercher un nouveau visage, ou plutôt le vrai visage qu'elle ne porte pas encore et qui remonte en elle. « Tout se joue entre l'identité personnelle et l'identité fictive. Natalie essaie de se retrouver ou de devenir Sara, de se voir elle-même comme une autre, de changer de peau ou de retrouver son vrai visage »(4). Sara est le nom qu'elle donne dans un premier temps à Killer. Elle joue avec lui à Simon Says (la version anglophone de Jacques a dit), ils se mettra presque nu mais le désir fait tout arrêter. Natalie trompera plus ouvertement son mari avec Gordon (Robert Duvall), qu'elle retrouvera dans sa caravane à la fin du film. Elle ne s'affirme définitivement plus comme une femme de la pluie mais comme une femme de pierre en portant un nouveau monde découlant de la mise en crise du cadre dans lequel elle était au préalable enfermée. Elle opérait déjà cet éclatement au début du film et avec une simplicité confondante lorsqu'elle débarque chez ses parents, après une nuit qu'on imagine de celle où nos vies se décident et se refont, pour leur annoncer qu'elle s'en va. Bien avant Laura Mulvey ou l'inénarrable Iris Brey, Francis Ford Coppola livre un film féministe qui aurait pu soutenir sans problème la théorie du female gaze. Et, bien sûr, il est loin d'être le premier, car combien de films et de cinéastes hommes n'ont pas soutenu les processus intimes et libertaires des femmes, qu'ils aboutissent à un changement ou à un échec, en se mettant au diapason de leur puissance ?

Natalie s'avère être moins une femme de la pluie qu'une femme de pierre. Killer, quant à lui, malgré son traumatisme crânien, a maintenant la tête dure comme un roc, plus rien ne peut la fendre. Cette dualité traverse et structure la trouée en avant du film qui relève ainsi de la dissolution (c'est le destin de ceux qui fondent sous la pluie) et de la résistance (c'est la force avec laquelle les personnages résistent comme des rocs). Si Les Gens de la pluie n'est pas un film fantastique, il aurait pu l'être si Coppola l'avait tourné plus tard, après Peggy Sue s'est mariée dans les années 80 ou L'Homme sans âge dans les années 2000. Le film peut être vu comme un premier fondement du grand laboratoire fictionnel que constitue l'ensemble de la filmographie du cinéaste, avec ses expérimentations, ses utopies, sa porosités, son rapport au temps et à un héritage fantastique, qui feront de lui un grand horloger démiurge à la recherche de temps perdus. Rien n'empêche de voir en Natalie et Killer de vrais personnages fantastiques qui jonglent, entre la pluie et la pierre, avec la matière dont ils sont faits, ce qui rappelle que la science, qui aura tant fasciné Coppola, peut à elle seule devenir la source de nombreux récits fantastiques, à l'instar de l'étrangeté du monde quantique ou du simple fait que nous sommes tous constitués d'atomes que l'évolution a assemblés avec un certain hasard. Une des originalités du cinéma de Francis Ford Coppola est d'avoir croisé le fantastique et la science sous la forme d'utopies qui traduisent une fascination pour ce que l'homme pourrait être au-delà — de la mort, des apparences, de son quotidien et de sa condition. Même un film comme Les Gens de la pluie contient en germes ces aspirations et c'est ce qui le rend bien plus fascinant qu'un simple jalon de l'histoire du Nouvel Hollywood.

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