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Les 4 amis et l'utopie dans Les Frères Sisters
Critique

« Les Frères Sisters » de Jacques Audiard : L'or perdu de la douceur masculine

Des Nouvelles du Front cinématographique
L'utopie foudroyée par l'éclair de la pulsion reste une fatalité persistante qui obscurcit les belles promesses du cinéma de Jacques Audiard. Ce bonheur provisoire de la communauté improbable qu'on trouve dans « Les Frères Sisters » lui a pourtant fait le plus grand bien.

« Les Frères Sisters », un film de Jacques Audiard (2018)

Le western non seulement siérait au cinéma de Jacques Audiard, dont l'ostentatoire virilisme est cette chair incessamment tenaillée et tiraillée par les écarts métronomiques de la puissance et de l'impuissance. Mais le genre étasunien typique lui ferait encore du bien en l'autorisant à délester ses récentes fictions du poids lourd d'un ancrage national saturé par des fantasmes fatalement entachés d'idéologie. On se souviendra en effet que le palmé d'or, Dheepan (2015), se payait quand même quelques barres d'une cité populaire reléguée de l'autre côté du périphérique pour en faire le paysage urbain d'un nouveau western dont les déflagrations coïncidaient, en dépit d'un marquage cinéphile surexposé (le finale très Taxi Driver), avec le discours sécuritaire et apocalyptique des partisans de la reconquête des « Territoires perdus de la République ». Un ex-Tigre Tamoul en nettoyeur des banlieues et le mauvais tour était joué, qui consistait à piocher dans une autre histoire coloniale de quoi rappeler à l'ordre les petits coqs d'ici, turbulents et arabo-musulmans.

Avec Les Frères Sisters, adapté d'un roman éponyme de l'écrivain canadien Patrick deWitt, Jacques Audiard profite de la commande qui lui a été faite par l'acteur John C. Reilly et sa compagne Alison Dickey après avoir découvert De rouille et d'os (2012) au Festival de Toronto pour prendre l'air en tentant l'échappée belle hors ses propres ornières. De fait, son cinéma trouve matière à s'aérer quelque peu en recréant les montagnes de l'Oregon du milieu du XIXè siècle, entre l'Espagne et la Roumanie actuelles, pour y éprouver la persistance d'archétypes exemplaires du genre (la chevauchée et la ruée vers l'or, les chasseurs de prime et les prospecteurs, les coups de feu et les vengeances fraternelles, les saloons et les bordels, les mines et les forêts, big sky et wilderness). Il se trouve que les lieux communs tiennent plutôt bien le coup, tantôt par l'effet d'une paradoxale soustraction (les échanges de coups de feu sont nombreux mais s'effectuent de nuit ou au loin, trop rapidement ou hors-champ), tantôt par un goût de l'épopée préférant les simplicités du néoclassicisme aux soulignages de la postmodernité (c'est un autre paradoxe consistant ici à rendre un hommage sincère au genre en se concentrant sur le récit davantage que sur l'étalage précieux des citations référencées).

L'histoire de deux frères assassins et chasseurs de primes (l'aîné est joué par John C. Reilly, le cadet par Joaquin Phoenix), mandatés par le Commodore (Rutger Hauer) comme l'est en parallèle aussi un détective privé (Jake Gyllenhaal) pour retrouver un chercheur d'or possesseur de la mystérieuse formule chimique lui permettant de rafler la mise aurifère (Riz Ahmed), est certes suffisamment balisée pour donner un nouveau tour de piste aux tropes matelassant le lit du genre. Le balisage se soutient sur le plan narratif d'un montage alterné (le détective retrouve le chimiste bien avant les deux tueurs et se lie d'amitié avec lui au point de vouloir échapper à la brutalité fondant le prestige de ces derniers, encore que le frère aîné à la différence de son cadet commence à se fatiguer d'une existence de mercenaire). Il se trouve cependant que Jacques Audiard ne manque pas de ressources (les chamailleries juvéniles des deux frères, la belle amitié du chercheur d'or et du détective, la découverte du dentifrice de l'aîné des Sisters et l'étonnante formule chimique permettant à l'or de briller au fond des rivières) pour défendre une incarnation historicisée plus emballante que la série éparse de coups de force formels disséminés encore çà et là pour épater la galerie (l'afféterie redoublée de l'ouverture nocturne, de certains caches ou de quelques regards-caméras, les écarts comiques de vocabulaire dont les préciosités lorgnent explicitement du côté du True Grit des frères Coen en 2011).

L'amputation, double, triple

Le montage organique, dont les alternances promettent un déluge programmatique de feu et de sang, pourrait rappeler l'inaugural Regarde les hommes tomber (1993), mais Les Frères Sisters fait un peu mieux que d'en réaliser les promesses fatales. Par exemple en déployant au milieu de la barbarie vétérotestamentaire de rigueur le site inattendu et fragile disposé à accueillir autre chose que les héritages maudits de patriarches morts-vivants (le père tué durant l'enfance par le cadet se réincarne le temps d'un cauchemar en ours, le Commodore dont les frères Sisters veulent se débarrasser n'est à la fin retrouvé que dans le cercueil où repose son cadavre). Cette autre chose se nomme précisément ici utopie, qui désigne le projet de phalanstère que voudrait créer au Texas le chimiste et qui résonne avec les rêveries transcendantalistes d'un détective en mal d'ambition littéraire, qui recoupe d'une autre manière déjà le fantasme d'un amour romantique dont l'aîné propose à une prostituée de passage l'improbable scénario brodé sur une écharpe rouge fétiche. La beauté gracieuse du visage de Riz Ahmed qui exerce ses effets de douceur sur le visage de ses partenaires de jeu (d'abord Jake Gyllenhaal puis surtout Joaquin Phoenix qui n'avaient pas été si bons depuis bien longtemps), l'intuition de son personnage ayant perçu dans le détective qui le traque la possibilité d'une bonté au principe performatif de leur amitié, l'accord conclu entre les quatre personnages concernant l'or trouvé grâce à la solution caustique : tout cela concourt en effet à l'émergence d'un site ou d'une zone en elle-même utopique, où la beauté en viendrait même à surgir dans l'émotion accompagnant la mort du cheval. Mais l'utopie est concrète en vertu de laquelle les réflexes individualistes de la prédation cèdent le pas devant le rire et la douceur, la tendresse et l'amitié, les ondes affectives suspendant pour quelques temps encore l'aiguillon électrique de la pulsion. Et ce bonheur provisoire d'une communauté improbable fait vraiment du bien au cinéma de Jacques Audiard, c'est un air frais qui lui permet de souffler et de mieux respirer, au moins quelques temps.

Le bonheur éphémère de Jake Gyllenhaal dans Les Frères Sisters

On a affaire alors à une forme de désœuvrement de l'habituelle virilité au bénéfice d'une douceur masculine qui, certes, explique la moindre intensité figurative des personnages féminins (la patronne virile d'une ville, la prostituée émue par le fantasme de son client, la mère des frères qui à la fin leur tire dessus pour les rappeler à l'ordre de la quiétude domestique). Cela serait a minima toujours préférable à la promotion de figures féminines seulement consistantes comme corps incomplets accueillant inversement les excès de chair de la virilité (l'héroïne atteinte de surdité dans Sur mes lèvres en 2001, l'héroïne cul-de-jatte de De rouille et d'os). Le patronyme sororal des frangins expliciterait autrement cette dispense symbolique du féminin comme altérité, et dont l'altérité n'appartiendrait qu'à des hommes capables de s'ouvrir à autre chose qu'aux réflexes mimétiques de la virilité. Loin donc d'un imaginaire biaisé de la complémentarité des corps sexués (le féminin est un défaut, le masculin un excès et les deux trouveraient ainsi à s'agencer afin d'apaiser par leur mutuel emboîtement leur mal-être respectif), l'impuissance qui s'empare des quatre hommes les délivre provisoirement du fer des héritages de sang (le père est un ours, animal carnavalesque par excellence, le Commodore toujours déjà mort). Elle les relève temporairement des habitus prédateurs et individualistes (l'utopie phalanstérienne du chimiste se branche sur le goût du détective pour le transcendantalisme et son magnétisme semble aimanter la fatigue de l'aîné des Sisters). Jusqu'à ce que Jacques Audiard finisse lui-même par céder à l'irrépressible démon de la non moins irrépressible pulsion, l'empressement du cadet à vouloir accumuler l'or visible au fond des rivières débouchant sur les brûlures mortelles de la solution caustique entièrement déversée, qui emportent la vie du chimiste et celle du détective.

Les Frères Sisters ne se remettra d'ailleurs pas de la fermeture brutale du site utopique de la disponibilité pour autre chose, qui exposerait d'ailleurs avec l'amputation du bras du cadet fautif sa propre mutilation d'avoir dû en finir avec le partage concret et utopique de la douceur masculine, cet or de l'impuissance incommensurable face à la mesure des puissances de la virilité vérifiée à chaque passage à l'acte de la brutalité. C'est la rengaine qui constitue le secret filial du cinéma de Jacques Audiard, qui consiste à répéter film après film ce mantra formulé par Sacha Guitry : « Mon père avait raison ». Le père, son héritage, son nom, l'appel originaire de la pulsion, ce sang auquel les fils ne peuvent pas ne pas succomber en dépit de toutes les cultures d'adoption (c'est expressément la question de De battre mon cœur s'est arrêté en 2005). Même si, ici comme d'ailleurs dans True Grit, l'amputation se présente comme l'image de la mortification symbolique de la chair séparée de son excès pulsionnel. L'ultime pirouette d'un retour fordien à la maison maternelle est, en dépit de sa sentimentalité, une piètre alternative à l'utopie foudroyée par l'éclair de la pulsion dont la naturalité reste ce fatum persistant à obscurcir les belles promesses du cinéma de Jacques Audiard. Ce dernier aurait cependant tout à gagner en persévérant dans les efforts lui permettant de renouer au-delà la vieille rengaine du virilisme à l'enfance qu'il abrite encore au moins virtuellement. Une enfance dont une dédicace finale indiquerait d'ailleurs que son actualité tient dans la cicatrice marquant avec l'amputation du frère disparu le réel de la part manquante.

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