« Les 2 Alfred » de Bruno Podalydès : Le doudou des doux dingues du 2.0
On s'attendait à ce que la comédie morde un peu, au mieux égratigne, il n'en est rien. Les 2 Alfred relève moins de la sociologie critique que de la réflexologie. La rondeur et le moelleux des frères Podalydès fonctionnent comme un massage, moyennant quoi on peut retourner dans le bocal de la start-up nation, le cœur léger. C'est pourquoi le film prend place sans problème dans le petit monde confiné qu'il moque gentiment, digne d'une projection organisée dans le cadre d'un exercice de team building. Le doudou dont ont besoin les doux dingues du 2.0, c'est le film aussi. Ce texte, écrit en dyade, n'oubliera néanmoins pas aux moins deux sillons que creuse Bruno Podalydès : la nécessité vitale de former des binômes et la puissance affective du doudou lorsqu'il n'est pas au service de la parentalité comme solution contre les aliénations propres au capitalisme contemporain.
C'est comme si la start-up nation rêvée par le happiness manager en chef était faite pour le rire des Podalydès, avec ses micro-rituels ésotériques et ses gestes et postures cool et dogmatiques, son langage fonctionnel et exotique et son petit grouillement de souris hystériques. Avec Les 2 Alfred, les frères sont à la maison en ethnographes de proximité curieux des nouvelles aliénations du monde du travail, où la simulation du bien-être s'impose comme l'extracteur ultime de cette bonne vieille plus-value.
L'entreprise hi-tech est une bulle de facticité remplie d'un gaz euphorisant et toxique. Ou bien un petit théâtre sous cloche des semblants de la convivialité. Ou bien un vivarium avec sa petite faune des chefs, des employés interchangeables et des stagiaires de passage. Ou bien une boîte truffée de gadgets manipulés par des individus qui doivent à tout prix jouer la bonne humeur d'en être, à défaut qu'elle soit bel et bien réelle, tout cela est donc parfait. La start-up nation est un biotope artificiel idéalement approprié pour épingler les tics et délires, manières et manies d'un monde agité qui voit grand en étant si petit.
Les tout petits mondes et leurs habitants qui voient trop grand
De tout petits mondes abritent le peuple des gens qui voient grand, toujours plus grand, en ne voyant pas plus loin que le bout de leur nez : voilà de quoi le cinéma cohérent de Bruno et Denis Podalydès a toujours été fait. La soirée dans le petit appartement saturé de Versailles Rive-Gauche (1992), la toile de fond des élections municipales avec Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers) en 1998, les vacances à la mer dans Liberté-Oléron (2001), les enquêtes à la Tintin du Mystère de la chambre jaune (2003) et du Parfum de la dame en noir (2005), le triangle (des Bermudes) formé de l'immeuble de bureaux, du square et du magasin de bricolage de Bancs publics (Versailles-Rive-Droite) en 2009 ont représenté autant d'étapes retrouvant au bout du chemin la morale de la fable de La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf (1668) de Jean de La Fontaine. Le bout du chemin est cependant l'endroit qui révèle précisément une impasse où la morale comique a des leçons qui s'appliquent cruellement aux personnages comme à ceux qui les mettent en scène ou les incarnent.
La précision finement dessinée et située des comédies podalydèsienne, tendues par le désir d'éviter les pièges grossiers de la putasserie où se vautre la comédie française de consommation courante, s'est progressivement emplie des vents de l'ambition, parfois sanctionnée par des échecs relatifs quand le tir tombe sociologiquement à côté. Ainsi, la beaufitude des vacanciers de Liberté-Oléron qui n'ont pas les moyens de se la péter gonfle dangereusement la panse d'un ressentiment mêlé aussi d'un pénible mépris de classe. C'est bien connu, les beaufs sont des bœufs qui se croient des grenouilles. Ailleurs, les vents sont d'une meilleure fraîcheur en portant des réussites décrochées aux limites de la zone de confort habituelle, joujoux de l'enfance et jeunesse versaillaise. C'est particulièrement le cas des deux adaptations de Gaston Leroux qui suivent graphiquement la ligne claire de Hergé sans oublier que l'essentiel d'enquêtes convergeant dans la quête généalogique des origines de Rouletabille se tient entre la chambre d'un château bourguignon et une autre située dans un château établi celui-là sur l'île méditerranéenne de Port-Cros.
Et puis la baudruche s'est dégonflée avec Bancs publics, chef-d'œuvre autoproclamé en étant survendu comme l'apothéose de la série versaillaise mais la réclame ne fait pas longtemps écran au résultat, à savoir un ballon obèse et crevé, celui de la retape au gratin du gratin du cinéma français (le casting tient du grand magasin) qu'échoue à regonfler un dernier tiers volontariste sur lequel plane le souvenir cinéphile des surchauffes de Blake Edwards (The Party) et de Jacques Tati (Playtime). Finalement, il n'y a pas que le prolo de Liberté-Oléron à avoir connu les affres de la grenouille se rêvant de devenir bœuf, son rêve de matelot descendant du fringant « Windjet » au pathétique « Zigomar » jusqu'à frôler le pot au noir de la pulsion infanticide. Le fils de pharmacien qui a commencé en mettant en boîte des films d'entreprises a lui aussi vu grand et Bancs publics est la baudruche qui, après avoir crevé, montre qu'elle ne contenait rien d'autre qu'une déception quand la prétention recouvre toute ambition.
L'inspiration retombée comme un bedon désenflé a cependant su avoir l'opportunité de proposer, contre tout surenchérissement, une série de déflations bienvenues, en deux temps : Adieu Berthe, l'enterrement de Mémé (2012) avec sa passion de la magie revenue d'une enfance endeuillée ; Comme un avion (2015) où un la passion du kayak en suppléant significativement à celle de l'aéropostale permet de prendre un peu l'air. Avant que l'adaptation de Bécassine ! (2018) ne s'apparente à une nouvelle outre avec sa fille de ferme bretonne passant du statut de bonne et nourrice à celui de cerveau récompensé pour ses ingénieuses inventions. L'idiote a certes de la suite dans les idées et ses calculs profitent à tout le monde sauf à Bruno Podalydès lui-même quand il signe sa comédie non pas la plus bedonnante mais de toute évidence la plus flasque. Humour dévitalisé.
Glaviole nation
Donc Les 2 Alfred et l'on espère que l'on tient une cure de revitalisation. La comédie rêvée sur le papier permet de tout prendre sans hausser le ton, il suffit de se pencher pour ramasser les symptômes sonores et clignotants de l'époque. La cinéphilie suit en faisant le reste. Ainsi, les smartphones et les drones en remettent un coup dans le goût des maquettes et des miniatures déjà à l’œuvre dans le cinéma chéri de François Truffaut. Quant à l'entreprise mise en boîte comme un cerveau ultra-connecté jusqu'à la débilité, elle s'inscrit nettement dans une inspiration resnaisienne qui a connu son pic avec la participation de Bruno Podalydès à la réalisation de l'adaptation d'Eurydice de Jean Anouilh pour Vous n'avez encore rien vu (2012). Les grenouilles qui se croient aussi grosses que le bœuf, le bocal du film en est plein. Particulièrement avec sa Box qui s'agite beaucoup à simuler la joie au travail afin de vendre du vent, autrement dit en langage start-up de la communication marketing, bulle de néant qu'essaie intégrer Alexandre (Denis Podalydès) tandis qu'Arcimboldo (Bruno Podalydès) navigue à vue mais avec un grand esprit de bricolage dans l'ubérisation.
Les 2 Alfred fonctionne plutôt bien quand il oppose à la rumeur ambiante (les prothèses couinent et les anglicismes fusent comme dans un concours de flatulence) les manières moelleuses des frères Podalydès qui s'imposent dans ce petit monde avec la même nécessité symbolique qu'un doudou pour un enfant en demande de liens. On retient aussi la voiture autonomie qui fait des siennes sans atteindre cependant à la loufoquerie du frigo connecté de Yves (2019) de Benoît Forgeard. Mais, paradoxalement, c'est là aussi où le bât blesse. La décontraction induit une forme ronde de neutralisation. Contre l'hystérisation des relations de travail et l'épuisement des auto-entrepreneurs ayant troqué le salariat contre l'auto-exploitation au bénéfice des plateformes, la rondeur fraternelle est une éthique qui finit gentiment en soulagement thérapeutique pour les excités du bocal 2.0. Non seulement Arcimboldo est le génie d'Alexandre mais il est le daïmon de son propre film en pointant du doigt le fond de douleur de la start-up (y participer oblige à cacher l'existence de ses propres enfants) et sa guérison (une fois la vérité assumée collectivement, on peut tous retourner travailler). Dans l'intervalle, les femmes trinquent un peu plus que de mesure, cadre surmenée forcément au bord de la crise de nerf (Sandrine Kiberlain), première adjointe d'une ville de la périphérie francilienne et sa miss vieillissante incarnant l'inénarrable kitsch provincial, ex-conjointe sous-marinière qui revient enfin comme une cerise sur le gâteau (Vanessa Paradis).
Il manque pourtant quelque chose. Ah oui, ce qu'il manque c'est la glaviole. La glaviole est l'objet zéro du cinéma des Podalydès. Apparue probablement pour la toute première fois dans Liberté-Oléron, elle ne cesse plus depuis de revenir comme une ritournelle en faisant valoir qu'elle est une condition nécessaire, quand elle ne serait tout simplement pas un transcendantal de leur cinéma. Comme le non-sens est la condition de possibilité du sens, la glaviole est dans leurs films la condition même de toute objectalité, la chose sans laquelle les objets ne sauraient fonctionner en même temps qu'elle représente la possibilité du contraire, fonctionnement et non fonctionnement. La glaviole est le mana des Podalydès, autre peluche, autre joujou, c'est pourquoi on guette son surgissement à chaque film. Dans Les 2 Alfred, c'est un chœur qui en célèbre l'apparition (ici tardive) en représentant à l'écran les spectateurs qui en savourent l'existence mais sans avoir besoin de le hurler en cercle consensuel.
La glaviole était un fétiche d'enfance, elle est devenue un réflexe de reconnaissance. Comme les bonhommes de signalisation, verts et rouges avec lesquels s'amuse Bruno Podalydès dans Dieu seul me voit. Le feu de signalisation pour les piétons du cinéma des Podalydès est ainsi devenu un signe de ralliement de la glaviole nation qui est à la start-up nation ce que la blague Carambar est au bout de caramel qui en a le nom. Autrement dit le complément qui fait guère rire mais sans gâcher le goût de la sucrerie.
Séance de réflexologie
(toujours peluche)
L'infantilisation est une trahison de l'enfance doublée d'une offense faite aux enfants, cela est vrai et bien vu même si le film esquive la cruauté du moment où un père ne reconnaît pas son garçon qui l'interpelle afin de tromper la vigilance de son binôme qui le surveille. Surtout, si le puérilisme est le problème, la solution serait donc la parentalité. Effarante séquence quand on y pense où tous les salariés de la Box sortent les uns après les autres la preuve, ici une photo, là un jouet, attestant qu'ils sont des parents masqués, suivi par le chef qui rejoint le chœur quand la maternité de sa subordonnée requiert la reconnaissance de sa paternité (c'est Yann Frisch, plus connu pour ses tours de magie et seule révélation du film). Une paire de peluches en forme de singes est une image qui dit la vérité des Deux Alfred, toute bête. Les deux frangins font les singes avec les fétiches technologiques du moment mais c'est pour mieux assurer la fonction d'objet transitionnel à un petit monde qui doit savoir préférer à l'hystérie de la régression puérile la maturité d'une parentalité respectueuse à la fois des enfants et de l'enfance qu'il y a dans les gens.
On était en droit de s'attendre à ce que la comédie morde un peu, au mieux égratigne, il n'en est rien. Inoffensif, Les 2 Alfred relève moins d'une leçon grinçante de sociologie critique que d'une séance de réflexologie. Un peu de moelleux et de rondeur fonctionne comme un massage et, une fois le message de la parentalité délivré, on peut retourner dans le bocal s'auto-exploiter, le cœur léger. Toujours plus de profit, toujours peluche. Même si l'on a franchement du mal à comprendre en quoi la parentalité serait un moyen de lutter contre les nouvelles formes d'aliénation caractéristiques du capitalisme contemporain. Là encore, Les 2 Alfred est explicite : une autre peluche, celle d'un dauphin bleu, permet à Sandrine Kiberlain de s'endormir sereinement après tant d'énervements. On ne pourra jamais faire aux frères Podalydès le procès du cynisme, leur cinéma en est rigoureusement dépourvu et c'est heureux. Mais la gentillesse a des limites quand elle s'apparente à l'attitude débonnaire consistant à poser l'équivalence de la bonté et de la faiblesse. Une simple vidéo disponible sur YouTube qui fait la promotion de l'esprit start-up fait davantage rire, mais d'un rire qui survient pour conjurer une horreur profonde. À côté, la barbarie néo-médiévale des drones qui s'affrontent dans des joutes démarquées de la série Game of Thrones est une blague de potache aussi peu consistante que les effets spéciaux mobilisés pour leur représentation.
En conséquence de quoi, Les 2 Alfred prend place sans problème dans le petit monde confiné qu'il moque gentiment, digne d'une projection organisée dans le cadre d'un exercice de construction d'équipe que les managers ont le réflexe d'appeler team building. Le doudou dont ont besoin les doux dingues du 2.0 pour continuer à s'auto-exploiter, c'est le film aussi.
« À deux tout va mieux » par Thibaut Grégoire
Au-delà de l’aspect satirique que peut revêtir le film de Bruno Podalydès, sur l’uberisation de la société notamment, Les 2 Alfred utilise finalement son concept et cette satire gentillette, celle d’une « boîte » au fonctionnement faussement moderne et vraiment totalitaire, pour mettre en scène et au centre de la comédie qu’il organise un reflexe humain, tout simple, qui va ici s’opérer en réaction à ce qu’impose l’entreprise. L’entreprise en question, The Box, a une règle incontournable, inviolable sous peine de licenciement immédiat : « pas d’enfants ». Tous les employés de The Box, au moment de leur engagement, doivent donc garantir qu’ils n’ont pas d’enfants à ce moment t et qu’ils n’en auront pas tant qu’ils travailleront là. Évidemment, cette exigence extravagante est une manière déguisée pour « la boîte » de s’assurer la quasi-totale soumission de ses employés. Ce que la boîte veut, c’est que tous ses employés ne dépendent de rien, ni de personne. En gros, ce que le « pas d’enfants » demandé signifie vraiment, c’est « pas d’attache, pas de vie en dehors de la boîte ». Évidemment, l’exigence de la boîte se révèlera bien vite une illusion que se fait celle-ci puisque, tandis que l’on sait dès le début qu’Alexandre, le personnage principal, est bel et bien père de deux enfants au moment où il est engagé, on apprendra petit à petit que presque tous les autres employés sont également parents et usent de stratagèmes pour le cacher à leur employeur.
Or, le fait de ne pas avoir de vie en dehors de l’entreprise impliquerait une solitude dont le titre du film de Bruno Podalydès vient contredire d’emblée la possibilité d’existence. Dans Les 2 Alfred, l’élément clé, c’est le « 2 ». Les deux Alfred, ce sont deux peluches représentant des singes mais qui, pour le bébé d’Alexandre, ne forment qu’un seul et même doudou. La présence de ceux-ci est rassurante pour l’enfant et elle est tout du long du film une des grandes préoccupations d’Alexandre, parfois au-dessus de celles qui lui sont imposées par son travail. Mais si la paire de singe est rassurante pour le nourrisson, former une paire, un couple, un binôme, s’avèrera également rassurant pour tous les personnages du film. Pour se rassurer dans le grand bain de l’uberisation et de « la boîte », tous trouveront dans l’alliage, dans le binôme, une manière de se rassurer mais aussi d’être plus efficace. Chaque personnage forme à un moment ou à un autre un binôme avec un autre : Alexandre avec Arcimboldo, Alexandre avec Séverine, Séverine avec sa fille, Séverine avec Arcimboldo, Alexandre avec sa femme. Chacun trouvera dans son binôme un réconfort, une aide, un doudou. Séverine le dira d’ailleurs à Alexandre à plusieurs reprises, ils sont plus forts à deux. Et quand il présentera Arcimboldo à Séverine, Alexandre désignera celui-ci comme « son philosophe personnel », attestant le fait qu’il soit une présence rassurante, comme un mantra vivant lui permettant de mener de front, et dans une sorte de fluidité apaisante, sa vie de famille et sa vie professionnelle, deux vies dans lesquelles Arcimboldo ne manque pas d’intervenir à un moment ou à un autre. Même le méchant patron de l’entreprise acceptera in fine son binôme, une employée de la boîte enceinte de lui, et entérinera ce nouveau fonctionnement « à deux » lors d’une fête d’entreprise réunissant tous les employés, en couple et avec leurs progénitures. Après avoir expérimenté toutes sortes de binômes, après être passé d’un couple à l’autre dans un mouvement rendu finalement plus facile, plus doux, par ces alliages successifs, Alexandre retrouve enfin son binôme initial, sa femme sous-marinière, enfin remontée à la surface, tandis que le couple Arcimboldo-Séverine semble également sur la bonne voie de trouver son chemin de croisière. Au fond, ubérisation ou pas, « boîte » ou pas, … à deux tout va mieux.
Ce lien qui existe avec son binôme exprime donc quelque chose qui se trame plus profondément dans le film. On retrouve un autre affect qui creuse son propre sillon dans la narration, et qui réside dans le rapport qu'Alexandre entretient avec le doudou de son enfant. Si la fin des 2 Alfred accorde maladroitement à la parentalité un statut trop important, au point en effet où "l'on a franchement du mal à comprendre en quoi la parentalité serait un moyen de lutter contre les nouvelles formes d'aliénation caractéristiques du capitalisme contemporain", il ne faudrait pas oublier les deux séquences où Alexandre oublie de donner les 2 Alfred à son enfant. Ici, ce n'est plus la parentalité comme symbole qui est mise en avant, mais un rapport à la fois nostalgique, fragile et innocent à ce que peut représenter un doudou pour un enfant qui en serait privé. Tout le monde connaît l'importance que peut revêtir cet objet et la puissance émotionnelle qui peut s'en dégager. Le film n'approche malheureusement que deux fois cet affect précieux, mais ce n'est déjà pas si mal.