« Leila et ses frères » : Les ascenseurs de Saeed Roustaee
Si les ascenseurs émotionnels, sociaux et comiques fonctionnent bien dans Leila et ses frères, c'est malgré tout au détriment d'un personnage humilié, comme pris dans le béton et écrasé par le rouleau compresseur de la petite entreprise de travaux de Saeed Roustaee, avec la même lâcheté que chez Asghar Farhadi.
« Leila et ses frères », un film de Saeed Roustaee (2022)
Leila et ses frères s'ouvre par une longue séquence de révolte ouvrière dans une usine, assez semblable à celle du nettoyage du petit bidonville dans La Loi de Téhéran. On reconnaît immédiatement toute la dextérité de Saeed Roustaee et on peut saluer le fait qu'il réussisse une nouvelle fois à passer entre les mailles du filet de la censure. Or, dans le même mouvement, cette séquence, et toute la suite du film, donnent toujours l'impression d'être face à une démonstration de force, d'où le titre de notre texte sur La Loi de Téhéran : un bulldozer efficace. Dans l'ouverture de Leila et ses frères, et ce n'est pas un hasard, Saeed Roustaee filme justement des machines et surtout une sorte de gros rouleau compresseur qui vient compléter la petite société de travaux de construction d'un cinéaste spécialisé dans le nivellement et le bétonnage. Si cette métaphore appuyée est censée dénoncer les conditions de vie en Iran, elle vaut tout autant pour décrire le cinéma de Saeed Roustaee, véritable manufacturier qui devrait rapidement atterrir à Hollywood.
Avant d'aller plus loin et de voir comment Leila et ses frères réussit quand même à dépasser le plan de travail attendu, il est intéressant de se demander de quelle manière le film dépend d'un certain académisme du cinéma iranien (voire oriental ?). Car en effet le recours à de longs dialogues et à des scènes d'humiliation sans vergogne rappelle le cinéma d'Asghar Farhadi et son prototype qui a été atteint avec Un héros (2021). Saeed Roustaee choisit semble-t-il cette direction qui se manifestait déjà dans La Loi de Téhéran. La question reste ouverte car la force politique du cinéma iranien, en termes de discours (d'un point de vue esthétique, c'est une autre histoire), réside dans sa capacité à filmer l'individu broyé par le système. Académique, le cinéma de Saeed Roustaee ne peut que l'être en se référant à la fois aux principes en vigueur du cinéma iranien contemporain — auxquels échappent Jafar Panahi et dans une certaine mesure Mohammad Rasoulof — et à une recherche d'efficacité dramaturgique obtenue par une entreprise de nivellement.
Or, voilà que plusieurs scènes comiques de Leila et ses frères contredisent ce constat de nivellement : celle de l'ascenseur bricolé qui permet d'atteindre l'appartement d'un des quatre frères de Leila. La verticalité de son dispositif caduc s'oppose à l'horizontalité générale du film. Le gag est reproduit une seconde fois lorsque l'associé escroc du frère débarque de l'ascenseur à la fin d'une discussion animée avec un certain sens du comique de situation, soit ce qui vient un peu gripper la mécanique du rouleau compresseur actionnée par Saeed Roustaee. Un deuxième ascenseur apparaît dans Leila et ses frères, celui situé dans un bâtiment luxueux où les quatre frères se rendent pour rencontrer l'escroc. C'est ici le contraste qui est amusant et qui entérine en même temps la fracture sociale du film, qui ne cessera alors plus de faire des montées et descentes entre les différentes couches de la société. C'est là que Leila et ses frères devient fort et laisse entrevoir le ton d'une grande comédie populaire. Plutôt que tout aplatir avec son rouleau compresseur, Saeed Roustaee construit des ascenseurs à la fois sociaux, émotionnels et comiques. Il a donc un peu développé le savoir-faire de sa petite entreprise de travaux, et on attend rien de moins de la part de n'importe quel cinéaste.
Mais n'est-ce pas une nouvelle entourloupe du manufacturier qui construit désormais une attraction à sensation forte faite de haut et de bas ? C'est là qu'il faut trancher entre la sincérité et l'entreprise de contrefaçon qui fabrique des ascenseurs branlants. Nous optons pour la première, d'abord pour le personnage obstiné de Leila (Taraneh Alidoosti), un boulon impossible à visser qui menace sans cesse l'édifice, ensuite pour l'attachement sincère des frères, et en particulier celui de Alireza (Navid Mohammadzadeh), pour leur pathétique père (Saeed Poursamimi) qui pose des fondations au film aussi fragiles que le sol de la maison de Manouchehr (Peyman Maadi). Le traitement réservé au père manque par contre de nuances et Saeed Roustaee ne se prive pas de recourir à de nombreuses humiliations, de la pisse dans l'évier à l'horrible mariage manigancé. Impossible alors de croire au long plan où le vieil homme va progressivement s'éteindre : aucune compassion n'est envisageable. Si les ascenseurs émotionnels, sociaux et comiques fonctionnent bien dans Leila et ses frères, c'est malgré tout au détriment d'un personnage humilié, comme pris dans le béton et écrasé par un rouleau compresseur, avec la même lâcheté que chez Asghar Farhadi.