« Le Roi de l'évasion » d'Alain Guiraudie : Désirs décapants
Le Roi de l'évasion d'Alain Guiraudie est un film décapant dans les deux sens du terme : d'abord parce qu'il est stimulant et original, ce qui en fait une des comédies françaises les plus marquantes de ce début de siècle ; ensuite parce que le film attaque les habitudes confortables du genre et dessape même littéralement son personnage principal qui passe une partie du film en slip à errer dans les bois. Mais avant tout, Le Roi de l'évasion est un grand film sur le désir et son évasion, c'est-à-dire sur la manière dont il peut être expérimenté.
« Le Roi de l'évasion », un film d'Alain Guiraudie (2008)
Près de quinze ans après sa sortie en 2009, et donc autant de temps durant lequel la comédie française aura évolué (ou non) et réservé son lot de surprises (P'tit Quinquin de Bruno Dumont par exemple), on peut dire que Le Roi de l'évasion est un film décapant dans les deux sens du terme : d'abord parce qu'il est stimulant et original, ce qui en fait une des comédies françaises les plus marquantes de ce début de siècle ; ensuite parce que le film attaque les habitudes confortables du genre et dessape même littéralement son personnage principal, Armand (Ludovic Berthillot), qui passe une partie du film en slip à errer dans les bois. Tous les films d'Alain Guiraudie ne sont pas forcément drôles comme peut l'être Le Roi de l'évasion. Ou alors ils le sont à moitié, comme L'inconnu du lac avec ses personnages farfelus. À l'instar de Bruno Dumont ou récemment Sophie Letourneur (dans Énorme surtout), Guiraudie a su inventer et creuser une porosité où se mélangent un goût pour l'expérimentation, une vision politique (dans certains films plus que d'autres) et un humour pince-sans-rire qui forment son irrésistible patte.
L'art comique d'Alain Guiraudie est à rapprocher de celui d'autres grands cinéastes français contemporains qui ont donc inventé comme lui des comédies "poreuses" au carrefour de différents flux. Bruno Dumont en premier lieu et avec lequel certains personnages pourraient parfois être interchangeables. Il y a bien sûr P'tit Quinquin, Coincoin et les z'inhumains et Ma Loute mais surtout L'humanité (1999), qui n'est que le deuxième de son auteur et déjà un chef d’œuvre qui a probablement influencé Guiraudie tant leurs mondes se ressemblent — le côté mystique en moins — et les affinités esthétiques paraissent évidentes. Il y a aussi Louise-Michel (2008) et les films de Benoît Delépine et Gustave Kervern, plus politisés, mais d'une drôlerie parfois imprévisible, comme lorsque Yolande Moreau éclate de rire devant un dessin animé diffusé dans un café rural et ses habitués. Il y a encore les rapports complexes au réel qu'entretiennent les films de Sophie Letourneur (et plus particulièrement Énorme, encore un chef d’œuvre). De manière plus lointaines, citons enfin les escapades comiques de Bruno Podalydès et Antonin Peretjatko, l'étrangeté du cinéma des frères Larrieu et de Quentin Dupieux, et nous tenons là peut-être ceux qui ont su porter le plus haut une forme de comédie contemporaine singulière et à contre-courant de la production industrielle massive qui, elle, ne cesse de faire du surplace, pose des problèmes toujours plus épineux (la série de films racistes avec Christian Clavier) ou peine à se défaire d'une certaine morale (le respect des valeurs familiales et des mœurs) et d'un certain cynisme, même chez les plus inventifs comme la bande à Philippe Lacheau.
Pourquoi Le Roi de l'évasion est-il si drôle ? Comment brouille-t-il les frontières ? Le film décape d'abord tout sur son passage, à commencer par la trajectoire de Ludovic, un homosexuel qui revient le temps d'une évasion aussi courte qu'irréelle auprès des femmes. N'est-ce pas généralement l'inverse qui nous est souvent raconté, à savoir l'émergence d'une homosexualité cachée qui va pouvoir s'affirmer ? L'homosexualité et l'humour pince-sans-rire qui l'accompagne restent pourtant dominant dans le film grâce aux personnages secondaires hilarants. Il y a les amis de Ludovic (deux glandeurs), le vieux qui bande dans son training rencontré dans un bistro et, bien sûr, le flic invasif qui surgit à trois reprises d'on ne sait où avec une délicieuse drôlerie, comme lorsqu'il interrompt une scène de fellation entre Ludovic et son patron. Tout ce beau monde finira en partie dans une réjouissante partouze (avec le policier) qui défie toutes les lois de la comédie française contemporaine : le désir et l'humour se rencontrent dans une formule jamais-vue, comme dans beaucoup de films d'Alain Guiraudie.
Ludovic est un personnage tout aussi décapant, avec son air innocent et sa franchise qui ne sont pas sans rappeler le célèbre Carpentier interprété par Philippe Jore dans P'tit Quinquin. Est-il le Roi de l'évasion ? Oui et non. Non car, comme on l'a dit, il se retrouve en slip une bonne partie du film. Guiraudie en fait également une sorte de faux sportif en crise d'identité, avec ce training rouge qu'il porte souvent, et plus particulièrement un cycliste qui pédale dans le vide pour perdre du poids afin de plaire à plus d'hommes. En cavale avec Curly (Hafsia Herzi) avec qui il vit donc un épisode amoureux utopique, ils ne vont pas bien loin. Oui parce que Ludovic navigue entre différentes lignes de fuite du désir. C'est là que l'évasion se situe d'abord : dans les mouvements amoureux et sexuels de tous les personnages, et en premier lieu ceux masculins. L'évasion de Curly, bien réelle elle aussi, ne pouvait qu'être vouée à l'échec à cause de leur différence d'âge et d'orientation sexuelle. Le Roi de l'évasion brasse ainsi différents courants sans jamais se complaire dans le cynisme. L'évasion, soit le fait d'être toujours en mouvement, fonctionne comme une éthique du quotidien et non comme une fuite puisque tout est déjà là et donné, il suffit d'agencer les choses, de se brancher sur les expériences les plus stimulantes, quitte à s'accorder une petite fugue enchantée que le désir peut offrir à celui ou celle qui s'écoute.