« Le Procès du chien » de Lætitia Dosch : Dernières nouvelles de Cosmos
Si le premier long-métrage de Lætitia Dosch est bruyant, c'est qu'il gueule et s'il pousse une gueulante, c'est qu'il en a gros sur le ventre. Ici, l'aboiement est partout, inter-spécifiquement. Un tribunal des hommes et des bêtes comme en rêvait Franz Kafka, sensible à l'appel des forêts comme chez Jack London. Le Procès du chien est un vrai film de bâtard et sa pelisse bigarrée est le manteau formidable d'un hommage à l'espèce compagne qui nous aura fait comme nous sommes, mais remué de rage quand notre bêtise ne fait pas droit à notre part sauvage. Le griffon Cosmos y aboie pourtant les nouvelles d'un nouveau « contrat naturel ».
Le tribunal des hommes et des bêtes (incipit kafkaïen)
Dans un passage de son journal daté d'octobre 1917, Franz Kafka note ceci : « En résumé seul m'importe donc le tribunal des hommes, et par surcroît c'est celui-là que je veux tromper, sans qu'il y ait tricherie toutefois ». Une lettre adressée à Max Brod lui donne alors la possibilité de le recopier tout en l'amendant ainsi : « Seul m'importe le tribunal des hommes et des bêtes ». Leur tribunal commun instruirait le procès de notre bêtise qui, comme la viande, peut crier pitié aussi(1).
Le Procès du chien, le premier long-métrage de Lætitia Dosch, a beau jeu de mener tambour battant sa comédie de procès canin, une salivaire mélancolie kafkaïenne s'y fait sentir en refluant entre ses mâchoires, jusqu'à la lame de fond qui, à la fin, emporte le morceau. Tromper le tribunal des hommes ne se fait pas contre eux mais au nom du chien, de tous les chiens qui « sont tout le savoir, la somme de toutes les questions et toutes les réponses » selon le Franz Kafka des Recherches d'un chien (1922).
La modernité mord quand elle est aux abois
Le Procès du chien est un film qui pétarade d'emblée, souvent trop fort. On voudrait résister à son côté agressivement flipper, avec ses gags à la pelle et ses micro-montages concassés, ses transitions musiquées et l'abattage de ses comédiens. Mais emporter la conviction vaut moins que la caresser à rebrousse-poil : en vrai, le film de Lætitia Dosch n'est que jappements ; mieux, il aboie comme sa réalisatrice-interprète qui pour faire rire n'hésite pas à retrousser les babines et montrer les dents. La comédie acidulée, couleurs pétantes et humour parfois cartoonesque, est la fourrure bigarrée d'une gueulante qui fait son os d'un vrai procès de chien qui eut lieu en Suisse il y a quelques années.
Avoir un œil sur la singularité d'un semblable procès et en jeter un autre sur l'hystérisation sociale qu'il provoque et dont les effets de contagion rabique sont amplifiés par la fièvre médiatique, c'est déjà loucher comme le propriétaire de Cosmos joué par François Damiens. C'est encore et surtout tenter des embardées dont quelques-unes font mouche comme un doigt dans l'œil : l'antagonisme interne au camp progressif entre les féministes et les antispécistes ; le droit dont le mix d'humanisme et de naturalisme le fait totalement aveugle à la vie spécifique des animaux domestiques. Pourtant, des procès intentés contre les animaux ne manquaient pas au Moyen Âge.
Si Cosmos, le croisé griffon que joue Kodi dans Le Procès du chien, est autrement affecté par un strabisme divergent, ce mélange de malinois, de husky, d'épagneul breton et de caniche Toï arbore les bigarrures d'une rage dont est fourré le film de Lætitia Dosch qui s'était déjà illustrée dans la croisade interspécifique avec un spectacle intitulé Hate (2020) où elle partageait la scène avec un cheval nommé Corazón.
Cosmos est durant son procès l'objet de perspectives divergentes et strabiques, entre l'avocate de la plaignante qu'il a mordue au visage et celle de la défense, entre les experts et les spécialistes, comportementaliste, philosophe et représentants des trois monothéismes. Les effets de parallaxe recouperont étonnamment la bâtardise du clébard. Le chien est aussi l'antique porteur de nouvelles qui reviennent de loin. La pagaille qu'elles provoquent rappelle encore qu'un griffon est tout d'abord un animal légendaire, une chimère avec ses oreilles de cheval, son tronc d'aigle et son arrière-train de lion, associée aux héros et divinités anciennes, Gilgamesh, Seth, Dionysos, Némésis ou Éros.
Après la manticore estivale de Creaturas de Carlos Vermut, le griffon hirsute du film de Laetitia Dosch allégorise les archaïsmes mal peignés d'une modernité qui mord quand elle est aux abois.
Les aboiements de l'inassimilable
Le Procès du chien jappe quand il veut séduire à tout crin. Il nous fait en effet les yeux doux par l'entremise maline de ses acteurs, Anne Dorval en avocate qui bat la campagne en refourguant son programme d'extrême-droite et Jean-Pascal Zadi en maître-chien qui sera au lit le chien de sa chienne avec Alice, l'avocate de la défense, quarantenaire en mal de mâle. Mais le jappement est un préalable à d'étonnants aboiements. L'abattage comique alors s'y ressaisit d'une ombre épaisse quand plane sur Cosmos la menace de l'euthanasie, autre manière d'abattage auquel se substitue l'euphémisme de l'endormissement. Le surjeu alerte ainsi pour qui aboie en refusant la piqûre fatale.
On a parlé précédemment d'hystérisation et le film de Lætitia Dosch y barbote gaiement. Blagues crues, insultes et coups pleuvent à la suite de la morsure inaugurale, jusqu'à un finale en inattendue douche écossaise. L'actrice s'y connaît aussi pour avoir joué dans le premier long-métrage d'une spécialiste du genre, La Bataille de Solférino (2013) de Justine Triet, cette dernière réalisatrice ayant par ailleurs le goût mêlé des chiens et des procès, dans Victoria (2016) et Anatomie d'une chute (2023). Sauf que Lætitia Dosch préfère aux tapages calibrés de sa consœur une bâtardise de bien meilleure aloi. Il s'agit pour elle en effet de frayer plus loin encore dans la critique mordante des biais juridiques et dans l'amitié manifeste pour les « espèces compagnes » (Donna Haraway)(2)
Une fois n'est pas coutume, une demi-douzaine de scénariste n'auront pas été de trop pour multiplier les perspectives comme autant d'écarts parallactiques, autant de crocs faisant accroc dans la robe censément sans couture de nos habitudes, ces « secondes natures » ainsi que les appelait Pascal(3) en invitant à repenser le concept même de nature. D'un côté, l'assimilation du chien à son maître remet en question la double assise, à la fois humaniste et naturaliste, d'un champ juridique qui ne reconnaît que des personnes et leurs responsabilités afférentes. De l'autre, l'empathie compréhensive nécessaire à expliquer pourquoi Cosmos, ce chien si gentil, agresse systématiquement les femmes qui le nourrissent, arrache du dressage des corps féminins l'inflexion du genou qui, s'il peut s'apparenter à une menace pour le chien qui mange, instruit l'effet d'autres domestications sociales.
Cosmos évidemment aboie mais il n'est pas le seul à aboyer dans Le Procès du chien, loin de là, c'est toute une société enfiévrée par le procès, déchirée d'aboiements. La Suisse en perd momentanément son latin, celui d'une tradition de la paix civile et du calvinisme. La crise mimétique qui la secoue et dont le chien serait la victime émissaire serait la conséquence enragée d'une passion pour l'assimilation qui serait enrayée par l'animal, pourtant posé par tradition en « fidèle ami de l'homme » selon l'expression consacrée. Cosmos est en vérité une forme de vie inassimilable au grand partage humaniste entre nature et culture. Il en abâtardit les partitions catégoriques, il en exsude toute la chiennerie(4).
Cette chiennerie qui abêtit l'animal en le faisant bête est à ce à quoi Cosmos résiste. Et autrement sa victime portugaise (impressionnante Anabela Moreira), qui masque sa blessure avant de la révéler au public en hurlant contre l'avocate de la défense qu'elle agonit d'injures au nom d'un rapport de classe dont ni l'une ni l'autre, travailleuse précaire d'origine étrangère et petite-bourgeoise d'ici, ne sont immunisées. On pourrait encore évoquer le jeune voisin de l'avocate, ce garçon qui jette sur elle son dévolu parce qu'il est probablement victime d'abus parentaux. L'aboiement est effectivement contagieux, c'est un enfièvrement du genre rabique quand il donne à entendre toute la variété, sauvage et virulente, des résistances aux violences du dressage social et de la domestication.
La part du loup et l'appel de la forêt
Une grande scène du Procès du chien est celle qui voit l'avocate tenter de mieux comprendre la nature de Cosmos en l'emmenant faire un tour en forêt. Le rapprochement ira même jusqu'à muter en baston momentanée entre le bâtard et sa défenseure, gueule contre gueule, crocs contre crocs. Et puis une grande fatigue tombe sur eux deux qui refonde provisoirement leur communauté. Le repos des guerriers ouvre alors à la tombée du soir. Quand, soudain, Cosmos hurle à la lune en répondant à l'appel d'autres chiens qui ensemble se ressouviendraient avoir été des loups dans une autre vie.
Cosmos répondrait alors à l'appel ancestral des forêts et, là encore, il n'est pas le seul à le faire. C'est une autre séquence magnifique du film de Lætitia Dosch quand, dans sa voiture, le maître-chien met à fond les ballons « Ma révérence » de Véronique Sanson. Le chien alors renchérit, il hurlait déjà à la lune en reconnaissant dans le lyrisme de la chanteuse un autre appel des forêts. C'est un hommage bouleversant offert à Véronique Sanson et il excède largement les facilités de l'usage des chansons populaires dont le cinéma français et francophone, par exemple belge, est abusivement friand. La chanteuse n'avait cessé de nous en alerter : elle aussi comme nous venons des forêts.
Le chant lyrique articule ainsi ce qui, en son fond immémorial, relève d'une modulation archaïque et la mélodie vient de loin, de très loin. C'est là notre part de rétivité, de résistance et de sauvagerie que l'on pourrait caractériser comme transcendantale – cette « sauvagèreté » dont parle Frédéric Neyrat. Le philosophe écrit en effet que « ce que notre monde tend à étouffer est, pour le dire d'un terme, le sauvage – il faudrait dire la sauvagèreté ou peut-être l'état sauvage, à ceci prés qu'il ne s'agit précisément pas d'un état – entendu à la fois comme profusion anarchique du sensible et absence de fondement de cette profusion, processus à l'œuvre qui traverse les constructions et la condition inconstructible de celles-ci. Quand tout devient le même, identique et à portée de main, le sauvage est ce qui, pour son plus grand péril, revient de loin. Revenant de loin, il défait la loi du même, et promet l'insolite, l'extra-terrestrialité qui patiente au cœur de la vie terrestre »(5).
Lorsqu'au terme du procès, Cosmos est emmené vers son funeste destin, la comédie montre alors qu'elle en a gros sur le ventre, comme toute comédie vraie. Le rire à gorge déployée est l'aboiement des maux d'estomac de la société – un « gueuloir ». Le tribunal des flagrants délires du droit est à la peine, proportionnelle à sa bêtise qui est un autre transcendantal(6). Nous, humains, n'y comprenons rien aux animaux non humains quand nous les affublons du nom de bête et cette bêtise ignore encore que le chien, cruellement puni pour n'avoir pas été reconnu dans sa part du loup, est le martyr de la nôtre. Nous sommes en effet tributaires d'un processus d'hominisation et de domestication pour lequel l'espèce canine a joué un rôle décisif au début du Paléolithique supérieur.
Les dernières nouvelles de Cosmos nous auront ainsi obligé-e-s à faire un pas de côté en retrouvant la source de nos aboiements partagés, une lycanthropie que nos modernes diplopies nous empêchent d'évaluer. Le secret du Procès du chien serait littéraire, c'est L'Appel de la forêt (1903) de Jack London. Son horizon d'attente, lui, tiendrait d'une nouvelle philosophie juridique, contemporaine du « tournant ontologique » de l'anthropologie. Son exigence est radicale en invitant, entre le croc des gags, à la refondation d'un nouveau contrat social. Un « contrat naturel » (Michel Serres) qui, toutefois, ne se suffirait même plus du vieux concept de nature puisqu'il est un reliquat naturaliste de la modernité et de l'humanisme. Un contrat respectueux des équilibres dans les relations multi-spécifiques et interspécifiques, soucieux de notre « communauté terrestre » (Achille Mbembe)(7).
C'était donc cela, la dernière nouvelle dont Cosmos était le sauvage porteur dans Le Procès du chien. D'autres chiens ont déjà participé à lui ouvrir la voie, d'autres lignes de chien notamment avec Roxy Miéville dans Adieu au langage (2014) de Jean-Luc Godard et Boston dans Gorge Cœur Ventre (2016) de Maud Alpi. Et puis la meute des loups à la fin de Rester vertical (2016) d'Alain Guiraudie. C'est cette nouvelle-là qui aura fini par être anesthésiée, transie dans le sommeil dogmatique des vieux montages juridiques. Comme dans Mon chien (1955) de Georges Franju, comme dans Disgrâce (2001) de J. M. Coetzee. Si, alors, le chaos règne, c'est dans l'attente aussi de la prochaine cosmogonie.
Notes