« Le Paradis » de Zeno Graton : Le dragon et le centre fermé
Avec Le Paradis, Zeno Graton montre que le désir pour l'autre et l'amour, à l'intérieur d'un centre fermé pour mineurs, apparaissent comme les véritables échappatoires d'un quotidien régi par les tensions intérieures et extérieures. C'est l'audace et la subtilité de son film qui donne corps à ce paradoxe à travers l'allégorie d'un puissant dragon qui se loge dans le centre fermé. Le retour au trou n'est plus un échec sur toute la ligne mais l'assurance qu'il y a dans les boucles de l'enfermement autre chose que de l'étouffement et de la résignation : une forme de paradis.
« Le Paradis », un film de Zeno Graton (2023)
Nous avons beaucoup écrit sur le cinéma belge francophone pour en dire tout le mal que nous en pensons. Le problème est à la fois esthétique, structurel et économique puisque c'est tout un système produisant des films relativement proches qui est à mettre en cause. Nous nous étions néanmoins promis de continuer à voir tous les films sortant en salles pour guetter la moindre exception et voilà que nous en découvrons une : Le Paradis de Zeno Graton. Pourtant, à l'écran, à l'instar de Un monde, Dalva ou Le Jeune Ahmed, le film se déroule encore (!) dans un cadre institutionnel - celui d'un centre fermé pour mineurs - dans un style réaliste. Mais la comparaison s'arrête là. Le Paradis refuse de se vautrer dans le film à sujet comme le film coup de poing (deux tares du cinéma belge) et, surtout, grâce à une allégorie autour d'un dragon du nord, Zeno Graton introduit de l'hétérogénéité dans un récit qui ne dégouline plus de psychologisme et n'accumule pas des scènes d'humiliation dans un contexte d'étouffement généralisé. Mieux encore, il réussit à proposer une description fine et rigoureuse de la vie d'un centre fermé, avec les désirs de liberté des pensionnaires et les petites crises du quotidien.
Le Paradis est un film de prison dans lequel l'équilibre entre l'étouffement et l'émancipation est mieux dosé que chez ses pairs. Les personnages oscillent sans cesse entre les deux états, puisqu'ils n'ont pas le choix, et cela le film le rend très bien sans jamais tomber dans la démonstration de force. Le Paradis est aussi beaucoup plus pudique qu'un film larmoyant et putassier comme Close qui abuse des pires ficelles du mélodrame pour les nuls. Lukas Dhont choisit de filmer les dégâts qu'engendre le regard des autres sur une amitié fusionnelle qui aurait pu se transformer en autre chose tandis que Zeno Graton refuse catégoriquement de passer l'homosexualité sur le grill de la normativité. L'histoire d'amour entre Joe (Khalil Gharbia) et William (Julien De Saint-Jean) s'autocensure suffisamment pour qu'il faille en rajouter des couches (des couches, il en faudrait justement aux garçons de Close...) et d'en faire des tonnes. Quand Joe s'apprête à quitter le centre, William part se cacher dans la buanderie pour pleurer. Seul le spectateur le voit et cette scène est presque volée au personnage. Certains pourraient reprocher à Zeno Graton de ne pas s'intéresser à l'homophobie potentielle présente dans le milieu qu'il filme. Mais à quoi bon si on comprend que ce n'est ni l'endroit ni le moment de tomber amoureux, comme le fait bien remarquer une éducatrice ? Le Paradis n'est pas un film à sujet et il a suffisamment confiance en l'intelligence du spectateur pour ne pas devoir tout expliciter.
Ce qui fait la différence dans le film de Zeno Graton est d'ordre esthétique. Le Paradis n'est pas un film psychologico-réaliste qui se déploie sur un seul niveau de sens. Il convoque une idée de mise en scène inspirée des dessins de William et, plus précisément, d'un grand dragon qui se mord la queue. William le décrit à Joe de cette façon, avant de lui tatouer le motif sur le bras : « C'est le dragon du nord, jeté dans la mer par les dieux car ils avaient trop peur de sa puissance. Ils voulaient qu'on l'oublie. Mais dans la mer, le serpent s'est développé. Son corps est devenu de plus en plus grand, de plus en plus fort. Il est devenu tellement énorme qu'il s'est enroulé tout autour du monde pour le protéger. Rien n'y personne ne pouvait le traverser. Les vikings appelaient ça l'enceinte royale : le paradis ». L'amour entrelaçant les deux garçons, formant un nouage indestructible, est une incarnation de ce mythe dans leur cadre de vie. L'amour est ce dragon qui forme une boucle et que personne ne peut plus traverser et faire bouger. Il est définitivement là, il a grandi au point de devenir une composante du monde : un grand dragon dans un centre fermé pour mineurs. Seul le mur entre les cellules de Joe et William, et l'impossibilité d'afficher leur relation aux yeux de tous, empêche le dragon d'écraser le centre de tout son poids. Il est intéressant de noter que le dragon de Le Paradis s'oppose diamétralement au Léviathan de la Bible et de Faute d'amour d'Andreï Zviaguintsev.
À la fin du film, lorsque Joe se retrouve en prison, il pénètre dans la cour pour prendre l'air. Il se met à courir en rond et la caméra suit sa trajectoire. Elle dessine les contours du dragon qui se reforme dans un autre cadre que celui du centre fermé, car Joe aperçoit, de dos, William en train de courir devant lui. Zeno Graton réintroduit son motif esthétique là où beaucoup optent pour une fin coup de poing et démonstrative (on pense à nouveau à Un monde, mais aussi à Tori et Lokita). Il accomplit son ambition esthétique qui tient peut-être dans une seule idée — celle du dragon — mais celle-ci est déclinée de plusieurs façons, ce qui est déjà grand en soi car on passe dans le domaine de l'affect : pas besoin de plus quand une réflexion esthétique dépassant le rapport tautologique au monde du réalisme psychologique est entreprise en amont par un cinéaste. Des affects commencent à apparaître là où tout était plat et formaté.
Nous avons aussi beaucoup reproché aux films d'auteur formatés (belges ou non puisque le fléau est pandémique) leur utilisation de la musique à des fins de rupture narrative. Ces moments de suspension du récit, pour "donner des frissons au spectateur" et marquer l'aboutissement des actions entreprises par un personnage, ont fini par frôler le ridicule par leur systématisme. Si les personnages planent et les réalisateurs jouissent, pour d'autres c'est le décrochage assuré. Le Paradis compte deux scènes de ce type sans pour autant suivre cette logique. Joe puis William procèdent à d'étranges danses chorégraphiées mettant à l'épreuve leur corps. Il s'agit plus d'une danse qui reflète le mode de vie du centre fermé et qui ne peut nullement traduire une forme d'échappatoire. Probablement influencé par Beau Travail de Claire Denis, le choix de Zeno Graton est cohérent et en même temps différent de ce qui se fait habituellement, tout comme son usage de la musique arabe, assez rare pour être souligné.
Avec Le Paradis, Zeno Graton montre que si le désir de liberté des jeunes placés dans un centre fermé est sans cesse freiné par des événements dont ils sont responsables ou non (la fugue finale qui mène Joe et William en prison), le désir pour l'autre, à l'intérieur du centre fermé, apparaît comme la véritable échappatoire d'un quotidien régi par les tensions intérieures et extérieures. C'est la force et la subtilité de son film qui donne corps à ce paradoxe à travers un puissant dragon, qui devient de plus en plus grand et de plus en plus fort, que rien ne peut arrêter mais que tout le monde voudrait ne pas voir, même s'il a déjà entouré le monde du centre fermé et de la prison, où le retour au trou n'est plus un échec sur toute la ligne mais l'assurance qu'il y a dans les boucles de l'enfermement autre chose que de l'étouffement et de la résignation : une forme de paradis, donc, en attendant d'être dehors pour loger le dragon dans un confortable appartement où les amoureux vivront heureux et peut-être cachés.