« Le Nouveau Monde » de Terrence Malick : Contre-mythe et épopée de l'Amérique
Fait remarquable, dans son quatrième long-métrage, Le Nouveau Monde, Terrence Malick fait débuter l'histoire de l'Amérique plus tôt qu'à l'accoutumée. Elle ne débute pas avec la conquête de son Ouest comme sa glorieuse Guerre de Sécession. Il en fait remonter le cours pour en revenir à sa source anglaise, en un long poème épique où la légende voudrait se mêler à l'histoire. C’est dire combien son récit est discriminant : s’il y a de faux mythes sur la naissance de l'Amérique, c'est qu'il en existerait de vrais. Terrence Malick n'oppose donc pas aux fausses croyances une vérité qui se voudrait factuelle, mais propose plutôt avec Le Nouveau Monde un contre-mythe, qui est une véritable opération de mystification.
« Où nous trouvons-nous ? Dans une série dont nous ne connaissons pas les extrémités, et dont nous croyons qu’elle n’en a point. Nous nous éveillons pour nous trouver sur une marche ; il y a des marches au-dessous de nous, que, semble-t-il, nous avons gravies ; il y a des marches au-dessus de nous, nombreuses, qui montent à perte de vue. »
Experience, Ralph Waldo Emerson
« Le Nouveau Monde », un film de Terrence Malick (2005)
Pour quelles raisons faire débuter l'histoire de l'Amérique plus tôt, de la périodiser autrement que dans celle fixée par le roman national hollywoodien ? Pourtant, des héros, des destins remarquables, il en exista dès le milieu du XVIe siècle pour raconter l'histoire de ce Nouveau Monde malickien au cinéma, futur États-Unis : en 1584, une première troupe de militaires anglais financés par Sir Walter Raleigh s'établit sur l'île Roanoke, dans l'actuelle Caroline du Nord. En 1856, suite à de menues difficultés rencontrées avec les gens du cru, le site fut abandonné. Une nouvelle expédition composée de colons civils s'installa en 1857, mais en 1890, l'endroit fut retrouvé vide de ses habitants. Où étaient-ils passés ? Le mystère demeure entier : depuis cette époque on parle de Lost Colony.
En avril 1606, le roi Jacques 1er, qui avait besoin de renflouer les caisses royales à sec, accorda aux deux branches de la Virginia Company une charte d'exploitation des côtes américaines allant de l'actuelle Caroline du Sud à l'actuelle frontière du Canada. La première branche, la Plymouth Company, établit en 1607 la colonie de Popham. Celle-ci ne dura qu'un an. La même année, la seconde branche, la London Company, s'installa sur l'île de Jamestown (au sud-est de l'actuelle Richmond, capitale de la Virginie). Hélas, au lieu d'y trouver de l'or et des pierres précieuses, ses membres découvrirent des marécages infestés de moustiques, quelques maladies et plus loin dans les terres, des Amérindiens hostiles.
On trouve également un certain nombre de héros chez les puritains embarqués dans le Mayflower, qui abordèrent en plein hiver sur les côtes de ce qui deviendra plus tard le Massachusetts. Là, ceux qu'on appellera les Pères pèlerins (Pilgrim Fathers) fondèrent tant bien que mal la colonie de Plymouth, d'après le nom de la ville anglaise d'où ils venaient.
À l'origine de ce départ pour le Nouveau Monde, il y avait la naissance tout à fait intéressée de l'anglicanisme en 1531. Une nouvelle religion, de nouveaux rites, un clergé tout neuf : passant par-dessus l'autorité du pape qui ne représentait désormais plus rien en tant qu'autorité religieuse, Henri VIII put se débarrasser de Catherine d'Aragon pour épouser Anne Boleyn. Se défaire du pape présentait en outre l'avantage de couper les ponts avec le pouvoir politique de Rome, à une époque où la perfide Albion était en train de devenir elle-même une puissance internationale. Tout le monde se satisfit donc de cette nouvelle religion 100% british, sauf quelques puritains à collerette serrée montée qui n'y voyaient qu'une version ultra-modérée du protestantisme de Calvin, et qui n'acceptaient en outre ni le clergé, ni le culte de Marie et ses saints. Contraint d'assister aux nouveaux rites, ils décidèrent de s'exiler en 1607, pour un périple qui en lieu et place de les mener dans le nord de la Virginie les fit aboutir au Nord-Est, au cap Cod, pour poser finalement le pied sur un territoire qui correspond à l'actuel Massachusetts.
Tous les ingrédients nécessaires à de grandes épopées sur pellicule se trouvaient donc là, des sagas pleines d'action, de grands sentiments faits de violence, de larmes, d'espoir : des premiers colons qui arrivent sur des terres hostiles, d'autres qui disparaissent mystérieusement ; une communauté religieuse persécutée en Angleterre ; une traversée maritime pleine de dangers ; la signature, avant même de débarquer, du Mayflower Compact, le tout premier document de l'Histoire américaine ; les premiers contacts avec les autochtones ; la construction en plein hiver du premier campement décimée par une épidémie de scorbut...
En prime, comme bases de scenarii, existaient les chroniques du Capitaine John Smith, personnage central du Nouveau Monde de Terrence Malick, auteur de plusieurs textes sur la nouvelle colonie de Virginie, mais aussi celle de William Bradford, gouverneur de la colonie de Plymouth (Of Plymoth Plantation). Dans cet important ouvrage, il y narre par le menu les trente premières années des colons anglais. De ces écrits, ces récits comme ces légendes, ne devaient cependant résulter que quelques films, pratiquement tous mauvais. Plusieurs raisons à cela. Tout d'abord, les nouveaux arrivant continuèrent de se revendiquer sujet de la couronne britannique, en quoi les aventures de John Smith présente une singularité de ce point de vue, que va explorer Terrence Malick : son Capitaine John Smith apparaît comme une figuration du melting pot comme le symbole de la réussite individuelle sur une terre d'élection qui transfigure l'Amérique dans le film. Ces nouveaux arrivants étaient enfin, comme on le dira plus tard, des WASP, au sens le plus étroit du terme, car la doctrine puritaine qui poussa ces gens à émigrer ne fut pas modifiée après la traversée. Leurs aventures se déroulèrent avant les grandes vagues d'immigration du XIXe siècle. Probablement est-ce pourquoi ce qui explique leur peu de résonance chez les Américains d'origine est-européenne, italienne, irlandaise.
Surtout, on trouve très peu de récits d'époques fournissant des héros clés en main, qui suivaient tous le même scénario : un brave puritain armé de sa Sainte Bible est fait prisonnier par les Indiens, peuplade sauvage et dépravée incarnant le Mal absolu. Mais le valeureux héros saura résister à la tentation et en sortira renforcé dans sa foi. Selon ce schéma, le territoire américain et ses habitants constituaient un univers hostile auquel les puritains ne voulaient surtout pas être mêlés. Ils demeurèrent ainsi dans leurs villages fortifiés bâtis sur la côte, selon la logique des places bien gardées. Au-delà des palissades, point de salut. En somme, une anti-Amérique. Difficile dans ces conditions de retenir l'attention de producteurs hollywoodiens.
Toutefois, plus tard, dans la littérature du XIXe siècle, le scenario s'inversera. Les nouveaux arrivants en Amérique du Nord n'auront qu'une hâte, couper les ponts avec l'Europe, se purifier et s'américaniser au contact du territoire, cette Terre promise. « C'est sur nos propres pieds que nous marcherons, c'est avec nos propres mains que nous travaillerons, ce sont nos propres idées que nous exprimerons », écrira Emerson dans Nature. C'est dès lors vers l'Ouest qu'ils iront, ce dont le cinéma a largement rendu compte. Or, cette réécriture est une opération de mystification : quand la naissance de l'Amérique est d'abord l'histoire d'un repli, de nombreux cinéastes vont la filmer comme une avancée : une ouverture s'offrant en conquête la liberté. Mais rien n'est plus étranger aux premières colonies nord-américaines. En aucun cas, dans un premier temps, elles n'entendent rompre avec la couronne britannique. De surcroît, la réalité de leurs relations entre elles est bien différente de la légende d’un élan irrésistible dans une belle fraternité. Elles forment treize colonies davantage rivales et concurrentes que solidaires, gagnées, dès le départ, à l’esprit comme à la politique du repli sur soi, n’ayant aucun intérêt commun à se constituer en un seul État, sauf, plus tard, dans leur cause commune contre la métropole, à se désentraver non pas au nom des grands principes de la liberté, si ce n’est celui de l’intérêt supérieur de l'économie pour des raisons de taxes douanières.
Le film de Terrence Malick s'inscrit dans ce contexte. Mais s'il fait débuter l'histoire de l'Amérique plus tôt, il ne modifie en rien cette réécriture d'une Amérique ouverte, confiante, gagnant sa liberté à la mesure de ses efforts. Au contraire, il l'auréole d'une majesté particulière, à laquelle la forme du film participe particulièrement. Le Nouveau Monde de Terrence Malick commence ainsi en 1607 et se termine dix ans plus tard. Il prétend raconter la première rencontre entre les Anglais menés par John Smith, tout nouveau gouverneur de Jamestown, et les populations locales. Viennent ensuite son union avec la jeune Pocahontas et la vie d'icelle jusqu'à son voyage fatal en Angleterre.
Pour faire débuter cette histoire de l'Amérique plus haut, on guettait alors l’accostage qui ouvre Le Nouveau Monde comme les indigènes de Virginie depuis leurs sous-bois. Avec circonspection, inquiétude. Bientôt, depuis un plan serré sur une rivière, le reflet des arbres dans l'eau, un coin de ciel bleu, une voix s'élevait, incantation faite à la nature. Pocahontas parlait. Mais tandis que les colons n'ont pas encore débarqué, que John Smith ne lui a pas encore prodigué les rudiments de la langue anglaise, la voici parfaite bilingue. S'agirait-il d'une incohérence inaugurale d'autant plus malvenue que Terrence Malick s'était entouré d'un linguiste ? Le Diogène hollywoodien aux quatre films en trente ans (nous sommes alors en 2006), aurait-il perdu le cap depuis sa dernière sortie, La Ligne rouge, en 1999 ? La réponse vint sans délai. Rien que cette inversion du regard – la caméra du côté des autochtones plutôt que des arrivants – était, a priori, un signal. Mais, bientôt, la rencontre des Anglais du XVIIe siècle avec la tribu indienne qui les encercle, les respire et les palpe, en guise d'installer un régime d’images totalement insolite et ensorcelant, fait craindre le pire. Quand surgissent les navires grands-bretons, les Indiens les regardent approcher, accoster. Ils s'agitent, sautillent, poussent des petits cris comme les singes de Kubrick découvrant le monolithe au début de 2001, l'Odyssée de l'espace. De même, plus tard, l'échange de Pocahontas contre des colifichets, sera une péripétie digne de l'imagerie coloniale du XIXe siècle. Et si les colons sont présentés assez fidèlement dans Le Nouveau Monde par rapport au récit de l'époque, les péripéties de l'histoire semblent encore fantaisistes, notamment l'idylle entre John Smith et Pocahontas, qui ne serait que pure invention puisqu'elle n'a que douze ans au moment où ils firent connaissance.
Toutefois, si rien ne garantit la véracité historique d’une telle mise en scène, l’invitation demeure cependant irrésistible de traverser les chimères d’un cinéaste qui semble repeindre tout selon ses désirs et ses démons. L’histoire de Pocahontas, la très jeune Indienne éprise d’un colon, le capitaine Smith, ne serait plus simplement prétexte à divagation, lui qui pensait à ce projet depuis vingt ans. Terrence Malick voudrait, en effet, nous conter une autre histoire de l'Amérique, en la désynchronisant de la conquête de l'Ouest. Car cette rencontre avec les Indiens reprend celle qui avait été manquée dans son précédent film avec la population aborigène de l'île de Guadalcanal, dans La Ligne Rouge. Il s'agirait donc de la provoquer, pour installer un autre régime d'image. Dans ce droit fil, si l'imagerie colonialiste persiste dans Le Nouveau Monde, elle est néanmoins précédée et contrebalancée par d'autres rencontres avec les Indiens, qui se multiplient dans le film. Fait significatif, donc : quand dans la Ligne Rouge, dans une scène frappante, lors d'une offensive américaine, un habitant de l'île traverse le plan en sens inverse, en toute quiétude parmi les hautes herbes, indifférent aux enjeux militaires, la rencontre a lieu dans Le Nouveau Monde. En outre, lorsque le chef indien s’approche des Anglais pour la première fois, respire l’étranger, l’un des siens vole une hache, puis se fait tirer dessus. Plus tard, ces mêmes Indiens se montreront fourbes lors d'un échange commercial. On ne trouve donc pas de rousseauisme mal digéré chez Terrence Malick. Contre une idée faussement répandue sur le cinéaste, l'état de nature n'y est pas l'éden rêvé pour son Amérique. Le cinéaste imagine plutôt les Indiens non en état de nature, mais comme une hypercivilisation, étrangère aux instincts quand leur eau est saumâtre, traversée par un serpent.
Même si le personnage central de La Ligne Rouge se téléporte dans Le Nouveau Monde, à ce stade, l'histoire de l'Amérique malickienne entend frayer dans d'autres eaux que celle d'un simple paradis perdu qu'il s'agirait de retrouver. Certes, le soldat Witt (Jim Caviezel) est un réfractaire, tout comme le Capitaine Smith arrive d'abord comme prisonnier pour mutinerie dans Le Nouveau Monde (« aborde ce rivage avec des chaînes ») : un déserteur débarqué à Guadalcanal chargé de nettoyer l’île de ses Japonais mais qui ne songe qu’à retrouver les traces des origines humaines et les trouve près des aborigènes locaux, dans les lagons polynésiens, les palétuviers, la forêt, pour retrouver un rapport à la nature. Avec ce genre de ballade sauvage retrouvée pratiquement dans tous les films de Terrence Malick, ces personnages qui flottent dans un univers qui n’appartient qu’à eux, jamais tout à fait enraciné dans une ville, une société, à la recherche de vérités premières, on se retrouvait finalement en territoire connu dans Le Nouveau Monde, paradoxalement, pour explorer une terre inconnue. Si ce n'était cette inflexion notable dans la manière de provoquer et de montrer la rencontre avec les Indiens...
D'emblée, en faisant remonter plus loin la naissance de l'Amérique, Le Nouveau Monde paraissait ainsi augurer une autre manière de penser l'histoire des États-Unis. Tout comme chez Georges Dumézil, Le Nouveau Monde semblait alors une « invitation à demeurer en éveil, scrutateurs attentifs aux mises en scène de notre propre histoire, mise en garde contre toute adhésion passive au discours historique, contre toute réception impressionniste ». Chez Terrence Malick, son épopée serait dès lors une manière d'affabuler en ordonnant la réalité, en l'enrichissant, en lui donnant un plus haut sens.
En effet, à ne voir dans Le Nouveau Monde qu'une évocation du paradis perdu, on risquerait de passer à côté du trajet spirituel auquel convie Terrence Malick. Il n'est pas bien sûr que les splendeurs visuelles qu'il livre répondent aux mots des grands écrivains américains qui exaltèrent la pureté originelle de la prairie. Les transcendantalistes, Thoreau, Whitman, étaient des apôtres de la fusion avec la nature, d'un panthéisme régénérateur, d'une rédemption par la mystique de la nymphe, la savane, la forêt nourricière. Mais rien d'aussi statistique dans Le Nouveau Monde. Certes le film évoque bien un paradis perdu faute d'une soumission à un ordre du monde, faute d'une innocence hors de portée des colons. Mais ce nouveau monde est moins une terre qu'un état d'esprit. Le Nouveau Monde que recherche John Smith est un nouveau monde pour lui, en lui, que cette terre lui donnera peut-être l'occasion d'atteindre. Le Nouveau Monde s'incarne ainsi autant dans la voix off que dans le regard qui enregistre les splendeurs visuelles.
Si Terrence Malick recourt à l'emphase, c'est alors pour célébrer non pas tant la nature elle-même que sa réconciliation possible avec la culture. Ni Greystoke ni La forêt d'émeraude n'avaient osé aller jusque là, célébrant la première et dénigrant la seconde. Terrence Malick semble alors réussir le triple exploit d'incarner cette réconciliation dans une histoire romanesque, dans l'histoire des États-Unis et sur le sol américain. Ainsi les Indiens ne sont pas simplement montrés au milieu de la nature. Ils sont, dès la scène d'ouverture, au milieu du gué, dans l’eau, et hors de l’eau, avec Pocahontas qui effleure l’eau de sa main, dans un bateau, quand les Européens, réciproquement, sont montrés de l’autre côté du miroir, le plan d’eau faisant office de médaillon américain qu'il s'agit pour chacun de symboliser. Indiens et Européens sont tantôt les deux faces de cette américanité à construire (scène sous l’eau), tantôt figurent la même tranche de cette civilisation qui n'en fait alors plus qu'une (scène sur l’eau).
Si Terrence Malick fait débuter plus tôt l'histoire de l'Amérique, il faut ainsi prendre la mesure du geste accompli. Jusqu'alors le cinéma (contrairement à la peinture) n'avait jamais su faire de l'installation dans le nouveau monde autre chose qu'une conquête apeurée teintée de mauvaise conscience. Il avait même presque occulté ses origines anglaises pour ne faire commencer son histoire qu'avec la conquête de l'Ouest et le noble idéal de la guerre de sécession. Terrence Malick, en commençant plus tôt cette histoire, décrit plutôt la recherche permanente d'une avancée spirituelle vers la lumière. L'ouverture de L'Or du Rhin qui accompagne l'introduction du Nouveau Monde décrit bien cette recherche au long cours qui, faite de triomphes passagers, ne pourra se résoudre que par le crépuscule des dieux et l'acceptation concomitante de la condition humaine. Pleine de promesses, l'ouverture de L'or du Rhin comme celle du Nouveau monde voulait ainsi éviter l'image triomphaliste de la naissance des États-Unis. Pourtant, le cinéaste ne saura pas résister, également, à cette tentation. Celle-ci sera donnée à la toute fin du film : l'image de l'arbre aux branches cassées qui continue de s'élever, malgré tout, vers la lumière.
Sur le plan de la mise en scène, pour le souligner, le cinéaste utilise un montage singulier. Chaque grande séquence du film se donne en effet comme une branche cassée : quelque chose qui aurait pu être, qui meurt mais laisse subsister l'espoir d'une nouvelle naissance. Pour éviter l'idée d'un trajet vers la déchéance, malgré la mort, pour nous ramener sans cesse au tronc de l'espoir principal, le cinéaste recourt à un montage subtil où une image de la fin de la séquence est donnée au début de celle-ci. Cette belle totalité à l’œuvre s'illustre ainsi, au moins, du visage peint de Pocahontas avant que celle-ci n'apprenne le décès simulé de John Smith, ainsi de la maison hors du fort avant son mariage avec John Rolfe. Ce refus d'une chronologie orientée pour une immanence de l'espoir s'incarne autant, déjà, dans les premières pensées de Pocahontas s'exprimant en Anglais avant qu'elle n'ait appris cette langue.
Toutefois, cette forme de transcendance chez Malick, qui perdure dans Le Nouveau Monde, ne modifie en rien, dès lors, sa tentative de réécriture de la naissance de l'Amérique, en la faisant débuter plus tôt. Tout comme chez Steven Spielberg, on trouve dans Le Nouveau Monde ce moment où les tensions se résorbent, où la dialectique des contraires s'ouvre sur un possible ailleurs, quand, au contraire, chez John Carpenter, l'issue est fermée, comme chez Romero ou Tobe Hopper, qui essaient d'affronter à travers le fantastique et l'horreur les tréfonds de la psyché comme de la misère politique. Ils n'essaient pas de résoudre les antagonismes par le cinéma comme le fait Terrence Malick, mais montrent par le cinéma plus que ce que chacun peut voir. Leur seule issue : le cinéma, quand Terrence Malick en appelle à d'autres forces, des promesses de la belle totalité aux puissances de feu mystificatrices.
D'une part, le capitaine Smith porte en lui le rêve de l'accomplissement américain, allant vers ce territoire qui lui semble vierge. S'il se demande en préambule si « un nouveau départ » est possible, là où « tous les bienfaits de la terre sont autour de nous », il conclut très vite que « personne ne grandit pauvre ». « Ici, il y a de la bonne terre pour tous et elle ne coûte que le labeur qu’on y accomplit ». Ainsi, « nous pourrons bâtir une vraie communauté. Le travail et l’autonomie seront nos vertus ». Un discours smithien qui culminera avec cette ode au rêve américain que nombre de films hollywoodiens sanctifieront en narrant la naissance de l'Amérique à partir de la conquête de son Ouest : « Ici, chacun peut être maître de son travail et propriétaire de sa terre (…). Même s'il n'a que ses mains, il peut (…) par ses efforts, s'enrichir rapidement ». John Smith n'est finalement pas Anglais. Il est hégélien au possible, celui qui réconciliera les anciens ennemis, le chaînon manquant entre l'Européen et l'Indien : le nouvel homme américain, civilisé au plus haut degré, qui préfigure le rêve américain de réussite individuelle, bâtie à partir de rien. D'autre part, Pocahontas finit par s'acclimater à la culture anglaise et sa mort, jusqu'alors toujours lu comme un symbole de l'échec, est transformée en apothéose de l'espoir.
Dès lors, remboîter la naissance des États-Unis sur la rencontre des Anglais avec les Indiens produit un effet non pas simplement quantitatif (un changement de date) mais qualitatif (un changement de motif). Cette opération de démystification n’a pas pour objet, proprement, de purifier le roman national américain de toute mythologie. Terrence Malick entend au contraire en fonder une nouvelle. On n'est donc pas sorti des ornières du mythe avec le cinéaste, son seul problème étant de trouver un mythe convenable pour chaque moment comme chaque endroit qu'il filme. Il n’est donc pas forcément nécessaire de chercher ce qu’il y a derrière cette nouvelle mythologie mais essayer de la comprendre. Le récit malickien a vocation à recomposer les événements en un tout cohérent. Il devient un récit du renouveau, un récit sur l’origine de l'Amérique en ce qu’il a une fonction instauratrice. Terrence Malick propose en ce sens de dépasser la factualité pour rendre compte de la totalité de l’expérience américaine. Or les récits portant sur l’origine sont toujours des récits mythiques.
Finalement, si Terrence Malick est habité par une foi, contrairement à ce peut en dire la doxa critique, elle n'est pas moins déchirée que celle de Scorsese. Si son approche est plus lyrique, poétique, plus proche de Whitman, qu'il trouve la divinité dans le panthéisme, dans ce que la nature peut offrir, en donnant de l’esprit à cette végétation, au sens spirituel du terme, Terrence Malick ne se pose pas moins sans cesse la question de la rédemption. Mais quand elle est, peut-être, plus individuelle chez Scorsese, elle est davantage collective chez Malick. Ainsi, dans Le Nouveau Monde, toutes les antinomies sont résorbées. C'est qu'il ne peut y en avoir chez Terrence Malick : l’homme contient le cosmos en lui-même. Ainsi, quand le film s’ouvre sur l’eau, des arbres en reflet, il se termine sur un arbre, le cycle de la vie : l'histoire d'individus, hypostasiant l’auguste peuple américain jusqu’à lui conférer l’être, pour le faire renaître en permanence de ses cendres. Mais quand l'homme, comme la nature, bouclent sur eux-mêmes, en guise de libération, ne sont-ce pas plutôt des chaînes qui les enferrent ? Questions terminales, dès lors : tout ce qui n'est pas pétri de contradictions n'est-il pas destiné à périr ? En unifiant l'Européen et l'Indien, n'y a-t-il pas comme une manière d'effacer le sang de l'Amérique, de massacrer le bison plus d'une fois ? Et, finalement, à l'instant d'unifier son peuple, de le nier ? Il faudrait alors dire que toute tentative d’appropriation d'une histoire, quelle qu'elle soit, en l’enfermant dans des significations épuisées, sera toujours un échec : il demeurera toujours un reste, un blanc, un indécidable, l'autre nom de la liberté.