« Le Nom de la rose » de Jean-Jacques Annaud : Le mammouth et le rasoir
Le Nom de la rose – le livre d'Umberto Eco – est un roman philosophique qui adjoint à une généalogie médiévale du détective, une enquête spéculative sur la disparition du second tome de la Poétique d'Aristote dédié à la comédie. Le Nom de la rose – son adaptation cinématographique par Jean-Jacques Annaud – est d'une autre étoffe, celle d'un pachyderme. L'usage circonstancié du rasoir d'Occam, qui prescrit une économie parcimonieuse dans l'explication des faits, élimine ainsi le superflu des graisses spectaculaires pour atteindre au cœur de notre affaire, qui n'a que très peu à voir avec les puissances subversives du rire et de la comédie. Le mammouth engage ainsi à se méfier des traits épais d'un médiévisme grossier.
Deux noms de la rose,
roman et film
Le Nom de la rose – le livre d'Umberto Eco (1980) – est un roman philosophique qui adjoint à une généalogie médiévale du détective, une enquête spéculative sur la disparition du second tome de la Poétique d'Aristote dédié à la comédie. D'un côté, le franciscain Guillaume de Baskerville est un avatar de Guillaume d'Ockham, et un ascendant de Sherlock Holmes. De l'autre, le clerc éclairé qui fait confiance en la raison révèle que l'obscurantisme dont l'Inquisition est l'une des inventions a pour fond la répression du rire qui émancipe. L'alliance hérétique de la rationalité, qui est une pratique minoritaire, voire dissidente, et de la comédie, qui en est son plus ardent secret, peut triompher de l’Église, dont la domination a pour alcôve la mortification fanatique des ignorants.
Le Nom de la rose – son adaptation cinématographique par Jean-Jacques Annaud – est d'une autre étoffe, celle du mammouth. L'usage circonstancié du rasoir d'Occam, qui prescrit une économie parcimonieuse dans l'explication des faits, élimine ainsi le superflu (la graisse de la superproduction multimillionnaire) pour atteindre au cœur de notre affaire, qui n'a que très peu à voir avec les puissances subversives du rire et de la comédie. Le pachyderme filmique invite ainsi à se méfier des traits épais d'un médiévisme grossier, qui fait l'apologie relative de la pauvreté alors qu'il singe les prestiges du plus haut-clergé, et parle l'idiome du marché et ses clichés qu’il ne cesse de véhiculer.
Franciscain pour la façade,
en vérité catholique romain
On peut ainsi avancer que le film de Jean-Jacques Annaud est doublement polarisé, par une querelle théologique qui dit beaucoup de son économie, et l'existence problématique d'un multilinguisme qui renseigne autant sur ses impensés idéologiques. L'opposition des franciscains, que représente Guillaume de Baskerville (Sean Connery), et des prélats de l'Église catholique est en effet une question économique. Les uns prônent la pauvreté qu'ils rapportent à la figure du Christ, les autres insistent sur les biens matériels qui en garantissent le rayonnement terrestre. Cette querelle est en réalité triangulée par un troisième pôle, celui des dolciniens, un mouvement religieux du 14ème siècle dont le vœu de pauvreté s'accompagnait du meurtre des riches dignitaires du catholicisme.
Le Nom de la rose – le film se révèle à cet égard doublement biaisé, autant parce que la critique de la richesse se veut pragmatique et limitative (mieux vaut une éthique de la sobriété qu'une politique radicale de redistribution des richesses), que par ses propres élans, dispendieux et contradictoires. Jean-Jacques Annaud joue aux franciscains alors qu'il est l'un des prélats du cinéma européen. Le franciscanisme est ici de pure façade, aussi loin en théorie (Giorgio Agamben a par exemple vu dans le monachisme des franciscains une critique radicale de la propriété héritée du droit romain(1)) qu'en pratique (on reverra à profit Les Onze Fioretti de Françoise d'Assises de Roberto Rossellini). Il a en revanche beaucoup inspiré, Indiana Jones et la dernière croisade (1989) de Steven Spielberg avec Sean Connery qui initie un disciple (le héros, son fils) à une quête imprégnée de médiévisme et Se7en (1995) de David Fincher pour l'enquête poisseuse mâtinée d'apocalypse.
Une seule langue,
du marché et ses clichés
La querelle théologique légitime ainsi une économie dépensière dont l'office est spectaculaire. Elle se double aussi d'une question langagière. Dans le nord de l'Italie où se déroule Le Nom de la rose, la langue dominante est l'anglais, coproduction franco-germano-italienne oblige. L'anglais est l'idiome des échanges internationaux et vingt millions de dollars de l'époque valent bien d'y sacrifier ces questions-là. On remarque cependant une autre polarité, entre le moine Salvatore (Ron Perlman) qui parle un sabir mélangeant toutes les langues et « la fille » (Valentina Vargas), sensuelle (elle dépucelle le disciple de Guillaume de Baskerville) et mutique. Comme s'ils provenaient directement du Paléolithique reconstitué à grand frais dans La Guerre du feu (1981), avec ses tribus vocalement partagées entre des grognements et des idiomes synthétiques (qui ont bénéficié des apports d'Anthony Burgess). Les glossolalies du pathétique Salvatore (Ron Perlman jouait déjà dans La Guerre du feu) le vouent au bûcher des innocents ; les halètements de la sauvageonne la prédisposent à l'inconsistance d’une lascivité stéréotypée.
Catholique romain, le film de Jean-Jacques Annaud fait semblant de parler plusieurs langues alors qu'il n'en parle qu'une seule, le globish du marché mondial, qui est aussi celui des clichés sexistes reconduits depuis le Moyen-Âge. Le rasoir d'Occam est bien utile alors à tailler dans le lard du mammouth, qui aime défis animaliers (L'Ours) et littérature (L'Amant) pour les étouffer sous le vacarme du pompiérisme (Notre-Dame brûle). Le feu dont il faut protéger le secret, du feu lui-même à la comédie, est le fait d'un pompier pyromane.
Le nom vide
Roman et film se concluent sur une citation latine de Bernard de Morlaix, moine et poète de Cluny : « Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus » : « La rose des origines n'existe plus que par son nom, et nous n'en conservons plus que des noms vides ». Le nom vide était la déploration mélancolique du roman postmoderne, il est l'enflure sonnante et trébuchante du film qui s'en inspire.
Notes