Les 100 ans du « Kid » de Charlie Chaplin
À l'occasion du centenaire du « Kid » de Charlie Chaplin, retour sur un film qui dessine une topographie de la misère urbaine et dépeint les échecs comme les contradictions de la société américaine du début du XXème siècle. Mais comme souvent chez Chaplin, c’est au cœur du chaos, là où il n’y a plus d’espoir, que naît la beauté et se produit tout à coup le miracle de la vie.
« I have for some time wanted to do what is for me at least a serious picture, a picture with irony behind the incongruous and comic incidents, inspiring pity under its ludicrous aspects, with a sense of satire underlying the broadest buffoonery. This I believe has been accomplished in THE KID. It had as many laughs as any of my comedies, but it has something else. »
(Charlie Chaplin,Vanity Fair, Janvier 1921)
Des accents dickensiens en Amérique
Des poubelles renversées, des ordures jetées du haut des fenêtres et qui jonchent la rue. Telles sont les premières images sur lesquelles s’arrête l’œil de la caméra avant de se fixer sur la silhouette d’une femme solitaire qui pousse un landau. En quelques plans, Chaplin plante ainsi le décor du Kid. En quelques plans, voilà campée l’atmosphère des bas-quartiers. Une silhouette voûtée, un regard perdu ou un corps recroquevillé sur lui-même, et c’est l’Amérique des déshérités, des pauvres, des exclus qui surgit à l’écran. Pourtant, ces clichés ont à l’époque un air de déjà vu de ce côté-ci de l’Atlantique, tant ils s’inscrivent dans un imaginaire européen nourri des romans de Zola, d’Hugo ou de Dickens. Les rues y sont certes plus droites, urbanisme américain oblige, mais on retrouve le même univers que chez les auteurs précités, des marches d’escaliers au bas desquelles s’assoit ou s’allonge le pauvre hère, des murs d’enceinte, des grilles, des portes fermées, des coins et des recoins et des terrains vagues. Autant de symboles d’une société où barrières visibles et invisibles se dressent devant l’individu jugé non-conforme ou non-rentable. Les images abondent dans l’œuvre de Chaplin de ces grilles réelles ou intériorisées qui séparent les élus des non-élus, comme cette image d’un perron sur lequel s’évanouit une jeune mère célibataire dans Le Kid sous les yeux d’une riche dame qui, de l’intérieur de sa demeure, regarde la scène derrière son monocle. Toutes incarnent le mur quasi-infranchissable qui sépare les laissés-pour-compte des nantis, ceux qui sont à l’abri de ceux qui ne le sont pas, ceux qui font partie de ce monde et ceux qui en sont exclus.
C’est ainsi une géographie ou plutôt une topographie de la misère urbaine qui se dessine à travers Le Kid. Elle s’inscrit dans ce souci de réalisme que l’on décèle dans le cinéma chaplinien après 1917, mais participe surtout d’une symbolique à l’œuvre dans ses films, symbolique du haut et du bas, du dedans et du dehors, du avec et du sans, qui traduit le sort que réserve la société américaine du début du siècle à ceux qui n’ont pas pu ou pas su faire face. Darwinisme social oblige !
La nation américaine, qui se voulait si différente de la vieille Europe et que Chaplin représente à l’écran, n’est donc pas sans rappeler l’Angleterre victorienne de Charles Dickens et de George Cruikshank dans Sketches By Boz (1833-1839). Il suffit de regarder Le Kid et de lire l’ouvrage de Dickens illustré par le peintre et caricaturiste anglais pour s’apercevoir qu’apparaissent les mêmes paysages urbains, les mêmes lieux de déchéance ou de répression, les mêmes êtres frappés par le dénuement et une misère autant morale que physique. On y ressent le même poids des déterminismes sociaux dans un monde en marge où la loi du plus fort, la maladie, la promiscuité marquent de leur sceau la vie quotidienne d’une humanité laissée à l’abandon par une société qui se targue pourtant d’œuvrer à l’avènement d’un monde meilleur.
Cette « autre Amérique » a assurément un air de famille avec le Londres de l’ère victorienne. Se pose alors une question, s’agissant de la peinture que fait Chaplin de l’Amérique. Est-ce le traumatisme de l’enfance qui l’habite au plus profond de son être qui lui fait voir le Nouveau Monde à travers le prisme déformant de la vieille Angleterre et de ses maux, ou est-ce le Nouveau Monde qui, quelle que soit l’image que le discours dominant s’efforce d’en donner, est rattrapé par l’Histoire et reproduit à l’identique une société de classes et de castes qui n’a rien à envier à la vieille Europe dont il voulait tant se démarquer ? Il semble bien que Chaplin n’ait qu’à puiser dans ses souvenirs personnels et dans ses lectures d’enfance pour trouver les images idoines qui lui permettent de mieux appréhender la société américaine du début du siècle et de mieux en dépeindre les échecs.
L’Amérique puritaine
Les films de Charlie Chaplin portent en eux une ironie socratique et sous-jacente qui se manifeste dans les parallèles et les rapprochements saisissants que fait le cinéaste. Les institutions les plus sacrées, le mariage notamment, ingrédient essentiel du bonheur à l’américaine, ne sont pas épargnées par l’ironie chaplinienne. Dans Le Kid apparaissent, en parallèle, des images d’une jeune fille convolant en justes noces avec un homme beaucoup plus âgé et des images d’une jeune mère célibataire, son bébé dans les bras, à la porte de l’église. La morale bourgeoise et puritaine de l’époque qui veut que la première des jeunes filles vive en théorie le plus beau jour de sa vie et que l’autre soit à jamais une fille perdue paraît respectée au début de l’histoire. Mais, bien vite, les schémas traditionnels de l’imaginaire bourgeois et de l’imaginaire populaire sont bousculés par l’intrusion d’un gros plan sur ces pétales qui se détachent du bouquet de roses offert à la mariée et piétiné par celui qui est devenu son époux. Au-delà des connotations sexuelles, l’image annonce la douloureuse agonie à venir d’une relation subie et quasiment contre nature qui tient davantage de l’arrangement financier que de la relation amoureuse. Le regard perdu de la jeune mariée rappelle étrangement celui de la jeune mère qui, après avoir abandonné son enfant, envisage le suicide et suggère que, pour différentes que paraissent leurs trajectoires, toutes deux ont en fin de compte des destins identiques. Toutes deux sont, chacune dans leur sphère, victimes d’une morale puritaine qui entend à la fois endiguer la sexualité féminine et la sexualité masculine dans le cadre de l’institution du mariage et asseoir par là même la stabilité d’une société qui doit se consacrer au travail et à Dieu. Mais à quel prix ? Le mariage est-il en fin de compte respectable, lui qui s’apparente trop souvent à un marché de dupes voire à l’exploitation de l’un par l’autre ? L’ironie chaplinienne vient ici mettre à mal les images de mariages et de couples heureux véhiculées par Hollywood qui incarnent la réussite, le bonheur et le rêve américain. Mais l’institution, nous laisse entendre Charlie Chaplin, n’est peut-être qu’un instrument de plus d’oppression et de coercition des individus au service d’un système qui, pour mieux la défendre et mieux se défendre, insiste sur son caractère sacré. En quelques images, Chaplin met ainsi en lumière les contradictions d’un monde qui condamne les individus au nom de la vertu et de la décence mais n’est, en fin de compte, guère plus vertueux que ceux qu’il cloue au pilori.
L’Innocence retrouvée
Dans l’univers de Charlie Chaplin, il existe cependant des éclaircies qui, pour passagères qu’elles soient, laissent apparaître des images furtives d’un monde plus tendre et plus humain. Ce retour à un temps ataraxique où Charlot est totalement libre et heureux, ce monde des elfes renvoie à un imaginaire qui trouve un écho en chacun de nous et nous permet de revivre, sur le mode à la fois ironique et nostalgique, une parcelle d’Éden, un goût de Paradis.
C’est précisément au Paradis que Charlot rêve, recroquevillé sur le pas d’une porte dans Le Kid. Il y est réveillé par le gosse qui lui chatouille le nez avec une plume, il s’y munit d’ailes et s’envole en tenant par la main le gamin, dans une rue dépourvue d’obstacles. Il émane de ces images une forme d’insouciance propre à l’enfance où Charlot, « elfin » selon la terminologie d’Adolphe Nysenholc(1), à la fois dieu de l’air et enfant, renoue avec l’innocence et l’esprit primesautier. Il nous entraîne dans un monde féerique où les anges s’amusent, dansent et virevoltent au son de la harpe, instrument de la Grèce antique qui relie le ciel et la terre et exalte la recherche du bonheur.
La succession de plans courts, de cartons qui coupent les plans plus longs et de cinq morceaux de musique distincts en cinq minutes(2), participent de la folie de ce rêve dans lequel Charlot tournoie, multiplie les envolées et les petits sauts libérateurs. Dans tout mouvement chorégraphique, il y a une « décentralisation de la pensée » qui permet à l’être humain d’échapper au réel nous dit Arroy : « Au lieu de croire qu’elle [la pensée] est dans la tête, on croit qu’elle est dans la main et dans la tête – dans tout le corps et dans la tête »(3).
Certes, ces envolées sont rapides, certes la condensation du personnage de Charlot en homme-ange est une référence ironique au rêve d’envol de l’humanité, mais ces images demeurent, dans l’esprit du spectateur, des espaces de rêve et de liberté où l’homme s’affranchit de l’espace et du temps. Comme le note Louis Delluc : « La possibilité de relations et de confrontations entre le présent et le passé, la réalité et le songe, est un des moyens les plus suggestifs de l’art photogénique »(4). Moment intense, véritable épiphanie, qui traduit, comme toujours chez Chaplin, la beauté paradoxale et l’étrange alchimie de l’existence : « Une omniprésence de la mort et du charme, une tristesse souriante que l’on discerne dans la nature et dans toute chose, une communion mystique que le poète ressent – une manifestation de cette beauté peut être un rayon de soleil sur une poubelle ou une rose dans le caniveau »(5).
Chaplin exprime ainsi toute l’ironie de l’existence. C’est au cœur du chaos, là où il n’y a plus d’espoir, au cœur des déchets et dans le ruisseau que se produit tout à coup le miracle de la vie. De cette humanité déchue et de ce monde qui empeste la mort et que symbolise l’image de la poubelle, jaillit parfois une parcelle de divin. C’est alors au poète qu’il appartient de faire naître cette espérance et de représenter ces manifestations fugaces de la beauté. Beauté de la rose, mais aussi beauté du geste et de l’attitude, beauté morale. La petite musique chaplinienne où se mêlent à la fois des accents de tristesse et des accents de gaieté, traduit par ses accords toute la détresse du monde, toute la beauté de l’existence, et nous fait entendre une note d’espérance dans ce monde où le noir et le gris se côtoient. La découverte de l’enfant abandonné parmi les détritus dans Le Kid est, elle aussi, le prélude à une histoire pleine de tendresse.
Poursuivre la lecture autour de Charlie Chaplin
- Morgane Jourdren, « De l'autobiographie de Charlie Chaplin au biopic Chaplin de Richard Attenborough », Le Rayon Vert, 25 décembre 2020.
- Morgane Jourdren, « Charlie Chaplin. Le Rêve, un livre d'Adolphe Nysenholc », Le Rayon Vert, 1 décembre 2020.
Notes