« Le Jour d’après » de Hong Sang-soo : Croire pour évoluer
Si Le Jour d’après est un des films les plus graves d’Hong Sang-soo, celui-ci offre une réflexion aussi subtile que passionnante sur la question de la croyance, consolatrice, qui permet au personnage d’avancer. Tout n’est finalement, chez Hong Sang-soo, qu’une question de croyance. Il faut croire au pouvoir de la fiction pour que celle-ci devienne réalité.
« Le Jour d’après », un film de Hong Sang-soo (2017)
Le Jour d’après est l’un des films les plus graves d’Hong Sang-soo. C’est une œuvre emplie de cris, de pleurs mais aussi de silences glaçants tant il est difficile pour le personnage de Bongwan de mettre des mots sur ce qu’il vit ou ce qu’il ressent. Cet éditeur, interprété par Kwon Hae-hyo, n’arrive pas à utiliser le langage pour rendre compte de son expérience du réel et échoue, de ce fait, à communiquer avec les personnes qui l’entourent. Cette problématique de l’incommunicabilité est présente, dès la première scène du film, lorsque Bongwan est confronté à sa femme qui l’accuse d’avoir une maîtresse. L’éditeur, qui vit une histoire d’amour extraconjugale, avec son assistance Changsook, n’avoue pas la vérité à son épouse mais ne cherche pas non plus à la convaincre de son innocence. Dans l’incapacité de dire la vérité mais aussi de mentir, le personnage reste coi face à sa femme qui ne comprend pas les raisons d’un tel silence. Après le départ de Changsook, qui ne supportait plus l’illégitimité de sa condition, Bongwan engage une nouvelle assistante, Areum, que sa femme prendra pour sa maîtresse. Le quiproquo n’a cependant ici rien de vaudevillesque. La femme de Bongwan insultera et frappera Areum qui deviendra la victime collatérale des agissements de Bongwan puisqu’elle sera également licenciée suite au retour inopiné de Changsook.
Une scène centrale du film, celle au cours de laquelle Areum et Bongwan se rendent dans un restaurant, après leur journée de travail, vient néanmoins remettre en question l’intégralité de la narration. Au-delà du drame de l’adultère, qui fait écho, comme dans plusieurs de ses films, à son histoire d’amour avec son actrice et muse Kim Min-hee(1), Hong Sang-soo développe, à cet instant, une réflexion aussi subtile que passionnante autour de la question de la croyance, une réflexion qui va d’ailleurs irriguer le film tant prospectivement que rétrospectivement. Quand Areum interroge Bongwan en lui demandant pour quoi il vit, celui-ci ne sait pas quoi lui répondre. Il parle vaguement d’amour sans trop sembler y croire. Areum lui rétorque alors qu’il ne sait pas pour quelle raison il vit avant de remettre en question le réel auquel son patron semble très attaché. Si pour Bongwan, les mots n’ont pas la capacité de saisir le réel, qui est de l’ordre du sensible, pour Areum, le réel est peut-être simplement une illusion. Par ces mots, la jeune femme conteste donc, d’une certaine manière, les sentiments de Bongwan qui, comme l’a parfaitement démontré Mathieu Macheret(2), dans son analyse du film, est un véritable parangon de l’indécision. Or, si Bongwan est indécis, c’est parce qu’il ne croit en rien et ne peut, de ce fait, faire de choix. C’est d’ailleurs son incapacité à faire des choix qui va littéralement détruire la vision que Areum avait de lui au départ. Lors de leur rencontre, la jeune femme est charmée par cet éditeur de renom, également reconnu pour la qualité de ses critiques. Elle le complimente sur sa manière d’écrire et souhaiterait avoir autant de talent que lui pour percer dans la littérature. À la fin de sa première et unique journée de travail, Areum reconsidère pourtant Bongwan. Il apparaît, à ses yeux, comme un homme médiocre, incapable de séparer sa vie privée de sa vie professionnelle. Face aux remarques de son employée, Bongwan fond littéralement en larmes.
Selon Mathieu Macheret, Le Jour d’après est un film qui traite de l’écroulement des corps. Bongwan pleurera à deux reprises, sans que l’on n’en sache exactement les raisons tandis que Changsook, totalement saoule, lui reprochera, en sanglotant elle-aussi, de n’être qu’un lâche. Areum sera le seul personnage du film à traverser cet océan de larmes et de colère en gardant un certain optimiste. C’est parce qu’elle croit, comme elle le dira très justement à Bongwan, que rien n’est grave, que la jeune femme ne vivra pas son licenciement comme un échec mais comme la possibilité d’un renouveau. Dans le taxi qui la ramène chez elle, Areum, en regardant la neige tomber, se sentira comme purifiée. Elle se mettra à prier comme pour mieux effacer toute la souffrance qu’aurait pu lui causer cette journée de violences et de cris. La croyance, si elle est aussi consolatrice, permet surtout au personnage d’avancer. Dans la dernière scène du film, qui rejoue presque à l’identique l’une des premières, Areum retourne voir Bongwan pour le féliciter du prix qu’il vient de recevoir. Celui-ci lui pose les mêmes questions que lors de leur première rencontre. Il semble avoir tout oublié. Le spectateur a, l’espace d’un court instant, l’impression que le film recommence, qu’il se joue, peut-être ici, une nouvelle variation du même thème. Or Hong Sang-soo ne réutilise pas le même artifice scénaristique que dans Un jour avec, un jour sans. Il ne redonne pas à voir la même scène, sous un angle différent, même s’il invite toujours le spectateur à se confronter à ce qu’il pense avoir déjà vu. Cette étrangeté est néanmoins rapidement annihilée lorsque Areum demande à Bongwan s’il la reconnaît. Bongwan, qui finit quand même par se rappeler d’elle, lui raconte alors, de manière lapidaire, la suite et la fin de ses aventures amoureuses. Une fois de plus, Changsook a quitté son poste d’assistante et a disparu, une fois de plus Bongwan est retourné avec sa femme. La reprise du même ne touche pas seulement le déroulement de la scène mais la vie du personnage, condamné à ressasser ad vitam aeternam la même histoire.
Rétrospectivement, le spectateur peut d’ailleurs se demander si Bongwan ne voyait pas en Areum une potentielle conquête, une remplaçante, tant au niveau intime que professionnel, de son ancienne assistante. Tout au long du film, Areum demeurera, dans l’esprit des différents personnages, l’incarnation parfaite de la maîtresse, soit une femme jeune, séduisante mais aussi cultivée qui évoque fortement l’archétype de l’étudiante qui sort avec son enseignant. Une fois de retour à son ancien poste, Changsook essayera d’ailleurs de la faire passer pour elle afin que la femme de Bongwan ne vienne pas les inquiéter. Par certains aspects, Areum apparaît comme une page blanche sur laquelle les autres ne cessent d’écrire la même histoire, celle d’un adultère qu’elle a pourtant toujours réprouvé. Dans Seule sur la plage la nuit, Kim Min-hee interprétait le rôle de Young-hee, une actrice avec laquelle un réalisateur de renom avait trompé sa femme. Dans la dernière partie du film, Young-hee confrontait son ancien amant. Elle lui reprochait de faire des films sur ses anciennes relations amoureuses. Si Seule sur la plage la nuit tend un miroir à la relation que Hong Sang-soo entretient avec son actrice, il en montre aussi l’issue négative, comme s’il était impossible, comme le dit si bien Areum à Bongwan, dans Le Jour d’après, d’associer vie privée et vie professionnelle. Il en était, d’ailleurs, de même, sous un mode cependant plus léger, dans La Caméra de Claire, Manhee, le personnage interprété par Kim Min-hee, étant renvoyée pour avoir eu une aventure avec l’amant de la productrice pour laquelle elle travaillait. Dans Le Jour d’après, Areum est licenciée parce qu’elle n’est pas la maîtresse de Bongwan et qu’elle n’est pas disposée à prendre cette place. Bien que Seule sur la plage la nuit, La Caméra de Claire et Le Jour d’après forment, comme a pu le démontrer Mathieu Macheret, une sorte de trilogie informelle de l’infidélité, ils peuvent aussi être perçus comme un ensemble de variations autour des mêmes motifs. Les sanglots du réalisateur de Seule sur la plage la nuit font ainsi écho à ceux de Bongwan dans Le Jour d’après, tandis que les paroles douloureuses de Young-hee envers son ancien amant évoquent les propos violents de Changsook à l’encontre de Bongwan.
Si, d’une manière plus générale, l’œuvre d’Hong Sang-soo est ouverte à d’infinies répétitions du « presque » même, ces trois films permettent, à travers les personnages incarnés par Kim Min-hee, de poser différents regards sur la question de l’infidélité mais aussi sur les rapports hommes-femmes. Alors que, dans La Caméra de Claire, Manhee est critiquée par son ancien amant à cause des tenues trop courtes qu’elle arbore, dans Le Jour d’après, Areum est flattée par Bongwan qui la trouve particulièrement élégante. Les hommes réduisent ici les femmes à leur apparence. Ils ne considèrent que leur beauté. Or, chez Hong Sang-soo, ce sont souvent les femmes qui font le plus preuve d’intelligence. Elles continuent d’avancer, à l’image de Sunhi qui, dans le film éponyme, réussira à quitter la Corée pour les Etats-Unis en laissant, derrière elle, trois amoureux transis, incapables de sortir de leur routine. Dans Le Jour d’après, Areum continue d’écrire dans l’espoir qu’un jour la reconnaissance arrive, là où Bongwan, récompensé pour l’ensemble de sa carrière, semble ne plus rien attendre. Si Hong Sang-soo s’amuse à tromper le spectateur en mettant sur le même plan présent, passé et futur, rendant parfois indistinctes les différentes temporalités, il fige aussi ses personnages dans les mêmes lieux. La plupart des scènes du film se déroulent d’ailleurs à l’intérieur de la maison d’édition et du restaurant où Bongwan emmène Changsook puis Areum. Cette unité des lieux est ici révélatrice du cloisonnement mental du personnage de Bongwan et de son incapacité à prendre sa vie en main. Même l’extérieur, filmé de nuit, ne se réduit quasiment qu’au parc que le personnage traverse pour se rendre à la gare. Le minimalisme de la mise en scène permet au spectateur de ressentir la solitude de cet homme qui, dépourvu de croyances, n’a d’autre choix que de rester à la même place. S’il est possible de voir dans Le Jour d’après, comme dans les films d’Éric Rohmer, auquel est souvent comparé Hong Sang-soo, une morale, celle-ci semble ne pas vouloir entièrement se dévoiler au spectateur. En cela, la dernière scène du film semble des plus énigmatiques. Bongwan feint-il de ne pas reconnaître Areum ? Cherche-t-il, l’espace d’un instant, à tout recommencer ? Espère-t-il enfin croire en quelque chose ?
Le discours d'Areum sur la croyance apparaîtrait, dans ce cas, comme un leurre puisque croire en quelque chose ne rend pas, pour autant, cette chose réelle. Or le cinéma, comme le sait très bien Hong Sang-soo, est en mesure de faire croire. Le spectateur, s’il peut remettre en doute ce qui lui est raconté ou montré, croit en l’existence de l’image filmique qui, pour reprendre les propos tenus par Florence Gravas, dans son essai La part du spectateur : essai de philosophie à partir du cinéma, est réelle car elle redouble le monde en le reformant à partir d’une perception non-naturelle(3). La littérature, à travers les mots, crée, quant à elle, des images mentales purement subjectives qui donnent également vie à une certaine expression du réel. C’est, sans doute, pour cette raison que Bongwan, comme l’a parfaitement analysé Romain Lefebvre dans un article publié dans la revue Débordements, bien qu’il dise ne pas faire confiance aux mots, offre un roman de Soseki à Areum, avant son départ :
« Quand elle s’éloigne, Bongwan la rattrape pour lui offrir l’un de ses romans favoris. La femme de Bongwan, au début du film, lui dit qu’il a l’air différent. Areum, quand elle le retrouve, dit qu’elle a l’impression qu’il a changé. Pourtant éditeur, Bongwan dénigre à un moment donné les mots au prétexte qu’ils ne permettent pas de saisir le réel. Alors, libre à chacun de croire à la fin que Bongwan a effectivement changé et qu’il a compris quelque chose : peu importe si les mots saisissent le réel ou expriment une vérité, tant qu’ils permettent de se lier aux autres. La neige, pour Areum, est un don du ciel, et le roman est un don de Bongwan »(4).
Le roman serait-il un moyen pour Bongwan de se confronter au réel, même si celui-ci demeure fictif ? En faisant don de ce livre, dont on ignorera le titre, à Areum, l’éditeur redonne leur pouvoir aux mots. Chez Hong Sang-soo, il semble que le verbe soit plus important que l’image. C’est à travers la parole que les personnages construisent leurs réalités et les rendent visibles, ou du moins perceptibles, au spectateur. Contrairement à ce que dit Bongwan, le langage saisit bien le réel mais il le saisit dans toute son ambiguïté, dans toute sa multiplicité. Le spectateur peut alors choisir de croire ou non en l’évolution ou en la stagnation de ces personnages, à leur sincérité ou à leur fausseté, à leur vérité ou à leur mensonge. Le Jour d’après du titre est celui que le spectateur est en mesure de créer à cette histoire qui, si elle peut sembler totalement sclérosée, est peut-être appelée à évoluer. Tout n’est finalement, chez Hong Sang-soo, qu’une question de croyance. Il faut croire au pouvoir de la fiction pour que celle-ci devienne réalité.
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Notes