« Le Jeune imam » de Kim Chapiron : La dernière tentation du Fric
La devise de Kim Chapiron, dans Sheitan, était : « Ne leur pardonnez rien, car ils savent ce qu'ils font », inversant la parole de Jésus sur le Mont Golgotha à l'instant d'être sacrifié. Au front de la bêtise, le poing levé, écrivait Nietzsche. Ne pardonnons donc rien à son dernier film, Le Jeune imam, car, en effet, qu'il sache ou non ce qu'il fait, ce cinéma, à enclicher la banlieue, mériterait une bonne droite évangélique.
« Le Jeune imam », un film de Kim Chapiron (2023)
Kourtrajmé est une pseudo-énigme. Un collectif de cinéastes qui, ayant souvent pris pour terrain de jeu la banlieue, sous couvert d'en défaire les intrigues comme les clichés, les renforce indéfectiblement de film en film. Romain Gavras atomisait la banlieue il y a peu dans le but de faire un film contre l'extrême-droite. Il lui fournissait les images d'émeutes qui lui faisaient défaut. Il rendait concret à l'écran ses fantasmes pyrotechnico-fumeux en essentialisant le « jeune de banlieue » sous forme pétaradesque d'apprenti terroriste. Kim Chapiron, dont les intentions étaient de montrer un islam ouvert dans Le Jeune imam, un islam rajeuni, cool, branché sur les réseaux sociaux, l'islam des Lumières avec lequel seule la République paternaliste consentirait à pactiser, produit un film jamais ambigu. Il souhaitait pourtant que son personnage le soit, dont la jeunesse devait signifier l'intrépidité, qui était sans doute une manière de problématiser cet islam des nouveaux temps. Mais, ce faisant, il réduit une bonne partie de cette « jeune » communauté musulmane à l'avidité, une voyoucratie capitalisto-banlieusarde, le film se déroulant à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, tout comme Les Misérables de Ladj Ly. Cette récurrence qui fait boucle de film en film ne peut pas être simplement fortuite. Au fond, Kim Chapiron a fabriqué un film méta sans s'en apercevoir, un long-métrage qui documente la façon dont le cinéma Kourtrajmé, mal tourné, métastase depuis son foyer initial tout ce qui l'environne.
À partir d'une escroquerie que Kim Chapiron a prise pour sujet, Le Jeune imam devient une vaste opération de contrefaçon, sous couvert de merchandising de banlieue, un cinéma de marché pour écouler ses produits. Kourtrajmé n'a jamais été un collectif, mais une entreprise, au sens le plus commercial du terme, qui vend ses articles à coup de marketing en direction de la banlieue. Ladj Ly en est l'alibi : quand il ne filme pas, il leur sert des scenarii en guise de caution morale, que chacun prendra grand soin de reléguer au ban de leur film.
Il faudrait sans doute toujours se méfier des intentions des réalisateurs. Ils ne font pas toujours le film auquel ils pensaient. L'histoire du cinéma en est riche. Le Jeune imam viendrait-il y ajouter une ligne problématique ? On ne peut pas le penser un seul instant, ce qui le rend d'autant plus rance car cette manière chez Kourtrajmé de redoubler les clichés en guise de les contrarier de film en film ne peut pas simplement relever de la faute autant que de l'erreur d'aiguillage. Les intentions de Kim Chapiron auraient pu pourtant laver de toute forme de soupçon Le Jeune imam. Elles ont été livrées au public lors d'une émission télévisée(1) sur France 5, précédant la sortie du film, avec un titre programmatique : « L'islam loin des clichés ». Sur le plateau étaient conviés des journalistes, une critique de cinéma, une docteure en étude cinématographique, un imam, figure intellectuelle et intelligente du film ayant joué le rôle de consultant, un politologue, un sociologue éclairant l'évolution du rôle de l'imam sunnite en France depuis les années 80. Tous louaient les qualités du film pour s'efforcer de mettre à mal les représentations malavisées sur l'islam aujourd'hui. Un débat de haute qualité auquel participait Kim Chapiron. Ses motivations semblaient fixer la ligne d'horizon du film : changer la donne, livrer une version « modernisée » de l'islam, participant, ce faisant, à cette manière problématique d'installer en République un islam de France.
La grande idée de mise en scène eut été de s'en arrêter là : filmer simplement pour Kim Chapiron le débat. Qu'il s'abstienne de faire cinéma. Il aurait pu, certes, se contenter encore de la section téléfilm de la chaîne télévisée si des velléités cinématographiques l'avaient malgré tout prises. Tiré d'un fait divers, Le Jeune imam supporte exactement toutes les charges de son cahier, soit d'être à la traîne de son sujet.
Il y avait pourtant quelques pistes intéressantes à creuser, notamment sur la place centrale occupée de façon problématique par l'imam parmi la communauté des fidèles dans le film. Or, au sein de l'islam sunnite, majoritaire dans le monde, l'imam n'est que le desservant de la mosquée. Sa tâche en est conformément circonscrite. Il a pour fonction principale de diriger la prière. En aucun cas, contrairement à l'islam chiite, il ne saurait être un intercesseur entre Dieu et les hommes. L'islam sunnite s'est toujours interdit de constituer un clergé à l'égal de l'Église catholique, bien qu'en certaines régions, la mise en place d'un conseil des Oulémas, comme les pays organisant un grand système de muftis, ait centralisé la maîtrise du texte coranique comme de la sunna, notamment. De ce point de vue, Le Jeune imam, mais sans jamais le problématiser, montre comment d'une place accessoire l'imam a fini par occuper en France une place centrale dès lors que la République a décidé d'en faire son interlocuteur privilégié, notamment dans les banlieues. L'imam s'est ainsi peu à peu transmué en catéchiseur. Sa parole, hors la prière, a fait et continue de faire autorité : elle est devenue prescriptrice de comportements. Ainsi, dans le film, l'imam opère comme conseiller matrimonial, psychologue, travailleur social, un multi-service public rempli par une autorité privée sans se trouver par ailleurs sous la responsabilité de la République. Ainsi, lorsque le jeune imam est intronisé, sa seule préoccupation devient l'écriture de son prêche, par l'entremise duquel il obtiendra son succès, diffusant sur les réseaux sociaux la vidéo l'enregistrant. De la même façon, Le Jeune imam propose des scènes à caractère liturgiques, qui, par la durée qu'elles impliquent, sont les images oubliées de l'islam à l'écran quand elles en sont le centre de la pratique du croyant. La Nuit du destin (Abdelkrim Bahloul) s'y était essayé en 1997, sans doute trop tôt, pour un public qui n'était pas au rendez-vous.
Au vrai, cette centralité religieuse est réinvestie autrement, et se tourne en son contraire dans Le Jeune imam, par l'effet de son seul sujet. En faisant le choix d'un jeune individu qui, d'emblée, rêvait de cash, amour, gloire et beauté, se retrouvant par le seul cours des événements imam, Kim Chapiron calomnie l'image qu'il prétendait iconiser. Il n'a pas centré son film sur un simple fidèle, la difficulté à l'être, mais sur sa figure d'autorité, faite d'un bois courbe pour être tentée par la célébrité. Un imposteur incarnant une verticalité, jetant l'opprobre, précisément, sur tous les autres fidèles l'ayant choisi pour imam. Ce jeune imam n'est finalement rien de plus qu'une version banlieusarde de Rastignac. Il est montré comme un arriviste. Il ne veut plus de sa condition familiale et sociale. Il est ainsi filmé métamorphosé après son retour d'Afrique, coranisé à l'islam des Lumières, celui d'Averroès, où il y a passé toute son adolescence en guise de punition délivrée par sa mère pour avoir volé de l'argent enfant, en France. De retour, il rêve d'ascension sociale. Et comme l'écrit Paul Gauguin, la vie étant ce qu'elle est, il rêve d'une revanche. La religion sera son marche-pied. Sa foi, son moyen, qu'il entend monétiser comme d'autres le feraient autant avec la drogue ou bien encore le proxénétisme pour demeurer collé aux clichés, lorsque le jeune imam, intronisé, décidera d'organiser sur le plan financier des pèlerinages de fidèles à la Mecque afin de rémunérer son talent oratoire.
Cette centralité est encore paradoxalement appuyée dans ses effets quand Le Jeune imam s'interroge sur les motivations de divers ordres de son « héros ». A priori, le spectateur pourrait penser faussement que le véritable sujet du film n'est pas la religion. Comme souvent chez Kourtrajmé, la banlieue, ajointée à l'islam, ne serait dès lors qu'un prétexte, un décorum, sorte de prête-nom qui masquerait mal les ambitions des cinéastes. C'est que Le Jeune imam rabat en permanence ses enjeux sur une psychologisation à outrance de son personnage principal. Au fond, le jeune imam, qui le devient par accident, ne cherche jamais autre chose qu'à racheter l'amour perdu de sa mère qui l'a puni en l'envoyant au Mali. De retour en France, passée la majorité, parce qu'il se révèle aux autres lors d'une incantation, il devient l'élu. Mais, lui qui avait pour projet de monter un « bizness » en revenant en France, qui occupe un emploi d'écrivain public à la mairie qu'il doit abandonner pour se consacrer pleinement et entièrement à son imamat, veut se faire rétribuer, dégager les bénéfices de son investissement, contre l'orthodoxie sunnite qui ne salarie pas le culte. Le jeune imam a en effet une ivresse de saccage. Il entretient de foudroyantes revanches sur tout ce qui conspirait pour l’empêcher de sourdre tout à fait. Son idée, provoquée par sa rencontre avec deux jeunes jumeaux musulmans travaillant dans le milieu caritativo-associatif, qui s'avéreront être des escrocs : proposer des pèlerinages à la Mecque clé en main, afin de bouleverser un secteur peu concurrentiel, sous réserve que les jumeaux lui apportent des visas si difficiles à obtenir en France pour un tel voyage.
Le jeune imam serait-il demeuré le voleur qu'il aurait été depuis l'origine, consacrant l'adage voleur un jour, voleur toujours ? La main de sa mère enfin posée sur lui comme unique geste de tendresse, lorsqu'il lui demandera de croire sur parole qu'il a été dupé, le récompensera enfin. Le film se terminant sur cette scène, on pourrait avoir le sentiment que, ce faisant, Kim Chapiron rabat l'universel sur l'individuel. Mais c'est précisément cet aplatissement qui produit un effet de grossissement sur la place centrale de cet imam et de l'effet qu'il produit en termes de représentation sur la communauté des croyants. De sorte que, plus le film individualise son propos, plus il le généralise. En le recentrant sur les motivations personnelles de son personnage principal qui se nomme Ali (Abdulah Sissoko), une partie de l'islam se trouve de fait ensevelie sous l'effet du travail de voirie qu'effectue Kim Chapiron. Ali n'est pas, en effet, n'importe quel prénom dans l'islam. Il est celui du quatrième calife, neveu de Mahomet, époux de l'une de ses filles, dont la mort sera à l'origine du schisme religieux entre sunnites et chiites. Une manière de trahison de l'héritage prophétique que ce seul choix de nomination reconduit, emportant toute une constellation de clichés sur l'islam comme la banlieue.
En rabattant ainsi la grande histoire (penser autrement l'islam en France) sur la petite (la relation difficile entre une mère et son fils), le film nourrit alors ce qu'il prétendait combattre. D'une part, contre le projet « insurrectionnel » de Kourtrajmé rédigé sous forme d'article de foi qui, au mitan des années 90, entendait dynamiter un paysage cinématographique jugé moribond, Kim Chapiron réalise un cinéma de petit-bourgeois, un drame apparemment familial. Ce collectif né de l'envie de rompre avec les codes du cinéma français cède précisément aux sirènes de ce cinéma qu'il prétendait abattre, si peu représentatif de la société, ce cinéma morne, auteurisant des années 80/90. Car si les figures à l'écran sont nouvelles (l'islam des banlieues, ses gueules), l'opération de substitution relève simplement du morphing : les thèmes de prédilection sont reconduits, une manière d'épuiser la jeunesse croyant la raconter de façon neuve comme de penser les relations au sein d'une famille. Un film sur un jeune imam qui est donc un film vieilli sitôt sorti, une antiquaille, un cinéma de centre-ville aussi représentatif de l'autre que son petit doigt, un cinéma de la France d'en haut filmant de haut non pas son ban et ses intrigues mais son ventre. Si Kim Chapiron n'aime rien tant que filmer le « hors-champ », il est sans cesse dans le plan. D'autre part, sous couvert de représenter autrement l'islam en France, en en faisant une histoire personnelle, Kim Chapiron transmue la croyance des fidèles qu'il filme en une quête de type purement utilitaire : toutes les « jeunes » figures de croyant sont en vérité des incroyants en puissance, une foule de mystificateurs. Le jeune imam est ainsi montré dans le film comme une rock star, en quête de public, prêt à tout y sacrifier, dans une telle relation de quant-à-soi, cet épieu qui fait les salauds selon Sartre, que le voici bientôt prêt à s'embrasser face au miroir après avoir revêtu un qamis brodé d'or, ce vêtement traditionnel qui lui a été offert. Un tartufe qui, au fond, se fait prendre par son vice (voleur un jour, voleur toujours, donc, bel et bien), légitimement escroqué par deux autres jeunes hommes de banlieue qui lui proposent ce deal pour se rendre à la Mecque, quand les caïds du coin, à travers ce projet de pèlerinage organisé y trouvent le moyen de blanchir leur argent. Cet effet de circulation produit un effet Kaaba en banlieue où le dieu aux 99 dénominations a finalement pour seul nom pognon.
Il s'agissait de montrer autrement la banlieue ? La religion y devient son shit, un commerce possible comme un autre, sa fraîche gagnée par effet de contagion à la logique du libéralisme. Il aurait pourtant fallu s’efforcer, par intelligence cinématographique, ne pas nourrir les clichés en prétendant les combattre. Et pour le spectateur, ne plus prendre parti pour ce négoce déguisé, ce frelatage d'intrigues rusées, emportées, et malsaines.
Finalement, Kourtrajmé fait un cinéma de banlieue contre la banlieue. Chris Marker, qui habitait le même immeuble qu'une partie de la bande à l'origine, était leur « père spirituel ». Pascal Praud est devenu depuis leur saint patron. Orienté prétendument à gauche, Kourtrajmé fait à droite. Un cinéma gaucho dans la lettre, kapo dans l'esprit. Voilà le terrible pour un cinéma qui compte son public en partie en banlieue (Romain Gavras a réalisé le clip « Pour ceux », de la Mafia K'1 Fry quand Kim Chapiron a fait celui de PNL « À l'ammoniaque »), cartographiant autant le cinéma français, un cinéma de type explosif (ici, prétendument par son sujet), dont ses personnages ne sont que des étuis vides. Ils n'ont ni âme ni corps. Ils ne peuvent pas en posséder car ce cinéma est en vérité un cinéma de l'entre-soi où la petite bourgeoisie, soit à vouloir s'encanailler à fréquenter la banlieue, soit à vouloir la réhabiliter, la campe plus fermement sur ses clichés.
Kim Chapiron, au fond, révèle la ligne politique de Kourtrajmé. Comme n'importe quel parti, lorsque Kourtrajmé est apparu sur le devant de la scène, il lui a fallu se singulariser. Montrer les muscles pour exister. Kourtrajmé a essentiellement fait le choix de la banlieue, d'une certaine imagerie de la banlieue, comme une manière de s'extrémiser afin de rendre audible son message par son tranchant. Mais comme n'importe quel parti politique, Kourtrajmé, depuis le départ, n'aspire qu'à gouverner. Et pour gouverner, il faut le plus souvent le faire au centre (pour combien de temps encore ?). Kourtrajmé, depuis toujours, s'est trouvé ainsi coincé entre son prétendu choix de la banlieue, qui le singularisait, et sa volonté de produire un cinéma branchouillard mainstream de type majoritaire. Cet entre-deux l'a conduit, consciemment ou non, à reconduire des clichés éculés pour gagner à la fois sur sa frange comme en son centre.
Le Jeune imam montre finalement, par-devers lui, que son discours est repris sans cesse dans ce qu’il prétend subvertir. Par conséquent, la systématicité des clichés sur la banlieue y est plus puissante que ce qui prétend la détruire ou lui échapper : toute résistance à ces clichés, dans le film, est alors complice de ce à quoi il résiste, au moment même où il résiste, même dans ses gestes les plus « subversifs » (filmer notamment la liturgie).
Une telle conclusion oblige à penser que ce Jeune imam tout comme Kourtrajmé se déconstruisent comme d'eux-mêmes puisqu’ils font apparaître ce qu’ils veulent faire disparaître. Ils produisent ainsi l’effet inverse de celui qu’ils disaient vouloir produire. Ils veulent donc ce qu’ils ne veulent pas. Et finissent ainsi par rédiger les prolégomènes de leur propre insurrection. Kourtrajmé se voulait séditieux ? Il travaille en effet et en permanence à sa propre subversion, qu'on aimerait envisager comme une forme définitive de disparition.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Kourtrajmé
- David Fonseca, « Les misérables de Ladj Ly : Les saigneurs du stade », Le Rayon Vert, 16 juin 2021.
- Lire notre cycle de textes consacré au Banlieue-film.
Notes