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Lucie Debay dans "Le Garage inventé" de Claude Schmitz
La Chambre Verte

« Le Garage inventé » de Claude Schmitz : L'enfer du théâtre

Thibaut Grégoire
Dans sa démarche de créer une œuvre continue, en constante évolution, Claude Schmitz se pique de donner une suite officielle au double opus déjà constitué par Un Royaume et Lucie perd son cheval. Il y prolonge la réflexion "méta" sur la condition de comédien, mais en la complexifiant encore par une dimension presque chamanique. Le Garage inventé qui restaure la mécanique et les rêves est en outre la plus ambiguë de ses créations, faisant étrangement cohabiter cette volonté récurrente de "poursuivre le geste" et celle d'enfermer ses œuvres, ses acteurs et ses personnages, dans un écrin protégé, à l'abri des dérives extérieures.
Thibaut Grégoire

« Le Garage inventé qui restaure la mécanique et les rêves », un spectacle de Claude Schmitz (2024)

Cela fait maintenant quelques années que nous suivons de près l’œuvre de Claude Schmitz, au cinéma comme au théâtre. Dans les articles que nous lui avions précédemment consacrés - dont deux entretiens - nous évoquions son geste continu de créateur, cette volonté de toujours prolonger ses œuvres, de continuer à les faire vivre après un instant t auquel elles seraient a priori « finies ». Cette démarche va de pair avec un goût prononcé pour la porosité, à tous les niveaux, porosité des genres, du réel et de la fiction, et interpénétration du spectacle et de la vie. Il n’est donc pas étonnant que ses opus se suivent, se complètent même, de manière cachée. En allant voir la nouvelle création théâtrale de Claude Schmitz, Le Garage inventé (qui restaure la mécanique et les rêves), nous n’avions pourtant pas conscience d’aller assister à la suite officielle d’Un Royaume et de Lucie perd son cheval, ni à la prolongation officieuse de l’univers atmosphérique et référentiel de L'Autre Laurens.

Tout comme Un Royaume, le spectacle précédent — retranscrit au cinéma sous le titre Lucie perd son cheval durant la période compliquée des confinements et reconfinements en chaîne, Le Garage inventé s’ouvre sur une longue partie filmée et projetée - un bon tiers voire pratiquement la moitié du spectacle. Lors de celle-ci, on suit les aventures de Francis, le régisseur de théâtre du double opus précédent, chargé malgré lui de surveiller la fille de Lucie, dans un paysage montagneux, en attendant le retour de la mère chevaleresse. Lucie revenue, la réflexion sur le métier de comédienne initiée précédemment se poursuit(1), comme si Un Royaume et Lucie perd son cheval ne s’étaient jamais arrêtés. Au moment de la présentation de Lucie perd son cheval il y a quelques années, Claude Schmitz avait déjà prévenu avoir filmé cette suite, sans savoir évidemment à quel moment celle-ci allait resurgir. À la fin de cette partie filmée, les deux personnages principaux, Lucie et Francis, s’endorment, presque comme dans une œuvre d’Apichatpong Weerasethakul, laissant le champ libre à une deuxième partie, fantasmée ou non, et avec elle au spectacle vivant proprement dit.

Si la césure entre la première partie et la seconde est importante, de par la différence radicale d’univers et de textures entre les deux, elle ne l’est pas tant pour quiconque est un minimum familier des différentes facettes du travail de Claude Schmitz, au théâtre comme au cinéma. Ainsi, la partie strictement scénique de ce spectacle, avec son garage figé dans le temps et éclairé aux néons verts, rouges et bleus, nous téléporte dans un autre type d’atmosphère déjà explorée par Schmitz, notamment dans son dernier film de fiction, L’Autre Laurens, à savoir une imagerie très influencée par le cinéma américain, par les films noirs, la série B et même par David Lynch. La familiarité avec le travail de Claude Schmitz implique de remarquer les récurrences, les allées et venues d’éléments reconnaissables dans cet univers, notamment de têtes et de silhouettes connues. Les acteurs sont en effet probablement l’outil de création le plus déterminant chez Schmitz et le fait même de les retrouver d’œuvre en œuvre est en soi constitutif de son travail, puisqu’il ne fait au fond que questionner, d’un opus à l’autre, le comédien : à la fois dans sa relation avec lui, dans celle des spectateurs avec eux, et surtout dans celle qu’entretiennent les comédiens eux-mêmes avec leur métier et les œuvres qu’ils traversent.

Le décor du garage inventé
© Elsa Stubbe

Si la problématique principal d’Un Royaume et de Lucie perd son cheval était la manière dont une actrice avait de composer avec l’aspect phagocytant, prenant, de son métier et la place qu’il lui laissait pour exister sur le côté, notamment en tant que maman, Le Garage inventé étend cette réflexion sur les sacrifices faits par les comédiens à une dimension encore plus métadiégétique sur la figure du comédien tel qu’il apparaît devant les yeux du spectateur et dans l’imaginaire d’un auteur, d’un metteur en scène. Dans cette dernière pièce, Lucie et Francis passent d’une création de Claude Schmitz à une autre, du film projeté, dans cet univers finalement terre à terre, où le réel côtoie des situations recréées ou rejouées, à ce plateau « factice » du spectacle vivant et à une atmosphère visuelle et sonore fantasmée, faite d'influences héritées de différents pans du cinéma américain. Mais durant la première partie, Francis se demande déjà comment il a atterri là, en plein milieu des montagnes, à surveiller la fille de Lucie, lui qu’on avait quitté dans les coulisses du théâtre, à la fin d’Un Royaume. Et dans la partie « garage », lorsqu'il retrouve Lucie, les deux se demandent de nouveau ce qu’il s’est passé entre les deux temps, chacun ayant l’impression d’avoir été téléporté d’un univers à un autre.

Lucie et Francis traversent ces univers mais passent de l’un à l’autre comme s’ils n’avaient pas d’existence en dehors de la fiction, en dehors du métier. Ils ne sont plus intermittents mais bien des êtres de spectacle permanents. Les acteurs/personnages sont possédés par les œuvres qu’ils traversent, ils sont possédés par l’auteur démiurge, par ce sorcier de Claude Schmitz qui les envoûte à travers son travail, à travers ses œuvres. Il en va d’ailleurs de même pour les acteurs de L’Autre Laurens, Marc Barbé dans un rôle similaire, portant presque les mêmes vêtements, et la jeune Louise Leroy — dont L’Autre Laurens était le premier film — qui rêve de sortir de l’ombre et de devenir une « vraie » actrice. Tous ces acteurs ont vraisemblablement fait un pacte avec le diable, ont vendu leur âme à un art — une pratique artistique — qui les possède de plus en plus, jusqu’à ne plus les laisser s’échapper. Cette idée est mise en images lors de la toute dernière partie du spectacle, de nouveau projetée, lors de laquelle les différents intervenants de la partie filmée (Lucie, sa fille et Francis, principalement) semblent se livrer à des séances de chamanisme ou de sorcellerie, avec des masques représentant des démons. Ce montage « démoniaque » est comme circonscrit au centre de l’écran, comme s’il fallait regarder à travers une serrure, un trou, pour enfin entrapercevoir les véritables motivations de l’auteur : envoûter ses acteurs, les posséder par chamanisme ou sorcellerie pour mieux continuer à les retenir dans son œuvre en évolution, et continuer de pouvoir les observer à travers son stéthoscope, dans son univers parallèle de création.

Il y a une ambiguïté certaine dans le travail de Claude Schmitz, qui développe à la fois cette volonté de chercher le vivant, de continuer à faire vivre l’œuvre sous toutes ses formes, mais aussi celle d’emprisonner les choses, les œuvres, les acteurs, les personnages. Il filme et met en scène le temps qui passe mais en figeant simultanément ses personnages et ses acteurs dans un décor et un espace-temps bien déterminé — le garage pour la scène, le paysage montagneux et son temple bouddhiste dans la partie filmique. Cela peut s’expliquer en partie dans la confrontation du spectacle, de ses acteurs et de ses spectateurs, au contexte du théâtre, lequel peut se révéler être un véritable enfer — un enfer au sens sartrien du terme, tant celui-ci s’assimile aux autres, les autres étant ceux qui sont dans la même salle en même temps que vous/nous, ces autres spectateurs qui vous distraient et qui vous gâchent le plaisir.

Le contexte de réception de la pièce au Théâtre National Wallonie-Bruxelles fut particulièrement douloureux. Il aura fallu supporter des rires intempestifs à des moments incongrus, des spectateurs se levant et faisant claquer leurs sièges en quittant la représentation, des bruits de fond dans les gradins dus à la spécificité de cette salle ouverte. Celle-ci permet normalement au spectateur d’être immergé dans le spectacle, de partager véritablement le même espace que les comédiens, mais cela nécessite normalement un pacte, celui de respecter un minimum ce que l’on voit et ce à quoi l'on prend part. Or, une partie du public du Théâtre National, ce soir-là, ne semblait pas avoir signé le même pacte que nous, étant venu visiter les enfers en touristes ou en démons perturbateurs, en emmerdeurs professionnels. Ce genre d’expérience permet de mieux comprendre l’ambiguïté du travail d’un artiste comme Claude Schmitz ou comme d’autres qui se revendiquent du vivant mais s’obstinent à créer de l’enfermement. Quand on est en rapport avec l’emmerdement maximum, on comprend qu’un artiste ait envie d’enfermer son œuvre dans un écrin hors du temps et de l’espace courant, dans un espace-temps parallèle là où il serait à l’abri des sagouins, tout en créant son propre enfer bien distinct de celui des autres.

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