
« Laura Palmer » ou Twin Peaks au tribunal de la Sororité cinéphile
Avec Laura Palmer - Au pays des miroirs, Louise Van Brabant fait comparaître Twin Peaks devant le tribunal médiatique du jugement post-#MeToo qui consiste à revenir sur des œuvres en vérifiant qu'elles respectent bien la représentation de la femme et brisent les codes du male gaze. Plutôt qu'expérimenter, Louise Van Brabant préfère d'abord juger : on ne répétera jamais assez que cette forme d'esthétique fondée principalement sur le jugement réifie les œuvres quand elle prétend libérer des corps de l'emprise du regard masculin.
« Laura Palmer - Au pays des miroirs », un livre de Louise Van Brabant publié aux éditions Les Impressions Nouvelles (2024)

Avec son Laura Palmer, Louise Van Brabant entend dresser le portrait d'un corps-territoire évanescent (p.86) et décrire, dans le même mouvement, la transition entre les deux premières saisons de Twin Peaks et sa suite, The Return, diffusée vingt-cinq ans plus tard, ainsi qu'avec Fire Walk with Me. Dans sa conclusion, elle écrit ainsi que « captifs du Twin Peaks qu'ils et elles imaginaient à travers le point de vue de l'agent Cooper, les spectateurs sont à la merci de Laura-dispositif qui leur refuse le Retour à Twin Peaks et ses sombres forêts dans lesquelles se dissimulent les atrocités (...) Jamais nous ne pourrons revenir à Twin Peaks. Ainsi en a décidé Laura » (p.110). Ce constat sur le retour impossible dans la troisième saison apparaît assez juste, tout comme la place qu'occupe Laura qui, sur ce territoire, est à la fois la carte et la clé (p.86) quand simultanément plusieurs personnages féminins « interprètent une composante du personnage Laura Palmer car le jeu de miroirs est loin d'être terminé : il se poursuit à travers les années et les dimensions, ajoutant des corps au maelström de chair, de sang et de sapins que représente Twin Peaks » (p.62). Ce sont ici les rares passages du livre de Louise Van Brabant qui essayent de penser la série à partir de ses intensités et ses rhizomes, avec une approche transcendantale potentiellement deleuzienne. En effet, l'ensemble de son Laura Palmer fait comparaître Twin Peaks devant le tribunal médiatique du jugement post-#MeToo qui consiste à revenir sur des œuvres en vérifiant qu'elles respectent bien la représentation de la femme et brisent les codes du male gaze. Ce qui, dans ce genre d'études, est rarement le cas puisqu'il s'agit d'abord de dénoncer le regard réificateur d'un homme (plus rarement d'une femme) sur une ou plusieurs femmes (plus rarement sur un homme). Là où la description des intensités aurait dressé une nouvelle cartographie de Twin Peaks et des corps qui y circulent, en recourant ici à des concepts féministes tout autant légitimes que les autres (ou à inventer ou réinventer), Louise Van Brabant préfère d'abord juger, autrement dit définir ce qui est bien et ce qui est mal, alors que l'œuvre de David Lynch, et en particulier Twin Peaks, ne se construit pas sur ce type de jugement et de représentation manichéenne. On ne répétera jamais assez que cette forme d'esthétique fondée principalement sur le jugement réifie les œuvres quand elle prétend libérer des corps de l'emprise du male gaze.
Il n'est pas question de condamner les études féministes et de genre(s). Mais de rappeler qu'elles doivent soit (ré)inventer leur propre conceptualité et déployer ses agencements, soit utiliser des concepts existants sans clôturer le sens du champ de l'étude, et non plaquer sur des œuvres une grille de lecture préétablie garante d'une vérité absolue pour les juger avec le risque de les réifier. L'autrice évoque d'ailleurs quelques pistes sans jamais les approfondir, comme l'écoféminisme. Louise Van Brabant recourt au célèbre concept de male gaze, théorisé par Laura Mulvey, mais ce concept semble au sujet de Twin Peaks tout à fait inapproprié. Elle se contente de décrire les impasses du regard supposément réducteur de David Lynch dans les deux premières saisons, soit « cette propension à découper les corps » (p.17) chère à Laura Mulvey qui pose là aussi question. Que faut-il opposer à ce découpage pour atteindre une représentation de la femme et du corps féminin qui soit la plus juste possible ? Les femmes doivent-elle systématiquement être cadrées en plan d'ensemble ? Louise Van Brabant mobilise ensuite d'autres figures, comme la femme fatale ou la final girl, et des mots comme domination, sexisme, sororité et même celui de boys club. Elle convoque ainsi tout le lexique des théories féministes post #MeToo pour les plaquer sur les deux premières saisons de Twin Peaks, questionnant jusqu'à la représentation du viol pour qu'il ne soit plus filmé comme un spectacle (p.66).
Une fois le livre terminé, on se demande si l'autrice ne cherchait pas d'abord à intégrer la nouvelle sororité cinéphile qui est apparue en France en même temps que la libération nécessaire de la parole des femmes dans le milieu du cinéma, comme si elle voulait témoigner de sa solidarité (louable) envers ce mouvement pour en rejoindre la communauté dont une des grandes figures est Iris Brey, citée à plusieurs reprises dans le livre. Son étude féministe lui offrirait paradoxalement un passe-droit pour statuer au tribunal du jugement que cette sororité cinéphile a construit sur la place médiatique (sa reconnaissance et sa viralité ont en partie été acquises via les réseaux sociaux), mélangeant tout dans un pot-pourri sans distinction de ce qui relève du jugement, du droit et de la justice.
La grande thèse de Laura Palmer - Au pays des miroirs est la suivante : « Fire Walk With Me et The Return témoignent d'une prise de conscience tardive mais salutaire de David Lynch, tâchant de subvertir le regard masculin qui découpe les corps des femmes et les fige dans une passivité victimaire. » (p.65). Les personnages féminins ne sont plus des victimes mais elles reprennent la main sur leur propre récit (p.79). Autrement dit encore, « Dans The Return, David Lynch joue du male gaze pour ridiculiser les comportements associés à une virilité néfaste qui aboutit à la réification des femmes, franchissant, comme le pose Phil Hoad, un étape supplémentaire à inverser la misogynie et le male gaze en investissant pleinement ces femmes d'une ferveur rarement observée dans les productions d'un réalisateur » (p.101). C'est ainsi toute l’œuvre de David Lynch que le livre a discrètement en pointe de mire et il n'y a plus qu'un pas pour la faire comparaître devant le tribunal de la sororité cinéphile. Le renversement que pointe Louise Van Brabant n'est pas faux en soi. Mais sa méthode de travail, plutôt que d'ouvrir du sens, le clôture à travers une conceptualité de surcroît étrangère à son objet. Il faudrait ainsi développer une théorie du male gaze qui ne relève ni du jugement, ni de la grille de lecture castratrice. Louise Van Brabant décrit pourtant une transition qui peut tenir à l'image en montrant comment plusieurs personnages féminins sont bien traités ou non au regard du concept inventé par Laura Mulvey. Elle repart donc d'abord de la série et de sa matière. Elle essaye de créer du sens à partir de ses descriptions mais c'est pour au final le refermer sur lui-même plutôt que de laisser se disséminer dans l'univers de Twin Peaks. On aurait envie de lui répondre que toutes les femmes de la série, au même titre que les hommes, sont inoubliables, qu'elles soient bien filmées ou non, objets du désir ou sujets, final girls ou empouvoirées.
Les fondements sur lesquels repose cette esthétique du jugement sororal cinéphile sont également vaseux. L'édifice tient en partie sur des clichés et des idées préconçues profondément inégalitaires, coupées de la réalité et fallacieuses. On en trouve un exemple flagrant dans Laura Palmer : Au pays des miroirs : « Or, Cooper est un personnage queer, au sens où son excentricité est aussi une manière de le faire déborder des cases de la masculinité classique, froide et réflexive, pour pénétrer dans le domaine de l'intuition » (p.88). Tous les hommes et toutes les formes de masculinité seraient à mettre dans le même sac : no comment. On retrouve ce même genre d'idées dans Le culte de l'auteur de la grande matriarche française de la sororité cinéphile, Geneviève Sellier, qui a fait « scandale » : « La majorité des films de femmes sont des films de genre, des comédies de mœurs ou de situation, ou des comédies dramatiques, qui se veulent une peinture de la société contemporaine : l'éducation enseigne aux filles dans notre société un souci des autres largement absent de l'éducation des garçons... »(1) et « Pour les réalisatrices, il s'agit non pas de se distinguer à tout prix par des transgressions esthétiques et/ou éthiques, de mettre sa subjectivité aux postes de commande, mais de rendre compte de la complexité du monde avec un regard dont l'originalité ne soit pas un obstacle au partage. Moins de narcissisme, plus d'inclusion. Beaucoup de films de réalisatrices témoignent du care, ce souci des autres dont on sait qu'il est un trait de l'éducation des filles dans nos sociétés alors qu'on apprend d'abord aux garçons à se soucier d'eux-mêmes. »(2). Voilà ce qui semble être un des fondements bien fragile du jugement médiatique de la sororité cinéphile française qui, du haut de son tribunal, chasse le male gaze pour faire tomber le système patriarcal dont Twin Peaks, ou du moins une partie de la série, exprimerait toute son emprise (p.105). L'autrice appuie aussi ce constat à la suite d'une citation de Pacôme Thiellement tirée de Trois essais sur Twin Peaks qui n'a évidemment rien à avoir avec son propos (p.104).
Dernière curiosité, et pas des moindres, qui s'avère être logique si on s'en tient à la façon dont fonctionne le petit tribunal monté pour la sororité. « Laura est un corps dont Cooper voudrait effacer les stigmates, annuler le récit funeste. Mais les entailles sont trop profondes, les traumatismes trop ancrés. La manœuvre échoue : il ne s'agit plus de sauver une demoiselle en détresse à la manière d'un chevalier blanc, mais de changer de paradigme. Il eut mieux valu queerifier les comportements de tous et toutes : queer, au sens contemporain de LGBTQIA+, et donc de pratiques marginales qui ne répondent pas aux codes du contrat hétérosexuel, mais aussi au sens originel d'étrange et louche » (pp. 83-84). Tout est dit dans l'usage du verbe valoir et sa forme grammaticale. Puisqu'il est question de juger, pourquoi Twin Peaks ne s'est-il pas en effet conformé aux bons codes en vigueur réclamés par la sororité cinéphile pour qu'elle puisse appeler une juste représentation en même temps de rendre le verdict de son auto-justice ? Dans ce contexte, il « aurait mieux valu » en effet que David Lynch, en 2017, soit plus ouvert aux changements sociétaux de notre époque. L'autrice rappelle que la série compte quand même un illustre personnage transgenre, l'agent Denise Bryson (David Duchovny), qui offre un bon point à David Lynch qui est félicité pour son audace et son avant-gardisme alors que la tendance était plutôt à la moquerie face à ce type de personnage.
Expérimenter Twin Peaks et toutes ses intensités, se perdre dans sa forêt de signes et de sens, aimer tous ses personnages (hommes ou femmes) qui deviennent des compagnons de route familiers, vibrer avec la musique d'Angelo Badalamenti et la voix de Julee Cruise, accéder aux mystères que nous ouvrent les Lodges, se frotter à la spiritualité terrestre et métaphysique de David Lynch, c'est tellement plus grand, plus fort et plus complexe que le moralisme imposé par cette vision réductrice qui ne prend pas la peine de dépasser une esthétique du jugement inspirée d'une puissante théorie féministe qu'il faudrait utiliser avec habilité et créativité. Comme le signifie une des célèbres mantras de la série, reprise dans le livre, « Quelque chose manque » aussi dans l'essai de Louise Van Brabant.
Poursuivre la lecture autour de l'utilisation des théories féministes dans la critique de cinéma
- David Fonseca, « Le cinéma à l'heure des scandales sexuels : Passer d'un cinéma de la création à la décréation », Le Rayon Vert, 29 avril 2024.
- David Fonseca, « Brainwashed de Nina Menkes : Réflexions sur le male gaze », Le Rayon Vert, 12 novembre 2023.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de David Lynch
Notes