« LaRoy » de Shane Atkinson : Se rater magistralement et en toute amitié
LaRoy met en scène un grand bal d'identités mouvantes où le ratage s'impose comme une éthique de vie. Le premier film de Shane Atkinson donne ainsi à penser une grande question : N'est-il pas plus appréciable de rater magistralement sa vie comme on l'entend, en toute plénitude et en restant fidèle à ses affects comme à ses sirènes, plutôt que de réussir en faisant des compromis et en se laissant modelés par les autres ?
« LaRoy », un film de Shane Atkinson (2023)
Il arrive parfois que certains films délivrent des leçons de vie exactement de la même façon que Jacques Rancière a pensé la position du maître ignorant. Celui-ci n'impose rien mais, dans une forme de retrait, transmet un savoir sans autorité que l'apprenant se réapproprie dans le cadre de son processus d'émancipation. Le spectateur peut vouloir garder quelque chose de la vie des personnages qu'il vient de laisser derrière lui et dont il prolongera l'existence quelque part dans l'expression de son être, ses principes, ses désirs et ses aspirations. Certains films ont le pouvoir de rendre meilleur (selon la célèbre formule de Stanley Cavell) ou, à défaut, de produire des variations dans notre manière d'être au monde. LaRoy, le premier long-métrage de Shane Atkinson, fait partie de ceux-là pour qui est prêt à en accepter les « leçons », qui peuvent ici être problématiques et paradoxales puisque la mort est le sort réservé à certains personnages à la fin du film. Il y aussi dans LaRoy une forme de moralisme mais il faut bien à un moment donné en adopter un. L'idée proposée par le film est limpide : il vaut mieux rater sa vie magistralement comme on l'entend, envers et contre tout, avec ses grandes satisfactions personnelles, plutôt que de la réussir selon un canevas imposé et une idéologie dominante. Être ainsi des loosers magnifiques plutôt que des gagnants artificiels ou des numéros fondus dans la masse. Chacun possède ce pouvoir d'individualisation et peut se poser ce dilemme. Gageons qu'il s'agit aussi d'une des grandes questions de notre époque et même un de ses symptômes, puisqu'on la retrouve à la fois dans les pauses-carrière et la mode du Travel addict que dans les revendications les plus folles menant jusqu'aux meurtres de masse. Shane Atkinson a bien compris cela en réussissant à écrire avec finesse un scénario d'une grande intelligence et avec un talent comique qui manque tant aujourd'hui.
LaRoy raconte l'histoire de trois loosers qui ont choisi de rater merveilleusement leur vie pour n'en faire qu'à leur tête. Il y a d'abord Ray (John Magaro), marié à une ancienne reine de beauté qui n'a jamais véritablement retiré sa couronne, et qui ne voit pas que son frère l'arnaque et que celui-ci a depuis longtemps une aventure extra-conjugale avec sa femme. Ray va former un duo mémorable avec Skip (Steve Zahn), qui affirme être détective privé sauf que ce n'est officiellement pas le cas et, à cause de cela, il est la cible des moqueries de toute la ville. Autour d'eux gravite Harry (Dylan Baker), un tueur à gages, qui apparaît dans la scène d'ouverture magistrale du film. La figure du tueur solitaire est une autre manière de rater sa vie comme on l'entend, donc de la réussir à sa manière, avec toute l'ambiguïté que cela implique. Ce sont moins les actes d'Harry qui retiennent l'attention, puisqu'ils sont condamnables, mais son intransigeance morale et le déséquilibre qu'il produit dans le récit. Ces trois personnages principaux de LaRoy côtoient la femme de Ray qui perdra tout, sauf sa couronne, en voulant réussir sa vie selon le modèle dominant du confort financier et matériel en privilégiant les apparences. Pour cela, elle trouve en Junior, le frère de Ray, le mannequin parfait. Le couple qui a la haine de la loose va pourtant se rater en cherchant à réussir bien comme il faut. Il y a encore dans le film les flics cartoonesques ou un couple de vendeurs de voitures qui cache bien son jeu. LaRoy tire ainsi toute sa force de son scénario — ce qui mérite d'être souligné à l'heure de la grève des scénaristes face à l'IA et au règne toujours problématique de la politique des auteurs — qui crée des décalages constants et des retournements de situation brisant à la fois les apparences et les idées préconçues.
LaRoy redonne toute sa noblesse à une certaine manière de faire des films de scénario. Il fait appel à un artisanat typiquement américain croisant le thriller et la comédie dans la continuation de Fargo des frères Coen mais aussi, bien sûr, du cinéma de Quentin Tarantino. Ne serait-ce pas alors la faiblesse du film de Shane Atkinson que d'être un nouvel ersatz issu tout droit de cet héritage qui a fini par tant lasser ? De Fargo, une manière de faire du cinéma aux USA ne s'en est pas encore remise. Les pâles imitateurs continuent de copier sans talent l'ironie et le décalage des frères Coen quand d'autres parviennent paradoxalement à dépasser leur modèle (c'est le cas par exemple de la première saison de la série Fargo bien que les Coen soient toujours aux manettes) et que d'autres encore créent de subtiles variations qui en réinventent l'esprit, comme c'est le cas de LaRoy. Le film doit encore beaucoup aux frères Coen pour son ironie, la place de l'argent et la description de merveilleux loosers œuvrant à différents niveaux de ratage. Peut-être que Shane Atkinson pousse encore plus loin une idée de Fargo : la vie est un grand bal d'identités constamment mouvantes, à l'image de la femme de Ray qui garde son titre de Miss locale ou de Skip n'enlevant jamais son chapeau de cow-boy qui lui donne l'assurance d'être un vrai détective privé. Ray, quant à lui, doit renoncer à son étrange rêve d'être le gentleman qui aura séduit la Miss locale, pour finir par se mouvoir dans une position à la croisée du tueur et du détective. Il faudra comparer LaRoy à l'autre grande comédie policière de travestissement de 2024, Hit Man de Richard Linklater, et voir ce qu'ils racontent sur la construction de l'identité.
Plus classiquement cette fois, LaRoy met en crise, à sa façon, le grand récit national et les valeurs d'un pays comme l'a toujours fait le cinéma américain durant une grande partie de son histoire, du Nouvel Hollywood jusqu'aux séries B et Z d'horreur. Aujourd'hui, non sans facilités et avec une vision politique forcément connotée, les commentateurs considèrent bien trop vite que des films comme LaRoy donneraient à voir l'Amérique trumpienne dans toute sa dégénérescence et son exotisme, à l'instar, pour ne citer que lui, de The Sweet East de Sean Price Williams. Or, dans LaRoy, les loosers ne sont jamais jugés, contrairement à tous les gens bizarres que croise Lillian dans sa fugue alicienne désenchantée dans The Sweet East. Les ratages de Ray, Skip et Harry sont bien trop précieux pour passer sous le coup d'une exécution trumpienne. Ils apportent au contraire une alternative singulière pour vivre comme on l'entend et tel qu'on est, à condition, bien entendu, de ne pas faire de la mort une motivation ou un point d'horizon — le personnage d'Harry doit donc être mis à part pour rester tout à fait cohérent. Et puis dans leur ratage éclot une autre grandeur, celle de l'amitié, que Ray (John Magaro est d'ailleurs le personnage principal de First Cow, un autre film notoire sur l'amitié) avouera à Skip après une dispute. On espère même à un moment qu'ils formeront un trio avec Harry, mais la nécessité d'offrir un final flamboyant prendra malheureusement le dessus et gâchera la célébration d'un ratage en toute amitié. La toute fin du film déçoit également et apparaît même contradictoire. La femme de Ray, laissée vivante par ce dernier, monte dans la voiture de Skip qui a emporté avec lui l'argent. Cette fin ouverte brise le cercle de l'amitié au nom d'un futur incertain, mais on lui pardonnera.
Qu'il est bon en tout cas de se rater et de pouvoir être soi-même dans toute sa plénitude loin de tous les schémas qui peuvent oppresser. Qu'il est bon d'y trouver des amis et de cultiver un petit jardin à l'abri des regards moqueurs. Qu'il est bon de rencontrer un film comme LaRoy qui invite à se replonger dans ce choix éthique qui consiste à rester fidèle à ses affects comme à ses sirènes, plutôt que de réussir en faisant des compromis et en se laissant modeler par les autres.