« Larmes de joie » de Mario Monicelli : Le miracle entre les miracles
Les miracles ostentatoires sont l'office du faux. Entre deux simulacres, se faufile toutefois un miracle d'autant plus vrai qu'il est moins perceptible, mais essentiel est son caractère affirmatif. C'est le pacte des bras cassés, les naufragés du « boom » économique qui en sont aussi les rescapés quand ils échappent aux festivités qui sacrifient à l'individualisation des maux sociaux. Le miracle est encore celui de Larmes de joie qui extrait de son trio de comédie une dialectique du faux qui a le vrai pour souci.
Le « boom » des bras cassés
En 1960, fort du succès de La Grande guerre récompensé par un Lion d’or, Mario Monicelli refuse l’invitation du producteur Dino de Laurentiis de réitérer l’opération qui, sous le titre de La Grande pagaille (avec la Seconde Guerre mondiale qui se substitue à la première et Alberto Sordi privé de son frère d’armes, Vittorio Gassman), échoira finalement, et avec une réussite certaine, à Luigi Comencini. Avant de renouer avec une autre ambition historique pour Les Camarades (1963), un film décrivant une grève d’ouvriers dans une usine de textile en 1905 à Milan, Mario Monicelli s’investit dans deux films de facture plus modeste : Larmes de joie d’après deux nouvelles d’Alberto Moravia en 1960 et Renzo et Luciana, le quatrième moyen-métrage supprimé de la version finale du film à sketchs intitulé Boccace 70 en 1962.
D’apparence plus mineure, il n’en demeure pas moins que ces deux films sont exemplaires de la grande comédie italienne dont, avec d’autres, Mario Monicelli aura été l’un des initiateurs. Le Pigeon (1958) avait déjà représenté un tournant définitif au « néoréalisme rose » qui prévalait jusqu’alors. Aux films scénarisés par Sergio Amidei et réalisés par Luigi Zampa et Renato Catellani comme par Alberto Lattuada et Alessandro Blasetti, qui voulaient combiner approche sociale critique dans le droit fil néoréaliste et fictions plus légères et humoristiques se concluant par des fins heureuses, vont succéder les films tournés par Mario Monicelli, mais aussi Dino Risi, Luigi Comencini, Ettore Scola, Steno, Luciano Emmer et Vittorio de Sica.
Héritière de la commedia dell’arte, la comédie (à l’)italienne va proposer, via des réalisations notamment scénarisées par Suso Cecchi d’Amico et le duo Age-Scarpelli (Agenore Incrocci et Furio Scarpelli), un éventail d’analyses sociales dont l’acidité critique s’exercera, de la fin des années 50 jusqu’au milieu des années 80, sur les grandes mutations, notamment économiques, caractérisant la société italienne de l’époque. À la différence d’un Dino Risi qui privilégiait un ton mordant et sardonique frôlant la caricature, d’un Luigi Comencini dont la sensibilité prévenait la tentation de la satire féroce ou d’un Ettore Scola qui n’évitera pas toujours un certain sentimentalisme nostalgique, Mario Monicelli a voué quant à lui son désir à la défense et illustration de marginaux en lesquels pourra se reconnaître le public, qui autrement les considérerait comme une mauvaise herbe, le chient du « miracle économique ».
Le paradoxe monicellien, qui pourrait être aussi celui d’un Jean-Pierre Mocky, seul équivalent français de la comédie italienne, aura reposé sur ceci que la marge abondante en petits prolétaires fraudeurs et égoïstes, souvent extérieurs à la classe ouvrière organisée par le Parti communiste, présente un milieu aléatoire et bigarré en vertu duquel appréhender de manière transversale les bouleversements socioculturels qui secouaient le pays et dont le « boom » est alors le slogan publicitaire. La figure du pauvre hère bricolant ses petites magouilles ne se réduit donc pas à pousser le spectateur à moquer les petitesses ridicules du prolétaire minable, celui que l’on qualifierait aujourd’hui de looser. Bien au contraire, le bras cassé enseigne à son corps défendant autant la virulence des contradictions d’un enrichissement, certes général mais aussi inégal (entre le nord et le sud, entre l’industrie couplée au secteur tertiaire et une agriculture abandonnée), que la résistance à un processus de modernisation sociale dans les normes de la domestication étatique et de l’intégration consumériste des classes populaires (entre 1959 et 1962, le taux de croissance des revenus augmente annuellement de 6 %).
Le bras cassé, qui nomme l’incapable de souscrire à la mobilisation générale de la consommation, devient donc la figure à laquelle le spectateur des films de Mario Monicelli est invité à s’identifier afin d’y voir au travail les contradictions d’une dynamique sociopolitique faussée, qui échange beaucoup d’enrichissement contre davantage d’assujettissement. En échappant à toute considération moralisante, le bras-cassé instruit ainsi, par le biais d’un empathie que le film construit et lui dédie, le constat moral de l’amoralité de la modernisation.
Depuis les années 1980, on n’a plus jamais cessé de constater en Italie les ravages d’un assujettissement que Pier Paolo Pasolini qualifiait de nouveau fascisme, et dont Silvio Berlusconi restera l’un des acteurs significatifs en organisant l’absorption du cinéma italien dans le tout-venant télévisuel. C’est pourquoi la revoyure de ces films, au comique inusable et populistes au meilleur sens du terme (même si celui-ci est obscurci)(1), s’accompagne aussi d’une certaine tristesse et elle est redoublée quand la liquidation d’une cinématographie a été corrélative de la dissolution de la conscience populaire que symboliquement elle structurait.
Le « boom » est non seulement une conflagration économique, c’est également une déflagration sociale dont les meilleurs témoins, qui en sont les martyrs, sont les bras cassés, ses naufragés qui en sont les rescapés en arrivant à se prémunir in extremis de son moralisme.
L’antique louve, le vieux poussin et le louveteau
Mais revenons à nos Larmes de joie partagées par deux personnages issus du petit peuple de figurants de l’ombre dans les films tournés dans l’abri de Cinecittà, Umberto Pennazutta surnommé « Infortunio » (Totò) et Gioia Fabricotti dite « Tortorella » (Anna Magnani). Le désir de « l’infortuné » de passer la fête de la Saint-Sylvestre en compagnie de « Tourterelle » est contrecarré par les agissements du pickpocket Lello (Ben Gazzara) cherchant à l’intégrer de force dans ses combines. On rêve encore devant ce duo formé par la plus grande actrice italienne révélée par Rome, ville ouverte (1945) de Roberto Rossellini et par le plus grand comique italien d’alors. D’autant plus que, malgré leurs expériences théâtrales communes sous la direction d’Antonio Galidieri, la première n’était au départ pas tellement favorable à vouloir partager le haut de l’affiche avec le second dont la carrière cinématographique a été définitivement lancée à la fin des années 1940 par Mario Mattoli, Steno et Mario Monicelli.
Elle est la Romaine, l’allégorie incarnée de Rome même, la Louve qui prend soin de la ville en riant de toutes ses dents ; lui est le Napolitain, le continuateur de Zanni et de Polichinelle, le poussin décati dont le secret tient dans le biseau décroisé de ses yeux, un œil sur la scène et un autre pour le spectateur. Elle est un spectacle vivant, en monstration perpétuelle d’elle-même ; lui a le recul pour les pas de côté sautillants qui sauvent de l’attraction narcissique et trompeuse des miroirs et des festivités qui sont une « grande pagaille », une nouvelle guerre.
Rome a dès lors besoin de Naples pour ne pas se prendre au piège de ses propres abondances. Le génie napolitain va en effet sauver une fontaine romaine de ses mirifiques prodigalités qui font couler sur ses cheveux un ruissellement d’or qui n’est que la couleur des contrefaçons.
On rêve toujours devant des vedettes dont les allures, les gestiques et les manières nous apparaissent aujourd’hui tellement inactuelles, les cernes et le grand rire vulgaire (au sens fort du terme) de la plébéienne Anna Magnani, la gueule cassée (digne d’une toile cubiste de Pablo Picasso et due au coup de poing d’un maître d’école) d’un Totò d’ascendance aristocratique et devenu quasiment aveugle en 1956 (il ne voyait alors que latéralement). On a parlé du biseau décroisé de ses yeux, on devra alors expliquer que l’œil qui prend à partie le spectateur est un œil imaginaire, tandis que l’autre est celui d’un homme si expert, tellement à son aise que lui garantit son habitus, qu’il savait se repérer mentalement sur la scène et entre les décors. Sait-on encore que Totò est héritier de deux marquis, et que son nom intégral était Antonio Griffo Focas Flavio Dicas Commeno Porfirogenito Gagliardi De Curtis de Byzance, altesse impériale, comte palatin, chevalier du Saint-Empire Romain, exarque de Ravenne, duc de Macédoine et d’Illyrie, prince de Constantinople, de Sicile, de Thessalie, du Pont, de Moldavie, de Dardanie, du Péloponnèse, comte de Chypre et d’Épire, comte et duc de Drivasto et de Durazzo ? Il faut revoir les deux films que Jean-Louis Comolli a consacré avec Dario Fo à son génie comique, Totò, Antonio de Curtis (1978) et Totò, une anthologie (1980).
Le napolitain de noble ascendance et la plébéienne romaine forment dans Larmes de joie un couple génialement boiteux, toute la claudication d’un aristocratisme populaire mixant l’image d’un peuple à la fois réel (pour elle) et imaginaire (pour lui). Et leur relation faite de connivence (le petit monde de la figuration où lui végète) et de distance (son désir pour elle de s’en extraire) va être à la fois malmenée et retendue par l’apparition d’un troisième larron, interprété par un jeune New-yorkais d’origine sicilienne, Ben Gazzara (pour son troisième rôle au cinéma, un an seulement après Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger). Ce démon noir de la séduction, autant le double obscur de « Tortorella » que d’« Infortunio », est un animal malin, un prédateur roué dont le charme magnétique va tout autant contribuer à la dialectisation du faux.
Le duo est comique mais la présence d’un tiers en affine les puissances de subversion qui, de bouffonnes dans la comédie de mœurs, atteignent à la tragi-comédie. Formé d’Anna Magnani et de Totò, le duo de Larmes de joie est un couple brinquebalant dont l’amitié dans l’infortune subit l’épreuve d’un individualisme forcené dans l’extraction sociale. Composé de Totò et de Ben Gazzara, le duo reproduit la petite machine dysfonctionnelle propre à un certain cinéma comique (par exemple la version française des « buddy-movies » offerte dans les années 1980 par les films de Francis Veber avec Gérard Depardieu et Pierre Richard). Flanquée de Ben Gazzara, ce séducteur dont le parasitisme est un cynisme protégeant sa vulnérabilité d’être contraint depuis l’enfance à la manipulation, Anna Magnani ne craint pas de s’offrir aux vannes de la femme qui croit encore faire illusion sur la gente masculine alors que la jeunesse est passée.
La dérision est autodérision sinon elle n’est pas et si le film de Mario Monicelli s’intitule en français Larmes de joie, il dit en italien tous les rires (risate) d’Anna Magnani dans le rôle de Gioia qu’elle distribue aux autres par paquets en sachant qu’elle s’en garde autant pour elle.
On reconnaît donc le binôme boiteux constitué de l’homme représentant le pôle rationnel et calculateur jusqu’au cynisme et l’autre incarnant le pôle de son échec à force d’erreurs incontrôlées et de maladresses ataviques. Mais le duo élargi aux dimensions du trio s’ouvre également à une circulation de l’énergie comique qui combine au jeu sur la maturité d’âge de l’actrice (elle avait alors 52 ans) l’appréciation d’une violence de classe dont sont victimes les prétendants inégaux à la richesse. C’est Tortorella s’entêtant à faire croire qu’elle est une grande actrice, c’est Lello s’ingéniant à fréquenter les soirées des riches afin de leur faire les poches et c’est Infortunio critiquant la délinquance de son complice d’occasion au nom d’une norme à laquelle dérogent pourtant les combines à l’assurance qui justifient son surnom.
Entre la louve et le poussin, se faufile un louveteau et s’il vole dans les plumes du second, il n’hésite pas non plus à mordre dans la fourrure de celle qui pourrait être sa mère. Pour filmer cela, il faut un format plus large (2,35) que le classique 1,33, et recourir aux reflets dans les vitres et miroirs afin de vectoriser les réflexions depuis un fatras d’illusions et d’apparats.
La dolce-amara vita
La tirade finale de Lello expliquant que ses vols sont exigés par la pression d’un environnement social défavorable qui l’a abonné aux duretés de la survie (à ce titre, il professe rester imperméable à toute leçon de morale) est particulièrement éclairante. Elle anticipe d’ailleurs de beaucoup l’adresse semblable et mémorable du personnage d’Eli Wallach à son frère curé dans Le Bon, la brute et le truand (1966) de Sergio Leone, la version picaresque et westernienne de la comédie italienne. Cette tirade reprise et confirmée par « Tortorella », alors qu’elle sort de prison huit mois après la Saint-Sylvestre parce qu’elle a été identifiée aux agissements du pickpocket, affirme ainsi la vocation d’un film prônant l’obligatoire dépassement de la personnalisation des problèmes individuels. Et cela, au nom d’une approche requérant la solidarité des bras cassés et leur distance d’avec les discours bourgeois sur la délinquance qui ne sert qu’à opposer les classes populaires intégrées et celles qui ne le sont pas. La comédie est alors la forme privilégiée d’une éthique populiste extrayant des larmes des pauvres poussés à survivre le miel joyeux de leur acharnement à vouloir vivre.
L’amère drôlerie de Larmes de joie avec sa narration dédoublant habilement son duo pour le recombiner en trio chahuteur emportent facilement le morceau, même si la fable sociale proposée par Mario Monicelli sur une scénarisation du duo Age-Scarpelli devenu trio avec Suso Cecchi d’Amico (ce trio de scénaristes se serait-il alors projeté sur leur trio de fiction ?) ne semble pas disposée à se doter d’une plus grande ambition. À moins que l’on ne soit pas insensible au malicieux dialogue que le cinéaste instaure subtilement avec l’un de ses pairs, et qui ne saurait se réduire au seul clin d’œil de la Fontaine de Trevi dans laquelle un touriste étasunien veut pénétrer, éméché, en y invitant une Anna Magnani peroxydée, blonde comme Kim Novak ou Anita Ekberg dans La dolce vita (1959) sorti seulement trois mois auparavant.
Il est également vrai que le réalisateur qui tourne au début de Larmes de joie un film à l’ambiance antique et romaine, avec sa foule de figurants criant au miracle lorsque les lions reculent devant saint Zénon, porte une écharpe caractéristique rappelant celle de Federico Fellini. Il est surtout remarquable que la répétition finale de la séquence du miracle montre « Tortorella » rejouer la scène du film tourné à Cinecittà afin de justifier auprès des croyants d’une église le port d’un collier subtilisé par Lello du buste d’une statue de la Vierge Marie. Mario Monicelli connaît très bien Federico Fellini avec qui il a collaboré sur le scénario d’Au nom de la loi (1949) de Pietro Germi et concevoir Larmes de joie en contrechamp critique de La dolce vita, sa dolce-amara vita à lui, remet une louchée dans la dérision et l’autodérision.
La reprise de cette séquence semble à première vue relayer l’idée d’une homologie structurale entre le cinéma italien et l’Église catholique posée par Federico Fellini dès son deuxième long-métrage intitulé Le Cheikh blanc (1952) jusqu’au défilé des cardinaux dans Roma (1972), en passant par le survol d’une statue du Christ ouvrant La dolce vita. Cette ressemblance soutenue par deux principes concomitants, le caractère spectaculaire de l’office religieux et la volonté ecclésiale d’être la moins exclusive et la plus populaire – ce qu’induit le sens même du catholicisme –, a servi pour Federico Fellini à entretenir le fantasme d’une substitution de l’immanence cinématographique à la transcendance religieuse. Les églises représenteraient alors un modèle archéologique possible des salles de cinéma censées dialectiquement les dépasser, avec le passage d’un ordre à un autre fonctionnant alors selon cette reconstruction fantasmatique comme l’équivalent structural du passage philosophique entre l’idéalisme hégélien et le matérialisme marxien. Sauf que, de ce beau rêve utopique, Federico Fellini en reviendra progressivement durant les années 1970 et 1980 à la suite de l’extension spectaculaire de la sphère d’attraction exercée par la télévision dont l’horizon a précisément visé cet engloutissement du cinéma en quoi le berlusconisme aura consisté.
L’utopie fellinienne est une dérivée de l’héritage néoréaliste (Federico Fellini fut le scénariste de L’Amore en 1948 et Les Onze Fioretti de François d’Assise en 1950 de Roberto Rossellini) selon laquelle le cinéma pouvait conjoindre idéalement la revisitation imaginaire du passé et l’enquête journalistique au présent (avec tous les reporters des films La dolce vita, Amarcord en 1973 et Intervista en 1987). Mario Monicelli, lui, se positionne fermement pour un usage gramscien de la raison, pessimiste et lucide. Le miracle n’a effectivement lieu ni au cinéma (rien n’en est montré lors de l’enregistrement de la prise dans les studios de Cinecittà), ni à l’église (puisque « Tortorella » écope de huit mois de prison dont elle sort au mois d’août avec sa fourrure mitée, sa robe de soirée froissée et sa décoloration passée). À l’heure du miracle économique symbolisé par un réveillon célébrant avec fracas l’amnésie (la séquence avec les mondains allemands est sans ambiguïté), l’auteur de Larmes de joie pense sereinement qu’il n’y aura de miracle ni pour les individus issus des couches populaires les moins protégées, ni pour le cinéma dont les salles ne se substitueront jamais aux églises.
Si miracle il y a, c’est celui-là et uniquement celui-là : ne pas se tromper d’ennemi de classe. Les miracles sont l’office du faux que contredit la vérité des solidarités sauvées des inégalités.
Moins rêveur et plus prosaïque que son pair Federico Fellini, Mario Monicelli n’a donc pas eu besoin d’attendre l’avènement de la hégémonie télévisuelle pour imaginer en 1960 que le salut, pour l’époque comme à l’avenir, n’aura pas d’autre planche que la solidarité populaire.
Notes