« Lady Bird » de Greta Gerwig : Les Troubles de l'identification
Objet hybride, condensant une période diégétique assez longue dans le cadre très restreint, voire formaté, d’une comédie rythmée et réduite à son heure et demi syndicale, Lady Bird trouble l'identification du spectateur aux personnages tout en la stimulant.
« Lady Bird », un film de Greta Gerwig (2018)
Nous parlions récemment, à l’occasion de la sortie en salles de Call Me by Your Name de Luca Guadagnino, de la question de l’empathie et de l’attachement pour des personnages avec lesquels un film donné propose à ses spectateurs de passer un moment, dans une démarche immersive éprouvée la plupart du temps par une durée plus ou moins importante – démarche notamment à l’œuvre dans les films les plus récents d’Abdellatif Kechiche, dans Boyhood et donc, dans une moindre mesure, dans Call Me by Your Name. Il nous est une fois de plus donné de soulever cette problématique, mais cette fois-ci dans une configuration un peu différente, concernant le premier long métrage de Greta Gerwig, Lady Bird, lequel décrit la dernière année en secondaire de Christine – alias Lady Bird – dans sa ville natale de Sacramento, en Californie.
La première variante notable dans le dispositif immersif et identificateur utilisé par Lady Bird réside dans sa durée, sa construction et son rythme, le film se situant à ces égards à mi-chemin entre les standards d’une comédie indépendante américaine à l’écriture rapide et cochant les cases d’un certain nombre de passages obligés du genre – notamment dans le déroulé classique d’un « coming-of-age movie » – et la volonté de gagner une certaine forme d’ampleur narrative plus coutumière de la chronique, laquelle aborderait une période diégétique plus large et tenterait donc de restituer les détails de la vie quotidienne d’un ou de plusieurs personnages, sans que chacun n’ait une répercussion immédiate ou évidente sur un récit millimétré et très cadré.
La voie prise par Greta Gerwig est donc une voie intermédiaire, mélangeant ces deux ambitions, ce qui donne au final un objet assez hybride, condensant une période diégétique assez longue - une année entière - dans le cadre finalement très restreint, voire formaté, d’une comédie rythmée et réduite à son heure et demi syndicale. Si, au montage, cela ne se traduit pas par un rythme effréné de tous les instants, le film opère néanmoins – parfois presque imperceptiblement – des accélérations assez importantes entre deux scènes au rythme d’écriture plus posé ou étiré. Par exemple, vers le premier tiers, après que le personnage principal ait expérimenté sa première désillusion amoureuse, trois scènes, forcément très brèves, s’enchaînent en vingt secondes chrono, signifiant le passage d’une période à une autre : Lady Bird refuse de donner la main à son ex lors du salut d’une représentation théâtrale ; Lady Bird, jusqu'alors le bras dans le plâtre, se le fait enlever ; lors d’un examen écrit, Lady Bird tente de tricher sur sa voisine de devant. À cette accélération succède une scène sommaire de Noël en famille, à laquelle viendra s’ajouter, moins d’une minute plus tard, celle du Nouvel an, tout aussi succincte.
L’autre dimension troublant la démarche d’immersion et d’identification empruntée malgré tout par le film, c’est que le personnage de Lady Bird n’est pas immédiatement sympathique – et ne le deviendra peut-être jamais pour certains spectateurs. Celui de la mère de Lady Bird, dont la relation avec sa fille constitue l'un des enjeux centraux du film, ne l’est pas plus. L’attachement aux personnages, et l’identification qui peut éventuellement s’en suivre, ne se développe donc pas sur un terrain propice et semble même volontairement freiné par l’écriture et la caractérisation même de ces personnages.
Ce jeu subtil sur les effets d’accélération et de ralentissement sur deux plans – le fond et la forme, en quelque sorte – constitue l’apport le plus significatif du film de Greta Gerwig au double genre dans lequel il s’inscrit tout de même de manière assez pieuse : la chronique immersive et le récit initiatique. C’est par ces petites variations, ces expérimentations rythmiques, à la fois dans le montage et dans l’écriture même, que Lady Bird trouve sa singularité, plus peut-être qu’un Call Me by Your Name, moins classique mais finalement plus roublard et confortable dans son exécution.