« La Vallée » de Ghassan Salhab : Uncivil War
La Vallée, c'est le sommet du style de Ghassan Salhab, la pointe de la rose dont l'éclosion en signe les stigmates. Son site est pourtant évasé, trouvé dans la plaine de la Bekaa, cette antre qui met à distance deux montagnes : à l’ouest le Mont Liban, à l’est l’Anti-Liban. Deuxième volet d'un triptyque, ouvert avec La Montagne (2010) et clos avec La Rivière (2019), La Vallée s'ouvre au passage intervallaire d’un amnésique, l’ange annonciateur à son corps défendant de la catastrophe qui vient en ne cessant pas de revenir depuis l'origine. L'ange est terrible en l'étant du Neutre, déployant avec sa mémoire perdue et ses ailes de géant la désactivation de tout ce qui fait l'ordinaire du désastre en cours. La Vallée est une annonciation qui a vu l'avenir qui nous échoit comme le présent du pire, la guerre civile et ses incivilités mondiales. L'ange de l’Histoire fait pourtant tourbillonner des phénomènes originaires, ces roses de personne que tous nous sommes en ne faisant que passer sur terre, tantôt pour la cribler de roses malades ou meurtrières, tantôt pour y rejoindre le limon fertile d'un nouveau monde.
« Il est de fait que la vie se termine en aiguille dans
les individualités. Mais c'est par les vallées plus
larges que passe le sentier de sommet à sommet »
(Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses,
éd. Allia, 2014 [1898 pour la rédaction], note XIII)
« (…) mieux vaut un désastre qu'un désêtre »
(Alain Badiou, Conditions, éd. Seuil, 1992, p. 230)
La coupe de la rosée du matin quand la rose est coupée
« Une fleur est toujours nécessaire lorsque l'histoire s'achève » relève Philippe Forest à propos de la fin des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard(1). Aux côtés de la « fleur de Coleridge » reprise de l'une des Enquêtes (1937-1952) de Jorge Luis Borges, ce peut être aussi la « rose de la raison épanouie, pour Hegel, sur la croix du présent ou ciel le plus haut tel que le découvre Dante au terme de sa Divine Comédie... »(2). Ce peut être encore la « rose dans la poussière de l'acier » du premier des Cantos pisans (1965) d'Ezra Pound qui apparaît à ceux qui auront traversé le Léthé alors que tout autour d'eux, le monde s'écroule avec fracas(3). Et d'autres roses encore, la « rose malade » de Leopoldo Maria Panero et les « roses guerrières » d'Apollinaire. On n'oubliera pas ici d'invoquer Warda – Une rose ouverte (2019), un essai hanté par Rosa Luxemburg.
Pourtant, si une fleur devait être toujours nécessaire lorsque l'histoire s'achève, que voudrait exprimer alors, en guise d'ouverture à La Vallée, la présence d'une fleur avant même que toute histoire ait commencé ? Il s'agit encore une fois d'une rose, en écho sororal à l'essai vidéo La Rose de personne (2000), et qui semblerait quelque peu défraîchie. Surtout la lumière est franche, en même temps qu'elle tombe en courts intervalles de blancheur, tranchante, aveuglante, en couperets scandant l'image comme si l'écran blanc en interrompait la coulée. Le courant alternatif de la lumière rasante est une guillotine ouvrant l'image à des biffures et des battements que redéploierait autrement la profusion solaire des pétales. La coupe de la rosée du matin quand la rose est coupée.
Sur un bord, les coupures marquent un manque dans l'image ; sur un autre, les pétales affirment l'efflorescence d'un généreux excès. Si l'image est de quelque manière que ce soit porteuse de l'aléthéia chère aux philosophes grecs dont la traduction par Martin Heidegger fut donnée comme « dévoilement [en tant qu'il] a besoin du voilement » et comme « illatence » pour Giorgio Agamben(4), cela voudrait donc dire qu'elle voile donc autant qu'elle dévoile. En se livrant dans une forme d'exposition qui ne s'oppose pas, et même appellerait le retrait, l'image comme dé-voilement battrait autant qu'elle se débattrait, flottante, dans les battements de la latence et de ce qui la nie.
L'image tremble, elle est un tremblement du fond blanc qui la rend possible et impossible – autrement dit, elle tremble d'être le réel de ce qu'elle imagine, le symptôme de ce qu'elle symbolise.
L'image trouble, troublante parce que tremblante, manifesterait enfin ce qui procède d'avant tout commencement, d'avant toute histoire : le tremblement de ce qui est et son image avant d'en être le récit. Un plan noir avec la voix de Fadi Abi Samra lisant des vers du poète libanais Wadih Saadeh(5) exprimerait un commencement d'avant tout commencement, une ouverture plus antérieure, immémoriale, d'avant même toute ouverture. Avant qu'un accident de voiture confié aux forces suggestives du hors-champ ne déchire la piste sonore en autorisant le transport métaphorique d'une mise au monde inattendue. Avant donc qu'un homme n'apparaisse, blessé, en sortant littéralement de terre depuis son pli inférieur, le flanc d'un paysage de la plaine de la Bekaa, cette vallée libanaise coincée entre deux montagnes, le Mont Liban et l'Anti-Liban, et représentant un tiers du territoire.
Avant l'accident même en quoi consistent sa séparation d'avec le monde ancien dont l'accidenté ne retiendra presque plus rien et sa venue au monde nouveau du film, il faudra encore une image intermédiaire – l'image même d'une coupure intervallaire matérialisée par un serpent tranché à vif, en deux. L'interruption, qu'elle prenne donc la forme des scansions blanches, rasantes et coupantes de la lumière ou bien celle de l'écran noir, logerait dans l'écart liant deux images distinctes (une fleur dont la tige tient encore, un serpent au corps longiligne mais morcelé) une image invisible – celle d'avant toute naissance, l'image de l'origine d'avant toute origine où se contractent les rapports troublants du végétal et de l'animal, du féminin et du masculin, du mort et du vivant, de l'organique et de l'inorganique, de l'humain et du non-humain (rapports déjà au principe de la cosmogonie nébuleuse de Mon corps vivant, mon corps mort en 2003). Mais la rose ouvrant le chemin escarpé de La Vallée vit ses derniers éclats d'existence tandis qu'agonise, coupé en son milieu, le serpent.
Venir au monde dans celui du film est toujours déjà une catastrophe en soi ; c'est une césure entre deux mondes dont l'un n'est plus (n'en restent que des traces, probablement indiscernables) et l'autre pas encore (c'est une promesse indéfinissable, peut-être du pire). Entre le pas-encore et le déjà-plus, c'est sortir du pli d'un intermonde plutôt que d'un monde, par suite d'un accident résultant de ce rapport impossible qu'est l'union magnétique ou la polarisation entre deux hétérogènes qui s'attirent.
Si La Vallée se dirige, via le soleil couchant d'un occident pris au mot, vers les mille soleils numériques d'un embrasement final, son auteur ne pourra pas être critiqué comme étant celui qui ne nous aurait pas prévenu-e-s que la catastrophe à venir toujours déjà procède de celle en amont de laquelle, de quelque façon que ce soit, tous nous venons. Lui-même en attesterait personnellement, en inscrivant dans la constellation de signes et épiphanies en laquelle consiste sa nouvelle allégorie de cinéma une photographie venue de l'enfance sénégalaise, nouvelle preuve s'ajoutant au corpus déplié par quelques essais vidéos (Narcisse perdu en 2004, 1958 en 2009 et L'Encre de Chine en 2016) en rappel cryptique d'un passé deux fois marqué par la violence d'État (l'oppression coloniale dans Dakar où il est né en 1958, la guerre civile dans celui de ses parents libanais qui y ont émigré).
Au sommet du style, le stigmate qui le signe
« Quand une fleur s'ouvre, "éclôt", les pétales s'écartent et se dresse alors ce qu'on appelle le style. Le stigmate désigne la partie la plus haute, le sommet du style » relève Jacques Derrida en alternant les bandes entre Hegel et Jean Genet(6). L'écartement des pétales, autrement dit l'agencement des plans effectivement autoriserait l'auteur à l'érection d'un style qui lui est propre et dont le sommet apparenterait donc la signature à un stigmate. Si, comme le disait Buffon, le style est l'homme même, le style reviendrait ici à l'alchimiste capable de transmuer ses plaies en traces, son hémoglobine en encre de Chine, ses humeurs en liquides improbables et ses coups de sang en grondements dans la montagne. Dans le sixième long-métrage de fiction de Ghassan Salhab, son héros victime d'un accident de voiture saigne ; à plusieurs endroits de son corps fracturé, il coule et s'épanche, le sol s'abreuvant de son sang à l'occasion penchante d'un angle de caméra en plongée.
Le bourgeois converti en vampire au bout de la longue descente, nocturne et beyrouthine du Dernier homme (2006) est devenu dorénavant, toujours incarné de manière massive par Carlos Chahine, un autre être livide. Mais cette fois-ci comme saigné à blanc par son environnement : d'abord le paysage naturel qui en accueille la vie accidentée dans ses plis ; ensuite le paysage humain qui l'adopte dans les recoins ou replis de ses intérêts cachés. À peine né que déjà il agonise – mieux ou pire, il incarne toujours déjà l'agonie qui sur tous s'abattra. L'homme sans nom ni passé sera recueilli par un groupe d'individus dont il saura réparer le moteur de voiture tombée en panne au bord de la route parce que ses mains savent faire ce que sa tête ne sait plus reconnaître. Ils décident alors d'emmener le blessé, victime de surcroît d'amnésie, dans une baraque isolée dans la vallée près de laquelle poussent des vignes. Dans le creux déserté de la vallée (la Bekaa en guise d'écartement est un antre, entre les chaînes parallèles du Mont Liban et de l'Anti-Liban), le vin cultivé puis goûté par les uns vaudrait autant comme la relève du sang des autres que son impossible rédemption dès lors que triomphe la barre de l'amnésie et elle trouvera à se prolonger ailleurs, ainsi dans ces plans que strient les lignes noires des fenêtres. Enfin, la vigne pourrait bien revigorer ou redresser ce que la rose défraîchie puis le serpent coupé en deux s'efforcent respectivement de montrer, cependant que l'évidence du symbole ne cesse pas d'être court-circuité par son double, le tranchant du symptôme aveuglant.
« Pour que la castration recoupe la virginité, le phallus se renverse en vagin, les opposés prétendus s'équivalent et se réfléchissent, il faut que la fleur se retourne comme un gant, et son style comme une gaine » écrit Jacques Derrida à propos des Bonnes (1947-1956) de Jean Genet dont les héroïnes seraient comme les gants de Madame qui les exploite : « Elles s'appellent aussi des ''anges''. À la fois châtrées et castratrices (araignées ou fourreau de pluie), pleines et vides du phallus de Madame que Madame n'a pas (…) »(7). Après le héros de Beyrouth fantôme (1998) revenu de l'oubli de ses anciens compagnons d'armes, l'amnésique serait-il un ange lui aussi ? Châtré (mutilé du fait qu'il se retrouve sorti des chaînes symboliques de sa propre histoire, il est une figure d'impuissance) et castrateur (il est une surface de désir, de projection et d'inscription pour son entourage d'adoption qui délire son identité, de fait déliée de toute appartenance sociale ou communautaire avérée) ?
Plein et vide du phallus qu'agite un groupe passant d'une opération tenue secrète (la fabrication d'une nouvelle drogue) à un mystérieux désœuvrement (une guerre, elle aussi sans nom ni origine, s'impose dans la neutralisation des activités habituelles) ? Serait-il un ange exterminateur mais comme à son corps défendant, celui-là même que s'empêchait justement d'être le héros tout aussi taciturne de La Montagne (2010) ? Pour ce dernier, l'épreuve rédemptrice de la retraite exigée par l'écriture pouvait en effet lui permettre de se retirer de la participation générale à un désastre qui, entre autres, s'actualisait par un accident de voiture nocturne au début du film et, en sa fin, par un suicide dans la neige. Dans La Vallée qui prolonge le film précédent en ceci qu'il tourne une nouvelle fois le dos à la capitale libanaise au cœur du triptyque formé par Beyrouth fantôme, Terra incognita (2002) et Le Dernier homme, l'un des trafiquants interprété par Fadi Abi Samra note dans son carnet, entre deux équations de chimie, l'équivalence poétique, inspirée de Rainer Maria Rilke, du sang et du vin comme du jour et de la nuit. Mais il finira toutefois par donner au feu son calepin.
Le passage réussi par l'écriture empêchait peut-être la guerre dans La Montagne ; son échec amorcerait dans La Vallée l'impossibilité à en contenir ou retenir la déferlante – telles les vagues et les ondées du Dernier homme. L'acteur a beau être dans les deux films le même, il n'y aurait donc d'un film l'autre pas d'écriture ni de nom pour le désastre qui vient en ce qu'elle répète la catastrophe passée. En ce qu'elle ne cesse de promettre la catastrophe qui échappe à toute écriture et dont le caractère innommable désignerait autant celle dont nous venons tous que celle vers laquelle nous nous destinons. L'amnésique serait-il donc un ange annonciateur malgré lui, non pas de la venue du messie comme l'indiquerait une reproduction citée de L'Annonciation (1430-1432) de Fra Angelico, mais du « temps qui reste » avant l'innommable catastrophe s'imposant dans l'oubli de toutes celles qui l'auront précédée en ne cessant cependant pas de toujours l'annoncer ?(8) Lui dont la blessure rouge est comme un vagin couturé du fil passé par les mains gantées d'une femme (Carole Abboud), lui qui bande au moment où la même femme pointe une arme dans sa direction, lui qui n'a plus que pour unique souvenir une antique chanson d'amour que viendra encore compléter cette dernière.
Carlos Chahine est ainsi ce corps idéal, suffisamment charpenté pour garantir un surcroît présumé de virilité et, pourtant, ses traits sont si fins et évasifs, presque indistincts, qu'ils lui permettent de s'ouvrir à une forme inattendue de féminité en l'invitant à figurer une sorte d'hermaphrodite. Son angélisme ne serait rien d'autre que la preuve donnée à ce que le temps qui vient est celui qui reste pour rendre ainsi indistinctes toutes les démarcations habituelles, et indiscernables toutes les oppositions, dans la coalescence de l'homme et de la femme, de l'humain et du non-humain, de la nuit et du jour, de l'encre, du vin et du sang, de la puissance et de l'impuissance, du film d'auteur et du film de genre, de la fiction d'anticipation et du documentaire renseignant sur le déjà-là de ce qui n'est pas-encore, à-venir. Mais la coalescence est aussi efflorescence, celle de tous les pétales dont tremble et frissonne l'image de façon troublante (et les personnages, presque en transe, commencent alors à s'effeuiller ; ils simulent le temps d'une surimpression ce qu'ils ont été et ne sont plus tout, et se mettent à danser, par exemple sur Exercise One de Joy Division). Le style à son sommet touche alors à la pointe de son stigmate : « La fleur, la transe : le simul de l'érection et de la castration »(9).
Relève et contre-poussée
(partout où ça tombe, alléger, sublimer)
« L'Homme a des poussées, comme l'animal, mais il peut, lui, les inhiber, réprimer, retenir, freiner, contenir. Ce pouvoir négatif – qu'on ne se hâte pas de nommer le refoulement – est son propre. C'est en lui qu'il devient conscient et pensant » note Jacques Derrida dans l'un de ses commentaires discutant, en parallèle de la bande consacrée à la littérature de Jean Genet, le sens de la relève dans la dialectique hégélienne(10). Le serpent tranché s'offrirait d'emblée en signe d'une répression (violente et mécanisée) qui se comprend comme le contraire d'une poussée, autrement dit son frein. Cependant que, dans le hors-champ inaugural de La Vallée, la voiture freine si mal, probablement pour éviter le reptile traversant la route, qu'elle tombe sur le bas-coté avant de s'enflammer. Une ruine avant d'autres ruines, dirait-on en paraphrasant un carton de (posthume) en 2007. Il y aurait donc un problème de freinage, un problème de machines incapables de freiner (une voiture crissant des pneus au début du film, une petite usine chimique ronronnante en son milieu, une multitude vrombissante d'avions à la toute fin). Des machines moins impuissantes à réprimer la poussée qu'elles en rejoueraient la dimension pulsionnelle dans une dynamique d'extension technicisée.
À l'inverse, soustrait de toute localisation narrative certaine, le plan mental ou onirique – c'est indistinct – du cadavre d'un homme dévoré par un chien indiquerait le mouvement contraire, la pulsion animale regagnant du terrain sur l'inhibition humaine. Comme l'aurait dit Friedrich von Schelling relu par Slavoj Žižek, la « spiritualisation de la nature » (comme l'appropriation et la relève par inhibition humaine de la poussée animale) se renverserait alors en « naturalisation du spirituel » (au sens où l'esprit humain ne mobilise ses inventions que sous la commande de l'aiguillon conatif de la pulsion)(11). Plus tard encore, ce sera le cadavre d'un aigle, double nietzschéen du serpent comme du prédateur qui, bien vivant, volait en tournoyant au-dessus de la tête de l'accidenté, guettant son trépas. Certes, « le procès d'idéalisation, la constitution de l'idéalité comme milieu de la pensée, de l'universel, de l'infini, c'est la répression de la poussée. L'Aufhebung est donc aussi une contre-poussée répressive, une contre-force, (…) une sorte d'anti-érection »(12).
Mais l'anti-érection au sens d'une contre-force ou d'une contre-poussée répressive se renverse en dernière instance en démonstration de force – les avions qui griffent la peau du ciel comme le serpent d'argent tranché sous les roues de la voiture, la plaine soulevée par les fleurs de bombardements lointains, les camions dont le boucan d'enfer fait enfler la piste sonore. Le désastre était déjà celui de l'amnésique accouché des décombres de la consommation ostentatoire pour en incarner la pulsion (auto)destructrice. Il finit par être celui d'une enflure technique, d'une turgescence guerrière telle qu'elles ravalent sans ménagement les tubes et pipettes manœuvrés par les laborantins d'une chimie illégale au rang de joujoux, à un statut d'infériorité phallique. Pourtant, il était dit que « le rêve de l'aigle est d'alléger. Partout où ça tombe. Et de sublimer »(13). Mais l'aigle est mort, comme oiseau et comme symbole auquel se substitue son double, l'avion qui représente son pendant mécanique, aquilin et angélique. Rilke n'a-t-il pas écrit que « tout ange est terrible ? »(14)
Comme si, donc, devait sonner le glas de la relève hégélienne (Jacques Derrida pose d'entrée de jeu, en ne cessant plus ensuite de jouer avec, la proximité sonore de l'aigle, du glas et de Hegel), l'esprit plombé par un bon vieux retour de manivelle de la dialectique de la raison (qui, dans les termes originels de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, s'énonçait précisément comme une « dialectique des Lumières »). Dans la constellation animale proposée par La Vallée, un âne blanc erre désorienté, une abeille s'énerve contre une vitre et des fourmis s'agitent dans les éclats de la terre sèche, tandis qu'un petit oiseau, tenu dans le creux de la main par le personnage de Yumna Marwan qui lui souffle dessus, peine à sortir de son engourdissement. Loin d'être identifiées au pouvoir strictement positif d'une poussée naturelle en forme de satisfaction à des instincts premiers, ces présences animales portent au contraire les indices épars d'une mystérieuse et indicible ouverture à une impuissance qui, annoncée et même incarnée par l'ange sans mémoire ni nom, marque l'horizon utopique de tous ceux qui désirent vivre et ne plus seulement survivre aux excès du pouvoir – au pouvoir comme excès. À l'encontre du pouvoir (qu'il prenne la forme divisée du Marché auquel se destine la nouvelle drogue comme de l'État imposant l'érection de ses moyens militaires) qui n'est que seulement de faire (et de faire faire comme l'aurait encore spécifié Michel Foucault), la puissance consiste à faire comme à ne pas faire. Autrement dit à équivaloir à l'impuissance : à faire l'être humain « puissant de ne pas-ne pas être » comme l'écrit magnifiquement Giorgio Agamben à l'occasion de l'une de ses rigoureuses lectures d'Aristote.
Citons-le dans sa vérité formulaire : « (…) l'homme est l'animal qui peut sa propre impuissance »(15).
Ce qui émeut serait alors qu'ici, les présences animales relaient dans leur diversité le rappel cryptique d'un désir humain pour l'impuissance. Et, en passant, en parallèle des inserts concernant la présence des réfugiés syriens au Liban représentant un cinquième de la population totale du pays, l'âne blanc surmonté de son keffieh allégoriserait de son côté le rappel de la vieille question des réfugiés palestiniens renvoyés dans l'oubli par l'actualité. Sans reste, donc, s'affirmeraient les choses tombées et déliées de toute possibilité d'être relevées s'il n'y avait pas des images pour en pointer le caractère potentiellement sublime, pour en sublimer la relève impossible au sens où elle se réalise depuis les images elles-mêmes. Et s'il n'y avait pas une fiction qui renvoie momentanément, le temps de la durée du film, les excitations à courte vue du trafic de drogue et de la mobilisation militaire, aux pigments artificiels d'un décor inventé dans un hangar désaffecté comme aux beaux effets brumeux et lointains d'un sfumato numérique. Le sublime, c'est dans le finale de La Vallée comme dans un inoubliable travelling latéral vers la fin de Beyrouth fantôme : l'idée subreptice qu'un jour peut-être – un jour moins possible qu'impossible, aussi réel que réellement inaccessible –, le bruit et la fureur ne seraient plus alors que la seule affaire des artificiers du cinéma. À cet égard, la fin de La Vallée est rigoureusement antithétique à celle de Beyrouth fantôme. Les artifices en numérique haute définition au service d'une pure vision épurée et impressionniste se sont désormais substitués à la trace documentaire d'un bombardement réel que la mauvaise définition vidéo venait hier brouiller.
La guerre civile est mondiale,
partout ses incivilités
La fiction comme artifice et facticité (au sens où les trois termes partagent un même noyau étymologique, facere qui dit en latin façonner), non seulement représente ce qui s'est déjà présenté dans le réel, et même anticiperait ce qui pourrait arriver en représentant ce qui s'est déjà tant de fois passé. Mais son efflorescence même, zébrures et battements, appellent autant à « sentir le grisou »(16) en prévenant de l'événement réitérable qu'à faire de l'événement lui-même une représentation suspendue, déliée des chaînes narratives d'explication en termes de causes, d'effets et de conséquences, désœuvrée et, partant, désactivant ses rapports d'évidence ou d'identité avec le réel.
La première chose que l'on remarquera, c'est justement le caractère indiscernable d'un assaut dont quelques relais médiatiques obsolètes, d'abord un vieux poste de télévision puis une tout aussi vieille radio, informent de ce hors-champ qu'est la destruction totale de Beyrouth. L'indistinction savamment entretenue par La Vallée entre la guerre classique entre États-nations (on soupçonne un énième assaut israélien, on délire une agression venue de Syrie) et la guerre civile semblerait ici déboucher sur une forme de « uncivil war » dont Giorgio Agamben rappelle, dans la foulée de la conception arendtienne de « guerre civile mondiale », que cette forme contemporaine de conflit défend moins « pour objectif le contrôle et la transformation du système politique, mais l'intensification maximale du désordre »(17). « La guerre civile est une guerre dans la famille » : au sens étymologique, la stasis dit de la guerre civile qu'elle se lève et se tient fermement sur ses pieds à l'intérieur de la famille et de la cité, sur le « seuil d'indifférence où le politique et l'impolitique, le dehors et le dedans coïncident ». La guerre civile marque ainsi le seuil par lequel « l'impolitique se politise et le politique s'"économise" »(18). D'un côté, en effet, certains trafiquants jettent l'éponge du commerce de la drogue pour se jeter dans les incertitudes de l'aventure militaire, tandis que d'autres imaginent peut-être qu'avec la guerre, sont promis de nouveaux gisements de profits, ou bien ils se (re)politisent sans s'y attendre. Entre les deux versants, un dépeuplement s'impose comme absence de peuple(19). Comme se tient, statique, l'ange annonciateur de l'extermination, lui dont l'absence de mémoire et de nom prophétisait en silence les désastreux ravages de l'amnésie comprise comme une amnistie qui serait ici le contraire de l'amnistie athénienne. « L'amnistie athénienne n'est pas un simple oubli ou refoulement du passé ; elle est un appel à ne pas faire un mauvais usage de la mémoire [puisque] la stasis n'est pas quelque chose qui puisse jamais être oublié et refoulé : elle est l'inoubliable qui doit toujours rester possible dans la cité et qui, cependant, ne doit pas être rappelé par des procès et des rancunes »(20). S'agirait-il pour un film comme La Vallée de soutenir l'extrême ambition avec les moyens du cinéma d'une proposition d'amnistie sur un modèle antique et athénien et qui serait valable pour tout le Proche-Orient, Israël inclus, dès lors que son cœur n'est plus la guerre civile que l'on cherche à rendre impossible en multipliant les persécutions légales, mais l'inoubliable qui doit cependant rester possible sans ouvrir pour autant aux vannes du ressentiment ?
En tous les cas, la « guerre incivile » imaginée par Ghassan Salhab dans La Vallée convoque comme jamais auparavant les excès visuels et sonores des machines militaires mises en branle, en même temps qu'elle marque un nouveau pallier, une intensité inédite dans l'expression des forces du désœuvrement qui travaillent sourdement une « communauté inavouable » (Maurice Blanchot) à partir du moment où elle s'essaie difficilement à intégrer l'homme du dehors, l'amnésique qui est malgré lui l'ange annonciateur, le prophète involontaire de la destruction qui arrive(21). Si la « guerre incivile » semble être le produit de la souveraineté d'un pouvoir bruyamment mobilisé, elle marque paradoxalement aussi le triomphe inévident du désœuvrement et de la désactivation. Elle ouvre alors au temps qui reste, celui qui rend inopérant, désactive et suspend l'efficacité – le « temps messianique » au sens où, dans l'Épître aux Romains de Paul relue rigoureusement par Giorgio Agamben, s'opère la division du temps entre le temps profane et le temps eschatologique, le temps qui reste et la fin des temps. Et, avec cette division dont se déduit un reste – le temps qui reste –, peut enfin triompher « l'accomplissement de ce qui a été désactivé, de ce qu'on a fait sortir de l'acte – c'est-à-dire tout à la fois désactivation et accomplissement »(22). On peut encore l'écrire autrement : « Le messianique n'est pas la destruction, mais la désactivation de la loi et son "inexécutabilité" »(23).
Après tout, de pauvres appareils de communication marqués du coin de l'obsolescence relaient peut-être ici des affabulations, visions fabuleuses, fantasmes obscurs ou délires nébuleux. Beyrouth détruite ? La capitale du Liban l'est assurément quand la mauvaise définition d'un écran numérique en morcelle la carte (on évoque alors la rue Hamra dont on se souvient qu'elle fut soumise aux dé-voilements de La Rose de personne, poème vidéo inspiré il y a 25 ans par Paul Celan), jusqu'à contaminer de façon subliminale l'image même du film. Ce ne serait d'ailleurs pas la première fois et la capitale libanaise saurait encore, peut-être, renaître de ses cendres tel un phénix comme en attestait déjà Terra incognita. Le problème étant davantage celui de ses habitants, moins renaissants que revenants et survivants, des morts-vivants flottant en surimpression entre la vie et la mort.
L'ange du neutre,
la couronne rouge au-dessus de l'épine
Avec le temps qui reste, le désœuvrement devient si grand que les actions se trouvent suspendues, de la décision de se débarrasser de l'amnésique impuissant à retrouver son nom et sa mémoire et dont on ne saura même plus dire s'il est l'ami ou l'ennemi, jusqu'à la volonté de continuer à travailler la formule chimique d'une nouvelle drogue de synthèse à destination d'un marché probablement déjà subjugué ou transi par la marche des affaires militaires. Sans oublier l'hymne national libanais drôlement revu et corrigé, descendu du ciel pur du patriotisme aux ventres creux d'un matérialisme élémentaire. Avec le temps qui reste, les acteurs de l'indistinction de l'économie légale et de l'économie informelle se retrouvent comme désactivés, flottant entre deux surimpressions et tremblant d'un désir sans localisation ni fixation, qui passe par les mains sensuellement déliées de toute activité instrumentale ou fonctionnelle pour transiter provisoirement dans le corps disponible mais résistant aussi à toute appropriation de l'amnésique. Seul ce dernier, qui est un corps en plus, est un corps en trop, un reste en excès, résistant à toute assimilation, rétif à toute identification.
L'amnésique est l'inassimilable, il est une surface de projection pour les uns qui s'essaient à deviner son identité et une surface d'inscription pour les autres qui, comme le personnage jouée par Yumna Marwan (nouvelle venue dans l'œuvre), gribouillent sur sa peau le contour charbonneux de ses organes en preuve d'une extimité autrement explorée à l'époque de Mon corps vivant, mon corps mort. Incarnation même du neutre (d'où son angélisme et son hermaphrodisme), il est celui par qui les identifications sociales ou communautaires tombent scandaleusement d'elles-mêmes telles des feuilles mortes, rendues inefficaces et désactivées, inopérantes et neutralisées. On s'amusera à y reconnaître diagonalement Ghassan Salhab lui-même, étranger inassimilable et résistant à toute identification, l'extraterritorial frayant dans les marges du « milieu » du cinéma pour y neutraliser et désœuvrer certains de ses automatismes économiques et industriels, instrumentaux et fonctionnels.
Serait-il alors, tel son amnésique, une incarnation messianique du Neutre comme « ce qui déjoue le paradigme (…), tout ce qui déjoue le paradigme [soit] l'opposition de deux termes virtuels », ainsi que le précise Roland Barthes, dans la suite d'écrivains comme Albert Camus et Maurice Blanchot(24) ? Le Neutre, rapproché par Roland Barthes de l'épochè au sens de la « suspension du jugement » prônée par Edmund Husserl dans sa phénoménologie(25), conviendrait-il donc au temps messianique puisqu'il est celui qui reste et, en restant, fait exception en désactivant toutes les lois, en suspendant toutes les opérations et en déliant toutes les médiations (y compris scénaristiques) ?
Le désœuvrement serait-il alors celui de la dialectique hégélienne, preuve en ayant été donnée par le cadavre de l'aigle rivé au sol ? Mais Giorgio Agamben rappelle opportunément que le katargêsis paulinienne, en ce qu'elle « n'abolit pas simplement [mais aussi] conserve et amène à l'accomplissement »(26), aura été traduit dans la Bible de Luther par « Aufheben, c'est-à-dire précisément le mot dont le double sens (abolir et conserver) (…) va permettre à Hegel de fonder sa dialectique »(27). On croyait la dialectique hégélienne avoir chu avec la « fin de l'histoire et le dernier homme » prophétisés, quelqu'un s'en souvient-il ?, au moment de l'effondrement du bloc soviétique par l'idéologue obsolète Francis Fukuyama en guise logique d'achèvement de la dialectique (la clôture s'identifiait alors à un assassinat commandité par l'occident triomphant). Elle aurait été tout bonnement relevée par l'auteur du Dernier homme et de La Vallée, le moment intempestif et imprévisible de la guerre incivile involontairement annoncé par l'homme sans identité, l'homme sans nom ni passé qui, sans le savoir, est l'ange de la destruction comprise comme « désidentification »(28).
Au moment du plus grand danger (l'extrême-droite israélienne d'un côté, la guerre civile syrienne de l'autre, au milieu les blocages communautaires de l'État libanais et, disséminées un peu partout, les explosions implosives de Daech), une certaine idée de la guerre moins civile qu'incivile pourrait être également l'époque privilégiée de suspension critique de tous les jugements, l'épochè en vertu de laquelle les lois sont désactivées et les pouvoirs divisés en puissance et en impuissance – en « puissance de ne pas-ne pas faire ». Les identités sociales évanouies et les appartenances communautaires dissoutes, l'économie abolie, le politique et l'impolitique polarisés en perpétuelle réversibilité, les oppositions neutralisées et les différences livrées à la plus grande indifférence.
L'état d'exception comme indifférence aux différences serait producteur d'images dès lors « in-différentes » dont certaines, dans La Vallée, bouleversent. Le personnage du chimiste et écrivain en puissance joué par Fadi Abi Samra le sentait à sa manière, avant de renoncer à l'écriture, contrairement au personnage qu'il interprétait dans La Montagne. Il le disait à sa façon quand il entrevoyait l'indistinction du sang et du vin comme de la nuit et du jour, ignorant ou non les fameuses paroles pauliniennes selon lesquelles il est écrit qu'« il n'y a plus ni Juif, ni Grec, il n'y a plus esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ »(29).
Une fois tombées les identités et les affiliations nationales ou communautaires comme des peaux mortes, ne resterait alors plus personne. Il n'y a plus personne, ainsi que l'indiquait la rose inaugurale de La Vallée, d'emblée. Plus de propriété ni de propriétaire mais pour tout le monde l'impropre en partage, tout un chacun communément partagé par le propre de l'impropre – la rose de personne : « Un Rien / voilà ce que nous fûmes, sommes et / resterons, fleurissant : / la Rose de Néant, la / Rose de Personne. / Avec le style, lumineux d'âme, / le filet d'étamine, ravage de ciel, / la couronne rouge / du mot pourpre que nous chantions, / au-dessus, ô, au-dessus / de l'épine »(30).
Post-scriptum : ce texte inédit a été écrit le 7 août 2018. Depuis, le réel a refusé avec fureur de nous démentir.
Notes