
Les mondes fermés : Interview de Lucile Hadžihalilović pour « La Tour de glace »
En cultivant sa part de mystère, le cinéma de Lucile Hadžihalilović accueille le spectateur afin qu'il y déambule et y réfléchisse, quand bien même il dépeindrait des mondes clos et oppressants. Dans La Tour de glace, la réalisatrice explicite sa relation à l'imaginaire et à l'enfermement qu'il peut produire, tout en perpétuant cette relation ouverte avec son spectateur. Ce sont ces paradoxes et d'autres dont nous avions envie de discuter avec elle lors de son passage au BIFFF.
« La Tour de glace », un film de Lucile Hadžihalilović (2025)
Il y a des films et des cinéastes qui invitent leurs spectateurs à prendre part activement aux mondes qu'ils déploient. Les films de Lucile Hadžihalilović font assurément partie de cette catégorie. En cultivant sa part de mystère, il accueille le spectateur afin qu'il y déambule et y réfléchisse, quand bien même il dépeindrait des mondes clos et oppressants. Ce sont ces paradoxes et d'autres dont nous avions envie de discuter avec elle lors de son passage au BIFFF, le festival du film de genre qui avait lieu à Bruxelles du 8 au 20 avril 2025, et durant lequel elle présentait son dernier film, La Tour de glace. Bien que l'exercice de l'interview dans le cadre chronométré d'un festival les organisant à la chaîne soit contraignant, les réponses de la réalisatrice furent détaillées et généreuses, compensant le manque de temps pour poser toutes les questions prévues.
On pourrait appréhender tous vos films sous le prisme du conte ou de la fable, mais La Tour de glace est pour le coup explicitement l’adaptation d’un conte, à savoir La Reine des neiges. Et l’on pourrait aussi voir dans la relation entre les deux personnages principaux, la jeune Jeanne (Clara Pacini) et l’actrice/reine Cristina (Marion Cotillard), quelque chose de l’ordre d’un pacte faustien. Comment avez-vous travaillé avec ces influences et ces réminiscences ?
Par rapport à La Reine des neiges d’Andersen, je n’ai pas du tout suivi l’histoire mais j’ai gardé du conte la figure de la reine des neiges et de sa rencontre avec la jeune fille. D’ailleurs, dans le conte, c’est plutôt une enfant. Mais je voulais en faire une adolescente car je trouvais que ça fonctionnait mieux ainsi, et c’est donc la première fois que j’ai un personnage qui n’est plus vraiment dans l’enfance mais plutôt à la charnière entre les deux âges. Les contes sont aussi des récits qui permettent de parler de la maturation et du fait de grandir. Cette jeune fille étouffe un peu dans son petit village et dans son foyer. C’est une évidence pour elle qu’elle doit partir et rejoindre la ville qui est en bas de la montagne. Elle fugue pour y aller, mais elle est dès le départ hantée par ce conte de la reine des neiges, qui est son histoire préférée. On comprend au fil du film ce que ce conte représente pour elle et la figure de la reine va s’incarner dans une actrice, puisque Jeanne se retrouve par hasard dans un studio de cinéma où l'on tourne un film sur La Reine des neiges.
Je ne suis pas sûre que ce soit un pacte faustien entre les deux, dans le sens où elles se trouvent un peu plus sur un pied d’égalité. Évidemment, il y en a une des deux qui a l’autorité dès le départ, par son statut d’actrice, de star, et qui fait régner la terreur sur le plateau de tournage jusqu’à prendre l’ascendant sur le réalisateur. Mais je ne pense pas que Jeanne soit vraiment une victime. Elle est fascinée, c’est un peu comme un portrait en miroir où l’une se reconnait dans l’autre et vice-versa. L’actrice est bien sûr un modèle pour la jeune fille, peut-être même une figure maternelle, et inversement, l’actrice voit en la jeune fille celle qu’elle a été. C’est vrai que Cristina est un peu comme un vampire qui se nourrit de la jeunesse et de l’énergie de Jeanne, mais celle-ci n'est pas non plus passive dans la relation. Elle agit comme une voyeuse qui observe Cristina à son insu. Il y a une circulation du pouvoir entre les deux. C’est une emprise de l’une sur l’autre mais qui va presque dans les deux sens.
En effet, Jeanne s’incruste sur le tournage du film et dans la vie de Cristina. Elle est d’ailleurs comparée à un rat qui s’infiltre dans les interstices du film, derrière les parois du décor, etc. Le spectateur de cinéma ne serait-il pas également ce rat qui doit s’infiltrer dans les interstices du film, de la fiction, pour pénétrer peu à peu dans ce monde parallèle, dans l’imaginaire ?
Peut-être, oui, un peu comme les rats de cinémathèque. D’ailleurs, l’histoire de Jeanne n’est pas tant celle de la naissance d’une actrice que celle de la naissance d’une cinéphile, à travers la fascination pour les images. Elle est vraiment fascinée par le monde imaginaire que peut créer le cinéma. Elle vient de dehors, de la réalité, et va finir par se retrouver devant la caméra et sur l’écran. Elle passe de l’autre côté du miroir, un peu comme Alice au pays des merveilles. Elle se retrouve dans ce monde imaginaire, qu'elle fabrique elle-même, d’une certaine manière. Elle s’en retrouvera d’ailleurs un peu prisonnière mais finira par s’en dégager. C’est vrai qu’il y a une parabole de la fascination pour l’image qui parle de la place du spectateur. Les films, une fois qu’ils sont faits, appartiennent aux spectateurs. Il y a des films qui sont plus ou moins ouverts, qui leur laissent une place plus ou moins grande pour s’y infiltrer. En tant que spectatrice, j’aime que l’on me laisse un part de liberté, que ce soit des mondes dans lesquels je puisse habiter. C’est ce que j’essaie de faire avec mes films. Jeanne veut également habiter dans le monde imaginaire du film et du conte, et il y a forcément un peu de moi en elle.
Vous travaillez en effet beaucoup vos films de manière à ce que le spectateur ait une part de liberté. Vous travaillez sur les sensations et sur l’abstraction, mais aussi sur des images fortes qui vont donner des pistes au spectateur afin qu'il trace son propre chemin. Dans La Tour de glace, il y a par exemple le cristal à plusieurs faces qui est une figure récurrente et ouvre à l’interprétation allégorique, notamment.
J’essaie surtout de créer un petit univers dans lequel on pourrait se promener. Dans La Tour de glace, le spectateur est un peu comme le personnage de Jeanne découvrant un univers qui lui est étranger. Il se promène dans celui-ci, pour petit à petit le comprendre et se l’approprier. Jeanne traîne et fouille dans ce studio de cinéma, de jour et de nuit. Elle va parfois ramasser un élément sur lequel elle va se mettre à rêver, à divaguer. Quand elle aperçoit la reine dans un interstice, c’est comme un hameçon qui la prend et l’attire dans cet univers, puis elle va trouver le costume et le cristal sur lequel elle va se focaliser. C’est un peu comme une clé qui lui permet d’entrer dans ce monde-là, comme un artefact magique lui permettant de créer son monde à elle. Et ce que j’aimerais, par rapport au rythme du film, c’est que les spectateurs aient le temps de se sentir vivre pendant la vision, et qu'ils ne soient pas uniquement happés dans une spirale immersive d’événements qui les empêcherait de réfléchir.

Il y a souvent dans vos films l’idée d’une réalité parallèle qui serait une sorte de purgatoire ou de « pré-réalité », mais qui en même temps sous-tendrait cette réalité, l’influencerait. Et que ce soit dans Innocence ou dans Évolution, le chemin du film serait d’aller de ce monde vers la réalité. Il y a une sortie vers le réel représentée par le train dans Innocence, ou par la barque dans Évolution. Mais dans La Tour de glace, c’est l’inverse puisqu'il s'agit d'un personnage qui vient de la réalité et qui s’enfonce petit à petit dans la fiction, dans l’imaginaire, par l’intermédiaire du tournage de cinéma. Avez-vous pensé la construction du film de cette manière, comme une réponse inversée aux précédents ?
C’est marrant parce que je n’y avais pas pensé mais effectivement, ça parait évident. Dans Innocence et Évolution, on est d’emblée dans un autre monde et les personnages en sortent plus ou moins à la fin, ou en tout cas se dirigent vers un autre cycle ou un autre monde, dont on pourrait effectivement se dire que c’est le monde réel. Dans La Tour de glace, ça se rapproche plutôt de La Bouche de Jean-Pierre, un moyen-métrage que j’avais réalisé avant Innocence, et dans lequel on était dans une réalité synthétisée et stylisée. On part également de quelque chose comme ça, c’est la réalité mais pas tout à fait. Le petit village dans la montagne où habite Jeanne, et son foyer, sont déjà presque des éléments de conte, mais qui font partie de la réalité. Et quand elle descend dans la ville, c’est censé être le réel mais c’est également un réel stylisé puisqu'il est pratiquement réduit à un seul lieu, à savoir la patinoire, qui est déjà une porte d’entrée vers le monde magique, vers le territoire de la reine. Je n’avais pas pleine conscience d’avoir fait le contraire par rapport à Innocence et Évolution, mais je voulais en tout cas partir cette fois de la réalité pour la faire dériver de plus en plus. Après Earwig, qui était d’emblée plus refermé sur lui, plus étrange de prime abord, je voulais repartir de quelque chose de plus réaliste.
Vos films représentent souvent des univers clos. C’est une constante que l’on retrouve chez beaucoup de cinéastes qui travaillent à partir de l’imaginaire. Le monde imaginaire est une sorte de prison pour les personnages. Voulez-vous travailler sur cet enfermement que produit l’imaginaire sur les personnages, les spectateurs et les cinéastes ?
Je sais que mes films sont des huis-clos, même Évolution puisque ça se passe sur une île, donc c’est de l’enfermement à ciel ouvert. Et dans La Tour de glace, c’est le studio de cinéma qui produit cela. Dans le studio, il y a comme des portes et des fenêtres qui sont des ouvertures non pas sur la réalité extérieure mais sur le monde intérieur des personnes qui participent au film. C’est vrai que l’imaginaire est à la fois une porte qui s’ouvre vers des possibles mais c’est aussi un monde mental, qui reflète les obsessions de celui qui le crée, donc c’est effectivement une autre forme d’enfermement. Cela voudrait dire qu’il n’y pas d’échappatoire, que c’est une illusion, et qu’il n’y a que des mondes fermés. D’ailleurs, sans en dire trop, c’est une possibilité que Jeanne, à la fin de La Tour de glace, soit toujours prisonnière du cristal.
Vous utilisez aussi ces mondes-là, et l’allégorie, pour parler d’oppression, de totalitarisme, de manipulation exercée sur les femmes ou sur les enfants. Il est aussi question d’eugénisme dans Évolution par exemple, d’expérience sur des cobayes. Et il y a aussi la figure du Pygmalion qui revient dans presque tous vos films. Tout ça tournerait globalement autour de l’idée de la domination. Est-ce que partir de l’imaginaire, des contes, du fantastique ou de la science-fiction vous permet de « déconstruire » ces sujets, ou pour tout le moins de les livrer au spectateur de manière plus insidieuse, moins frontale, et qu’il développe sa propre pensée, son propre point de vue ?
Je ne prétends pas du tout donner de leçons et je n’approche pas mes films avec cette idée de déconstruire quoi que ce soit. Je réfléchis plutôt en termes émotionnels et j’ai envie d’exprimer des sentiments plutôt que des idées, mais c’est par après que des images ou des situations viennent intuitivement, induisant ces sujets-là. Évidemment, le fait d’utiliser l’imaginaire fantastique, voire des éléments d’horreur, permet d’exprimer des choses plus intensément et avec plus de liberté. Ça va chercher des sensations plus fortes, et je ne pense pas pouvoir les exprimer aussi bien si je m’ancrais dans la réalité. Le fait de passer par l’allégorie ou le symbolisme m’aide à m’exprimer, mais je ne le conçois pas vraiment de manière intellectuelle ou conceptuelle. C’est vraiment un mode d’expression émotionnel.
Entretien réalisé par Thibaut Grégoire, le 18 avril 2025 au BIFFF.