« La Romancière, le film et le heureux hasard » de Hong Sang-soo : Le film des rêveurs
La Romancière, le film et le heureux hasard tient dans le creux de sa fin, magnifique, où nous voyons dans des minutes précieuses le film de la romancière une fois réalisé. Sur un double niveau, il s'agit d'un film d'amour et de rêveurs d'une femme et d'un homme pour leur muse. Pour capter ces si brefs moments de grâce, Hong Sang-soo a repensé les bases de sa mise en scène en longs plans fixes pour y laisser entrer un autre regard.
« La Romancière, le film et le heureux hasard » (The Novelist's Film), un film de Hong Sang-soo (2023)
Avec La Romancière, le film et le heureux hasard, Hong Sang-soo nous a fait peur avant de frapper un grand coup et de sauver la mise dans un final sublime qui donne à voir le film autrement : de chronique fade il se meut en délicate confession amoureuse tenant à la fois de l'excès du réel et du rêve. Il faut bien dire que les deux premiers tiers servent la soupe à la mode, celle des "histoires de hasard" où les gens se croisent bien souvent de manière anecdotique quand elles ne sont pas transcendées par un petit quelque chose, la fidélité à un affect, un peu de grâce. Chez Hong Sang-soo, il en manque parfois, la trivialité pouvant dans certains cas s'imposer comme une limite et non comme une ouverture. La Romancière, le film et le heureux hasard indiffère donc dans un premier temps avant de basculer définitivement dans la perception de Jun-he (Lee Hye-young), la romancière qui va tourner un film sur la journée qu'elle vient de passer et dont nous avons été témoins dans une certaine indifférence. C'est le coup de génie du film : arriver à rendre bouleversante cette trivialité en révélant à la fois les potentiels sentiments cachés de la romancière et ceux plus que jamais ardents d'un cinéaste qui a été jugé sur la place publique pour sa relation avec Kim Min-hee à qui est évidemment dédié le film.
Comment La Romancière, le film et le heureux hasard se mue-t-il en autre chose qu'une suite d'anecdotes sans relief ? Hong Sang-soo introduit le point de vue de la romancière qui apporte de l'hétérogénéité dans le style de sa mise en scène qui repose principalement sur de longs plans moyens fixes, jusqu'à changer radicalement de style dans le final puisque ce qui relevait du point de vue de Jun-he a donné naissance à un film dans le film. C'est celui-ci qui sauve La Romancière, le film et le heureux hasard du naufrage. Ce qui semblait anodin tout au long du récit, comme par exemple cet improbable plan subjectif et tremblant filmé à partir des jumelles de Jun-he lorsqu'elle observe le parc du haut d'une tour, préparait le film à venir puisqu'Hong Sang-soo donnait accès à la perception de son personnage. La trivialité s'efface petit à petit au profit d'une subjectivité qui impose sa patte et ses affects à la mise en scène. L'opération, cela va sans dire, produit un effet vertigineux. Au détour d'un repas évidemment bien alcoolisé, Jun-he, qui se faisait jusque-là prier sur son projet de film, annonce qu'il portera sur la journée qu'elle vient de passer et sur les rencontres qu'elle a faites. Profession de foi qui résumerait tout le cinéma de Hong Sang-soo si le film n'allait pas encore plus loin en faisant confiance à la puissance déflagratrice d'un autre récit caché que le film tourné par la romancière va révéler.
Tout le film tient dans le creux de sa fin, magnifique, où nous voyons brièvement, dans des minutes précieuses, le film de la romancière une fois réalisé (The Novelist's Film donc). Il y a au moins deux grandes idées. La première réside dans un changement de mise en scène. La caméra à l'épaule, qui remplace le plan moyen fixe, colle au visage Kim Min-hee et au bouquet de fleurs qu'elle porte dans les mains. Elle est filmée par un étudiant en cinéma rencontré durant cette journée qui est à la source de son inspiration. Celui-ci laisse entendre des "je t'aime" et impossible de ne pas penser à Hong Sang-soo lui-même, assistant le jeune réalisateur. Mais si c'est aussi le film de la romancière, alors celui-ci est aussi une déclaration amoureuse de sa part. La Romancière, le film et le heureux hasard serait donc, sur un double niveau, un film d'amour d'une femme et d'un homme pour leur muse. La deuxième grande idée du final consiste bien sûr à passer du noir et blanc à la couleur. Elle renforce le côté documentaire et spontané d'un instant magique où la déclaration d'amour à Kim Min-hee dépasse le cadre de la fiction. Celle-ci se trouve perforée par du réel bien trop grand, ou du moins par quelque chose qu'on veut faire durer le plus longtemps possible, et qui n'est sauvé qu'en une poignée de secondes. Il est beau de voir un cinéaste repenser les bases de sa mise en scène et préparer patiemment le terrain pour capter ces si brefs moments de grâce (appelons-les comme ça).
Dans Hitchcock/Truffaut, le maître raconte qu'un scénariste qu'il a connu rêvait la nuit d'une histoire exceptionnelle dont il ne conservait aucun souvenir le lendemain. Pour essayer de capturer ce si beau rêve, il tenta de prendre des notes et quand il lut le résultat, il avait écrit dans son carnet : « un garçon rencontre une fille ». Nous avons tous fait ce rêve intense où nous rencontrons simplement une autre personne dans un monde indistinct où le sentiment d'amour et de plénitude atteint les plis les plus intimes de notre chair. C'est étrangement ce que réussit Hong Sang-soo en quelques plans avec La Romancière, le film et le heureux hasard, au carrefour du rêve et du réel, puisque l'un peut devenir l'autre et inversement. Le trop-plein de réel du film, ce qui vient fissurer la fiction, tient aussi du rêve parce qu'on est au cinéma, et que la romancière comme Hong Sang-soo ne veulent pas arrêter de rêver éveillés, les yeux ouverts et la caméra au point, de rêver à la puissance de leur amour qui peut se vivre simplement le temps d'une courte promenade dans un parc, loin de l'agitation de la ville et de ses ragots. La Romancière, le film et le heureux hasard rappelle que le cinéma d'Hong Sang-soo tient donc du rêve, qu'il soit littéral ou romantique, et que le hasard en est à la source.