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Pauvre bûcheronne vient de recueillir le bébé dans "La Plus précieuse des marchandises"
Esthétique

« La Plus précieuse des marchandises » de Michel Hazanavicius : Le conte d'un fossoyeur

Thibaut Grégoire
Retour, sous la forme d'une dyade, sur la La Plus précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius et la manière dont le film représente la Shoah. Par une double opération simplificatrice, celle du conte et celle du dessin, La Plus précieuse des marchandises se heurte de plein fouet aux problématiques de la représentation de la Shoah. Dans sa première partie, le film opte pour l'illustration pittoresque d'un récit d'adoption mis en parallèle avec le hors-champ de la guerre et des camps, tandis qu'il se vautre lors de la deuxième dans une dépiction horrifique des corps de déportés. Cette obscénité en deux temps est encore alourdie par la figure du fossoyeur présente dans le film et dans la posture de fossoyeur qu'adopte une nouvelle fois Michel Hazanavicius pour triturer ce qui a trait à la mort, afin de réussir son tour de passe-passe et émouvoir le spectateur.
Thibaut Grégoire

« La Plus précieuse des marchandises », un film de Michel Hazanavicius (2024)

Même si, en tant que spectateur, on ne devrait pas se préoccuper de l’agenda des sorties, mais uniquement s’attarder sur les films en tant qu’objets, certaines coïncidences de l’actualité cinématographique, comme par exemple la quasi simultanéité de deux sorties de films traitant d’un sujet proche ou soulevant des questions esthétiques - voire éthiques en ce qui nous concernera ici -, peut interpeller voire même stimuler la réflexion quant au contenu des films mêmes. Ainsi, l'année où est sorti chez nous La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer sort également, dix mois plus tard, le premier film d’animation réalisé par Michel Hazanavicius, La Plus précieuse des marchandises, lequel s’attaque également de front à la représentation de la Shoah au cinéma. Si on ne reviendra pas une nouvelle fois sur le questionnement éthique que suscite la représentation de la Shoah à l’écran et/ou dans des œuvres de fiction, le film de Michel Hazanavicius permet de questionner plus spécifiquement un type particulier de représentation, sa pertinence et sa légitimité, à savoir le dessin et l’animation.

Il existe déjà au moins une œuvre considérée par certains comme majeure ayant représenté - ou évoqué - la Shoah par le dessin, à savoir la bande dessinée d’Art Spiegelman, Maus(1). L’auteur passait par une « déshumanisation » des personnages principaux - les Juifs et les nazis étant respectivement incarnés par des souris et des chats - pour traiter du processus de déshumanisation à l’œuvre dans le projet nazi et son exécution. Au-delà de cette représentation animale des différents protagonistes de la Shoah, Maus opérait déjà un premier passage d’un niveau de représentation à un autre, ne serait-ce qu’en préférant à une représentation documentaire ou naturaliste celle, plus « déréalisée » et distanciée, du dessin. Si le livre de Spiegelman constitue indéniablement une date dans l’histoire de la représentation de la Shoah dans les arts, il peut continuer de poser question, par le choix même du mode d’expression du dessin et du médium de la bande dessinée.

La Plus précieuse des marchandises emprunte donc également le dessin comme mode de représentation mais y ajoute une couche supplémentaire, et pas des moindres, puisque ce dessin est ici animé. Et le dessin animé en question, dans son trait graphique, serait plutôt à portée grand public, quand bien même son aspect indiquerait qu’il s’adresse plutôt à un public adulte ou adolescent qu’enfantin. Il n’empêche néanmoins que la forme qu’emprunte La Plus précieuse des marchandises charrie dans l’inconscient collectif toute une série d’éléments pouvant très facilement entrer en porte-à-faux avec la problématique toujours vivante, toujours mouvante de la représentation de la Shoah. Le dessin animé implique pour une majeure partie du grand public une certaine dose de joliesse, voire de pittoresque, ainsi qu’une simplification du trait - graphique ou scénaristique -, une vulgarisation à la fois thématique et esthétique qui complexifierait l’appréhension d’une problématique telle que celle de la Shoah. D’autant plus que le film est une adaptation littérale d’un « conte » de Jean-Claude Grumberg (2), ayant donc déjà fait le choix de déréaliser en partie son sujet pour le faire couler dans une forme simple ou simplificatrice, puisqu’ayant comme ambition de s’adresser au plus grand nombre. C’est donc à un double mouvement simplificateur que se heurte le film en tant qu’œuvre de fiction représentant la Shoah : celui du conte et celui du dessin.

Paradoxalement, Michel Hazanavicius, dans le tour promotionnel qu’il fait pour vendre le film, dit qu’il se sentait décomplexé par rapport à la représentation de la Shoah, justement parce qu’il passait par le dessin, ce qui impliquait immédiatement une mutation du naturalisme à un autre degré de représentation qui permettrait dès lors plus de choses, à la fois visuelles et narratives. Si l’idée n’est pas totalement à jeter, c’est précisément ce passage d’un niveau de représentation à un autre qu’il faut questionner. La décision d’abandonner totalement le naturalisme, le photographique, les corps humains, pour traduire tout ça en une représentation graphique, presque en dehors de toute réalité physique, n’est elle pas une manière de déréaliser ce qui est représenté, de le sortir d’une réalité tangible ? Si la réponse est positive, elle impliquerait presque immédiatement qu’elle soit proscrite quant à la représentation de la Shoah.

Premier temps

La problématique de la simplification, par le conte et par le dessin, à l'épreuve de la représentation de la Shoah, se pose en deux temps dans La Plus précieuse des marchandises. Dans la première partie du film - laquelle montre l’adoption d’un bébé laissé dans la neige par des occupants des « trains de marchandises » s’acheminant vers les camps par « Pauvre bûcheronne » et « Pauvre bûcheron » (3) -, cette problématique est soulevée par l’impression de pittoresque qui se dégage du conte et des images, quand le film s’évertue à rendre « jolie » cette histoire d’adoption d’un enfant rescapé par de très pauvres gens avec, en toile de fond très appuyée, la déportation des Juifs vers les camps.

Dès les premières minutes, la voix-off narratrice annonce la couleur en évoquant Le Petit Poucet, et en précisant que ce conte est absurde car les parents n’abandonneraient pas leurs enfants uniquement parce qu’ils n’ont rien à leur donner à manger. À ce moment-là, on ne sait pas encore si cette réplique relève de la bêtise pure et simple ou si elle tente d’insuffler une dose d’ironie par rapport au récit qui va suivre, même si le film ne répondra jamais vraiment à cette question. Dans la foulée, la voix-off pose le contexte du récit en disant qu’il se situe durant la « guerre mondiale ». A priori, à cet instant t rien ne laisse encore penser que l’on se situe dans la première ou la seconde - voire même dans une guerre imaginaire ou dystopique - mais le plan suivant viendra immédiatement surligner pour un spectateur adulte averti qu’il s’agit bel et bien de la Seconde Guerre mondiale, vu que l’on y voit un train fendre un paysage neigeux, de nuit.

L’utilisation du train, dont le film ne fait jamais planer aucun doute - reconnaissons-lui au moins cette honnêteté - sur le fait qu’il transporte bel et bien des Juifs vers les camps, est presque à chaque coup problématique, jusqu’à ce que l’on en montre enfin l’intérieur. La scène lors de laquelle la pauvre bûcheronne prie les « dieux du train » de lui donner un enfant, avant de découvrir le bébé dans la neige, fait par exemple du train de déportés, cet engin de mort, un objet quasi-mystique aux pouvoirs surnaturels. Si La Plus précieuse des marchandises démystifiera cet aspect par un flashback plus tard dans son déroulé narratif, la scène reste en tant que telle pour ce qu’elle est : une tentative d’adosser à un fait historique une dimension fantastique, ce qui, bien que dans l’air du temps, apparaît dans ce cas précis comme un facilité pour le moins ambigüe.

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Puis, quand le bûcheron d’abord ogresque et récalcitrant à l’arrivée du bébé dans sa modeste demeure, aura définitivement adopté celui-ci, le film fait s’enchaîner deux scènes témoignant de sa démarche persuasive ou manipulatrice pour prendre le spectateur à rebrousse-poil. La première est celle d’un bonheur familial traditionnel : le mari, la femme, le bébé et le chien sont au coin du feu, attestant par cette image d’Epinal que, quand bien même ils sont dans la misère, Pauvre bûcheron et Pauvre bûcheronne ont trouvé le bonheur. La scène suivante montre le bûcheron allant au travail de bon matin, dans l’obscurité, le sourire aux lèvres. Et à côté de lui passe un train. L’image pittoresque pose question. Elle utilise le train comme élément qui produit du pittoresque dans cette image qui en suit une autre, celle du bonheur familial. Dans ce plan, le train n’est plus qu’un outil esthétique, un vecteur de pittoresque, la scène précédente et le sourire du bûcheron lui enlèvent un temps toute sa portée mortifère.

La Plus précieuse des marchandises n’hésite d’ailleurs jamais à charrier allègrement le registre de la représentation pittoresque. Vers la fin du film, quand la bûcheronne et sa fille adoptive déambulent dans les campagnes enneigées, les plans sont calculés pour faire joli, produire de belles images, notamment un tableau reproduisant encore une image d’Epinal, celle de la mère et de son enfant marchant dans la neige, à côté d’un arbre lui-même enneigé, dans une lumière éclatante. Cette image est une espèce de tarte à la crème du pittoresque familial reproduit par toutes les familles ayant à disposition une caméra ou un appareil photo(4). La voir ainsi recrachée dans un dessin animé sur la Shoah ne fait que souligner l’incompatibilité potentielle de ces deux éléments, de la forme et du fond.

Intermède : La constance du fossoyeur

Si les films de Michel Hazanavicius, de par leur aspect très référencés et leur cinéphilie plus ou moins appliquée, ont pu par le passé susciter l’enthousiasme du public et de la critique notamment par leur naïveté et leur efficacité, La Plus précieuse des marchandises ne fait pas exception à la règle(5) quant à cette efficacité « feel good » et didactique. Mais même derrière les plus avenants de ses travaux appliqués, on pouvait déjà déceler dans la manière d’Hazanavicius une tendance tenace à une pratique foncièrement morbide : celle du profanateur ou du fossoyeur.

En effet, derrière ses atours de cinéma grand public, aux accents « feel good » donc, les films de Michel Hazanavicius s’adonnent presque constamment à une trituration d’un élément mort ou laissé pour tel, qu’il s’agisse du cinéma classique hollywoodien dans La Classe américaine, du cinéma muet dans The Artist, de la comédie d’espionnage colonialiste dans les deux OSS 117, ou encore d’un véritable cadavre dans son premier film de fiction traditionnelle, Mes amis. Sans parler de ses deux grands films « profanateurs » : Le Redoutable dans lequel il remue la mouise dans l’œuvre et la vie privée de Jean-Luc Godard, ou encore Coupez !, qui pille allègrement le film de zombies japonais One Cut of the Dead en se repaissant de tous ses bons gags et de tous ses morceaux de bravoure. D’une manière générale, Michel Hazanavicius aime jouer avec les cadavres, aime remuer ce qui sent la charogne. Mais en s’attaquant à la représentation de la Shoah dans La Plus précieuse des marchandises, il franchit un cap dans la littéralité de cet exercice, lequel apparaît dès lors dans toute son indélicatesse, voire son obscénité.

La figure du fossoyeur est d’ailleurs bel et bien présente dans La Plus précieuse des marchandises, puisque le père du bébé, déporté dans un camp d’extermination, sera montré en train d’évacuer les cadavres des chambres à gaz et de les jeter avec d’autres prisonniers dans une fosse commune. Il est à peu près stipulé par ces images que le personnage fait partie d’un Sonderkommando, tout comme c'était le cas du personnage principal du Fils de Saul de László Nemes. Le fossoyeur du film redouble celui qui en est l’auteur, puisque Michel Hazanavicius ne manque pas - involontairement ou non - d’y produire un « bel » acte de fossoiement - sans doute involontaire, reconnaissons-lui cela.

En effet, la voix-off du narrateur de La Plus précieuse des marchandises est assurée par Jean-Louis Trintignant, post mortem donc puisque le comédien est décédé en juin 2022. Étant donné que la fabrication du film aura demandé plus de quatre ans, il n’y a a priori aucun soupçon d’opportunisme à faire planer sur l’utilisation de cette voix dans le film, si ce n’est que l’âge et l’état de santé du comédien pouvaient évidemment laisser présager qu’il ne verrait pas le résultat final d’un film ayant une si longue gestation. Mais si l’on met de côté cette donnée temporelle quant à la production stricte du film, il y a tout de même des éléments à aller chercher à l’intérieur même de celui-ci et dans le contenu du texte dit par Trintignant, qui tendent à faire penser que cette utilisation sent malheureusement la profanation sentimentalo-lacrymale du passif et de l’image du comédien. La dernière tirade prononcée par celui-ci évoque l’amour que l’on porte aux enfants, et ne peut que résonner avec la vie privée de Trintignant, plus précisément avec l’histoire de sa fille Marie. Et la toute dernière phrase qu’il dit - qui est également la dernière du film -, « Le reste est silence. », ne peut que rappeler au spectateur ému que l'évocation du silence sera la dernière intervention au cinéma d'un comédien disparu, remuant encore une fois l’idée de mort au travail et de morbidité à l’œuvre dans le film. Trintignant n’aura au fond été pour Hazanavicius qu’un moyen parmi d'autres de faire vibrer la corde sensible du spectateur.

Deuxième temps

Si la longue première partie de La Plus précieuse des marchandises soulevait la problématique de la représentation dite pittoresque dans un contexte historique marqué, la seconde, s’attardant - plus brièvement - sur le destin du père du bébé recueilli par le couple de bûcherons, déporté et rescapé des camps de la mort, pose de front la question de la représentation des camps, qui plus est dans cette double forme simplificatrice du dessin animé et du conte. Lors du passage dans lequel le père rescapé est montré dans son activité de « fossoyeur » des camps, la représentation qui en est faite, celle des victimes des camps en général et des cadavres évacués, des visages et des corps décharnés, déformés, presque dépouillées de leurs traits humains, renvoie à des références picturales « nobles », notamment au Cri d’Edward Munch. L’aspect noble et érudit de cette citation graphique ne fait que déplacer le problème : peut-on malgré tout représenter les victimes des camps de cette manière, comme des figures monstrueuses, évoquant des démons, des morts-vivants, semblant sortir tout droit d’un bestiaire de l’horreur, d’un cinéma d’épouvante ?

Le sort de ce personnage du père témoigne de l’indigence du film et de son embarras, voire de son hypocrisie, quant à son propre système de représentation. À son retour des camps, le père tombe par hasard sur sa fille, dont il reconnaît le drap qui l’emmitouflait bébé, posé sur une table pour exposer les fromages de chèvre vendu par la bûcheronne. Voyant sa fille effrayée, il regarde son reflet dans une vitrine et se rend compte de son aspect décharné, effrayant. Il décide alors de s’en aller, d’abandonner une seconde fois sa fille, simplement parce qu’elle est effrayée par son aspect physique. Un homme qui vient de perdre toute sa famille décide de laisser sa fille et la femme qui l’a élevée à leur sort misérable, tout simplement parce que son aspect physique dû à plusieurs années d’horreur dans les camps, lui fait peur. Quand on apprendra plus tard que l’homme deviendra ensuite un docteur réputé et potentiellement riche, cet « abandon » n’en apparaît que plus cruel et absurde.

Cette scène de retrouvaille finale qui n’en est finalement pas une apparaît dès lors comme un mauvais coup scénaristique joué par l’auteur démiurge pour asséner un coup de massue au spectateur vaincu. C’est à ce moment que celui-ci tente tant bien que mal de retenir ses larmes tout en exprimant son émotion par des reniflements incontrôlés. Ce rebondissement et l’action du père apparaissent pourtant comme d’autant plus incompréhensible à tête reposée qu’ils s’appuient en réalité sur une fausse pudeur empruntée par le film. En effet, le père ne veut pas effrayer sa fille, alors qu’il vient de traverser l’enfer. Il décide donc de lui cacher son visage décharné, de lui épargner cette « horreur » de la guerre, quitte à la laisser dans la misère. Le film, par contre, n’hésite pas à montrer à un public jeune - La Plus précieuse des marchandises se destine clairement à être montré dans les écoles, avec un débat à la clé -, une représentation volontairement horrifique de la Shoah et de ses victimes. Ce constat, si tant est qu’on le tirerait d’une véritable réflexion devant ce final tire-larmes, édifiant et spectaculaire, devrait normalement suffire à disqualifier la démarche du film, ou pour tout le moins à en atténuer la portée « inattaquable ». Mais paradoxalement, La Plus précieuse des marchandises est très efficace dans la manipulation qu’il opère, celle de vouloir émouvoir jusqu’à l’étouffement, jusqu’à l’aveuglement, masquant jusqu’à ses plus évidentes contradictions. Car, au-delà d’être un fossoyeur, Michel Hazanavicius est aussi un illusionniste, ou plutôt un prestidigitateur qui parvient habilement à faire son tour de magicien roublard et à dissimuler son indigence et son obscénité involontaire derrière le grand spectacle de l’émotion.

Conclusion : Inopérance de la trouée

À plus ou moins mi-parcours du film, au moment où le personnage de Pauvre bûcheron a totalement adopté le bébé et a donc accompli une grande partie de son arc narratif - la dernière ligne droite étant de se sacrifier purement et simplement pour sauver le nourrisson -, celui-ci éprouve une vision alors qu’il est couché dans son lit. C’est en tout cas ce que semble suggérer le montage. Un plan montre donc le bûcheron couché, les yeux écarquillés comme s'il était touché par la grâce, puis s’ouvre un flashback dans lequel on voit le père du bébé, dans le train de déportés, au moment où il décide de glisser celui-ci entre les barreaux de l’aération et de le laisser dans la neige. Cette séquence se termine par un retour au plan initial du bûcheron couché, en pleine vision quasi métaphysique. À ce moment-là, La Plus précieuse des marchandises opère une véritable trouée, construit une passerelle inespérée, creuse un tunnel entre la première et la seconde partie du film. Entre le récit des bûcherons et celui du déporté. On voit d’ailleurs littéralement le tunnel à ce moment-là, celui par lequel passe le train. L’éveil de conscience qui nous est montré là, celui du bûcheron, aurait pu être également celui du film, et constituer le moment où celui-ci aurait choisi de repenser son mode de représentation et sa portée sur la conscience des regards : celui du bûcheron mais aussi celui des spectateurs. Mais le tunnel creusé, la trouée, ne s’avérera au final qu’un tour de passe-passe parmi tant d’autres. Il ne sera pour le film et son auteur qu’un passage d’un type d’obscénité à un autre, du premier temps au deuxième, du passage du pittoresque à l’horrifique, deux modes de représentation dont on pourra questionner la pertinence lorsqu’il s’agit d’évoquer ou de montrer ce qui touche de près ou de loin la Shoah.
 


 

« La Plus précieuse des marchandises » de Michel Hazanavicius : Des trains pas comme les autres par Guillaume Richard

 

Après un accueil catastrophique à Cannes laissant présager le pire, finalement adouci par la réception critique en France dont la quasi-unanimité semblait néanmoins douteuse au moment de son atterrissage en salles, il faut dire que la découverte de La Plus précieuse des marchandises s'est révélée moins pénible que prévue, surtout au niveau des questions propres à la représentation de la Shoah dont nous ne partageons pas entièrement les critiques formulées dans le texte ci-dessus. La représentation frontale du camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz, dans la deuxième partie du film, se limite strictement à la connaissance que nous en avons à travers les images tournées à la libération et les photos prises par les déportés. Par exemple, l'intérieur d'une chambre à gaz et son fonctionnement, sujet principal des échanges critiques et des interdits, n'est pas filmé. Seul le travail du Sonderkommando évacuant les corps d'une fosse est montré, ainsi qu'un tas de cadavres à l'intérieur de ce qui semble être une pièce du crématorium. Si Le Cri de Munch hante certainement le film et le graphisme des dessins pour la séquence de la fosse, ces images existent au préalable et ont été filmées à l'ouverture des camps par les américains, entre autres, dont celles de George Stevens : ce sont elles qui hantent La Plus précieuse des marchandises et par leur terrifiant écho dont on ne sait pas quand l'humanité s'en remettra. Toutes les séquences se déroulant à l'intérieur d'Auschwitz sont, me semble-t-il, les plus réussies du film, certainement les moins obscènes, à l'exception de la musique irritante et inappropriée d'Alexandre Desplat qui surligne l'horreur alors que les images parlent d'elles-mêmes. Par contre, effectivement, indépendamment de cette réussite, la démarche de fossoyeur de Michel Hazanavicius pose question dans son ensemble comme par sa répétition, car clairement, la forme du conte ne fonctionne pas sur toute la ligne.

Les premiers mots de Jean-Louis Trintignant comme ceux de l'épilogue en témoignent. Il explique en effet qu'il est inconcevable pour des parents d'abandonner son enfant et encore plus, dans le cas du film, en le jetant d'un train. Le contraire s'est certainement produit à maintes reprises et, de manière générale, quels parents ne sacrifieraient pas leur vie pour celle(s) de leur(s) enfant(s). Rien de plus logique donc, à la vue d'une autochtone dans la forêt, de penser à l'avenir de son enfant quand on perçoit la catastrophe à venir. C'est un geste bien moins absurde que tous les rouages de l'entreprise de destruction nazie qui eux n'ont pas droit à un commentaire sous peine d'en « dire trop ». À la fin du film, Jean-Louis Trintignant explique que La Plus précieuse des marchandises est un conte et que son récit n'a ou n'aurait pas existé, qu'il relève de la rêverie, et que même toutes les barbaries de cette guerre sont sujettes à ce doute sur leur réalité effective. La maladresse est ici tout simplement dangereuse, et il n'y a qu'un pas pour s'accorder au doute que l’extrême droite exprime quant à l'existence réelle de la Shoah et de la destruction des Juifs par le recours aux chambres à gaz. La conclusion du film est donc aberrante, et quand bien même la forme du conte est par définition éloignée de la réalité, cette dernière, surtout dans le cas de la Shoah, ne peut pas voir son existence être mise en doute. Que diront les professeurs et les pédagogues de cette fin puisque le film est appelé à circuler dans leurs réseaux comme un modèle d'initiation à l'horrible réel des camps d'extermination ?

L'usage du conte que fait Jonathan Glazer dans The Zone of Interest est bien plus intéressant puisqu'il ne lui assigne pas de discours précis. Il reprend en effet Hansel et Gretel qui apporte une étrange porosité à son film protéiforme qui mélange différents éléments hétérogènes sans jamais faire de faux pas, ni dans la manière de représenter la Shoah, ni dans les effets souvent vertigineux que le film produit. De manière générale, le choix de Michel Hazanavicius de recourir à l'animation ne pose pas de problèmes car le cinéaste maîtrise l'intensité du pathos et du sens, contrairement par exemple à La Liste de Schindler de Steven Spielberg dans lequel de nombreuses séquences sont sur-dramatisées ou racoleuses, sans parler du projet en lui-même et des échanges critiques autour de la fameuse scène de douche. C'est la forme hollywoodienne apposée par Spielberg qui ne fonctionne pas, contrairement au choix du conte dans La Plus précieuse des marchandises. Bien sûr, il y a un manichéisme plutôt simpliste à l’œuvre chez Michel Hazanavicius, renforcé par la musique et ce que nous avons déjà reproché au film, mais la mise en scène de la violence est mieux pensée. Tout est vraiment ici une question de dosage du pathos.

Certes, le conte édulcore, et cela reste malgré tout une limite de La Plus précieuse des marchandises. Par exemple, l'intérieur du train qui mène à Auschwitz ne ressemble pas du tout à l'enfer décrit par les récits des survivants : plusieurs jours de voyage entassés les uns sur les autres dans des conditions déjà inhumaines, sans toilette ni espace pour se coucher. Le train, ce symbole si puissant des premiers temps du cinéma, a pris avec la Shoah une toute autre signification. Il n'est plus possible de le regarder avec l'innocence spielbergienne. Jean-Luc Godard l'avait bien montré dans ses Histoire(s) du cinéma, tout comme Claude Lanzmann lorsqu'il découvre que la gare de Treblinka existe encore dans Shoah. Contrairement à la critique formulée ci-dessus, la manière dont Michel Hazanavicius filme les trains qui traversent la campagne est plutôt convaincante puisqu'il leur rend toute leur noirceur. Qu'il soit l'objet d'une croyance païenne pour le couple de bûcherons n'atténue pas la force que produit le hors champ à chaque passage du train et tout ce qu'il convoque à ce moment-là pour le spectateur qui sait ce que chaque wagon renferme.

 

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