« La Petite vadrouille » de Bruno Podalydès : La vie est une petite rivière agitée
Si de prime abord, La Petite vadrouille semble être le film le plus misanthrope de Bruno Podalydès, charriant la satire sociale aussi subtilement qu'un Chatiliez dans un magasin de porcelaine, le film incite son spectateur comme ses personnages à « voir plus loin ». En utilisant la parabole du bateau naviguant à vue vers un horizon dégagé ou pas, le film utilise aussi les écluses comme vecteurs de fermeture ou d'ouverture, faisant de la dernière une véritable promesse d'avenir plus radieux.
« La Petite vadrouille », un film de Bruno Podalydès (2024)
Le cinéma de Bruno Podalydès, charriant le burlesque, la fantaisie, et ce que certains qualifient parfois à l’emporte-pièce de « poétique », a, quoi qu’on en pense, sa spécificité et son originalité au sein du cinéma d’auteur français et peut-être encore plus au sein de ce qu'on appelle encore « comédie française », quand bien même celle-ci semble désigner uniquement des avatars de téléfilms politiquement corrects, principalement composés de « comiques » de tous bords voulant faire leur film de cinéma. Si les films de Podalydès ne figurent évidemment pas dans cette catégorie, on peut par contre y trouver des tares opposées, une certaine tendance à l’entre-soi, au passéisme, voire au snobisme, qui le rendrait hermétique à un grand public qui n’aurait pas ses codes. Pourtant, la tendance au pittoresque et la tentation « poétique » de Bruno Podalydès sont la plupart du temps doublées, voire consolidées, par une satire à fond politique, n’hésitant pas à mettre en évidence des rapports de force — fluctuants certes — entre des personnages de classes sociales différentes. Cet aspect est une nouvelle fois présent, plus que jamais même, dans La Petite vadrouille, mais en constitue, une fois n'est pas coutume, plutôt un défaut qu'une qualité.
Il faut néanmoins, dans le cas de ce film, voir plus loin que ce qu’il donne à voir de prime abord, à savoir une petite arnaque montée par de « petites gens » afin de soutirer un maximum d’argent à Franck (Daniel Auteuil), un riche patron, lors d’une croisière de pacotille, prétexte pour celui-ci à draguer ouvertement son assistante Justine (Sandrine Kiberlain), laquelle prend pleinement part à l’arnaque puisque c’est son mari Albin (Denis Podalydès) qui l’a plus ou moins organisée. Cette prémisse et son développement, dans un premier temps, donne cours à un film dans lequel il est difficile de s’accrocher à quelque chose, tant il semble dérouler son petit système de fil en fil, d’écluse en écluse, chaque arrêt du bateau « La Penichette » étant le prétexte à un soutirage d’argent éhonté. Parmi la petite bande de pieds nickelés (Florence Muller, Isabelle Candelier, Jean-Noel Brouté, Dimitri Doré) prenant part aux larcins, il n’y en a décidément pas un pour rattraper l’autre, chacun rivalisant de bêtise et de mauvaise foi. On en viendrait presque à trouver plus sympathique ce grand patron déconnecté de la réalité, à qui cette insouciance conférerait finalement un certain charme. La satire sociale subtile et en filigranes de Bruno Podalydès laisserait ainsi plutôt la place à de gros sabots plus dignes d’un Etienne Chatillez, comme dans La Vie est un long fleuve tranquille ou encore le sinistre La Confiance règne.
La Petite vadrouille fait très peur à cet égard jusqu’à atteindre une sorte d’apogée lorsque le bateau en croise un autre à bord duquel navigue un groupe de jeunes. Le (faux) capitaine de La Penichette, incarné par Bruno Podalydès lui-même, se met alors à proférer des opinions tranchées sur la jeunesse, propos qu'on pourrait au mieux qualifier de réactionnaires. Et comme à ce moment précis du film, on ne sait pas trop si on doit éprouver de la sympathie ou pas pour ce personnage, l’un des arnaqueurs patentés, il y a un doute sur l’intention derrière ces répliques et sur leur provenance : est-ce uniquement le personnage qui parle ou également l’acteur-réalisateur ? Le malentendu est entretenu par le fait que tous les autres arnaqueurs embraient sur ces avis de vieux con bien tranchés. Mais quelques scènes plus tard, il sera fort heureusement dissolu, lorsque que les jeunes seront intégrés au « délire » poétique et burlesque de la petite bande — voir la scène de la balançoire, premier véritable moment de grâce du film.
La Petite vadrouille inviterait donc volontairement ou non à voir plus loin que l’évidence, à dépasser une première réaction de rejet par rapport à ce qu’il présente, en l’occurence cette bande de bras cassés faussement sympathiques de prime abord, puis réellement antipathiques. Lorsque l’opinion semble s’être fixée sur cette dernière constatation — celle qu'on a devant soi des personnages peu sympathiques — le film appuie son aspect satirique de la société de consommation capitaliste où le petit travailleur s’applique à faire cracher au maximum le consommateur au pouvoir d’achat le plus élevé, semblant en faire son sujet, au détriment donc de tout attachement à cette petite bande. La Petite vadrouille serait donc à part dans la filmographie de Bruno Podalydès, dès lors premier film véritablement misanthrope de son auteur. Mais cela serait sans compter sur ce qu’initiait l’inclusion du groupe de jeunes à la bande initiale, et sur cette idée d’invitation à « voir plus loin ». Un personnage finira par devenir sympathique malgré lui, en éprouvant un sentiment humain autre que la cupidité, il s’agira d’Albin et le sentiment ne sera ni plus ni moins que la jalousie. Ainsi c’est un défaut qui finira par rendre un personnage a priori calculateur beaucoup plus sympathique.
Et le personnage de Franck (Daniel Auteuil), qui apparaissait durant toute la première partie du film comme un patron sûr de lui et lourdaud, pigeon malgré lui, commence petit à petit à s’intégrer à l'entreprise poétique du groupe. C’est par exemple le premier qui opère un vrai rapprochement avec les jeunes, au coin du feu. Et c’est également par son intermédiaire que La Petite vadrouille naviguera in fine vers quelque chose de moins étriqué que la satire mordante. Réagissant à la jalousie manifeste d’Albin, il dévoile qu’il est loin d’être dupe quant à l'entreprise des arnaqueurs à la petite semaine, mais semble s’accommoder pleinement de la situation. Ainsi, ce qui devrait être une révélation pour lui, se transforme en véritable épiphanie pour tous les autres personnages : c’est finalement eux qui ont été menés en bateau.
Franck suggère alors de continuer leur petit bonhomme de chemin tous ensemble et de trouver une nouvelle configuration intermédiaire de co-existance. Il s’intègre ainsi à la bande mais aussi au couple formé par Justine et Albin, se greffe à lui pour envisager autre chose. Le bateau continue donc son périple et la dernière écluse du film s’ouvre. Précédemment, chaque écluse était un moyen de fermer le champ, et de faire réapparaître les arnaqueurs déguisés, pour faire cracher le pigeon. Et quand elle se rouvrait — beau plan récurrent des battants de l’écluse s'écartant pour dévoiler la suite de la rivière, en vue subjective depuis le bateau —, l’ouverture ne menait, on le savait, que vers l’écluse suivante, la fermeture suivante. La dernière écluse ouvre par contre totalement la route et les horizons, comme si le navire allait continuer à voguer éternellement, avec à son bord cette bande improvisée. Et par la même occasion, La Petite vadrouille, ce film à ciel ouvert qui apparaissait comme bizarrement fermé, ceintré dans son petit carcan gentiment satirique, dévoile enfin son vrai visage en embrassant cet élan, regardant enfin vers l’horizon sans crainte de la prochaine cloison. Malgré les apparences trompeuses et les soupçons de misanthropie, la bande à Podalydès est définitivement confiante en l’avenir.
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- Des Nouvelles du Front cinématographique, « Les 2 Alfred de Bruno Podalydès : Le doudou des doux dingues du 2.0 », Le Rayon Vert, 27 septembre 2021.