La Grève des scénaristes d'Hollywood : Qu'est-ce que les Lumières du cinéma à l'heure de l'IA ?
Il serait temps de prendre conscience de ce qui s'est produit lors de la grève des acteurs comme des scénaristes à Hollywood, cinq mois durant, en 2023. Se défendre contre l'intelligence artificielle ne relevait pas d'un simple intérêt catégoriel, mais civilisationnel : défendre notre part, la liberté de s'inventer d'autres destinées que celles uniformisées, la possibilité de se loger dans des contre-scénarii autrement qu'usinés par l'algorithmie. Une grève qui nous permettrait de reposer la question kantienne à l'heure de l'IA : qu'est-ce que les Lumières sinon la sortie de l'état de minorité dans lequel toutes les politiques d'expertise rendues à l'intelligence artificielle voudrait nous ramener en nous sortant des frères et leur cinéma.
La Grève des scénaristes à Hollywood et l'intelligence artificielle
La France, vue d'outre-Atlantique, est le pays de l'intranquillité, haut-lieu des « divisions gauloises » dont parlait De Gaulle, à laquelle s'opposerait la stabilité nord-américaine, mornes plaines qui ne l'inquiéteraient que rarement. La France serait la contrée de la grève, porte d'entrée à la révolution, où Le fond de l'air est rouge depuis si longtemps. C'est pourtant l'Amérique laborieuse qui a donné ces derniers temps la leçon, retrouvée la voie des conflits sociaux de grande ampleur, comme la France avait eu son sursaut lors de l'épisode Gilets Jaunes. Alors que les ouvriers de l’automobile installaient des piquets devant les portes des usines Ford ou Stellantis, les scénaristes d’Hollywood ont levé les leurs au pied des immeubles et studios de Disney, Warner ou Universal en septembre 2023, mettant fin à la désormais célèbre grève des scénaristes qui avait débuté en mai de la même année, embrayée par celle des acteurs à partir du mois de juillet.
Cette grève aura duré cinq mois. Hollywood n'avait plus connu une telle crise depuis 1960, à l'époque où Ronald Reagan dirigeait le syndicat des acteurs — avant de devenir président des États-Unis. 148 jours de paralysie qui ont opposé, pour les scénaristes, le syndicat de la Writers Guild of America (WGA) à l'Alliance of Motion Picture and Television Producers. Outre des aspects salariaux, acteurs et scénaristes ont convergé sur la question de l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA). Chacun a fini par obtenir des garde-fous. Ce qui est plus rarement signalé et analysé est que cette grève est la première manifestation d'hostilité d'un corps de métier, celui des forçats de l'écriture, comme ceux qui en sont les diseurs, à l'égard de ladite vaste machinerie industrielle de l'IA. Une exceptionnalité dont il faudrait prendre la mesure au plan cinématopolitique.
Ce conflit exemplaire, qui pourrait faire des émules, a touché la plus emblématique et célèbre activité économique américaine, celle du « divertissement ». Une industrie de services qui emploie en grande partie des indépendants et dont les « usines à rêves » n’ont rien à voir avec les chaînes automobiles de Detroit. Le secteur emploierait, selon le New York Times, près de 440 000 personnes directement, mais il en ferait vivre bien plus encore. La guilde des scénaristes, la Writers Guilde of America, certes, ne représente que 11 500 scénaristes, mais sa puissance de feu est considérable. Témoin, cette grève, qui a mis à genoux toute la profession avec des dégâts estimés à plusieurs milliards de dollars pour l’économie californienne. Des sorties de films ont été reportées à 2024, mais ce sont surtout les séries télévisées et les émissions qui ont pâti de ce mouvement. L’arrivée de la télévision en ligne, si elle a fragilisé les classiques chaînes du câble, a aussi créé un formidable appel d’air pour plus de contenu, financé à coups de milliards par les nouveaux nababs Netflix, Amazon ou Apple. Or, pas de contenus sans scénaristes. Du moins jusqu’à maintenant. Emblématique d’une grève postindustrielle et numérique, celle-ci est aussi la première qui met ouvertement sur la table le sujet de l’IA.
Pour leur part, les acteurs craignaient que les studios utilisent cette technologie pour cloner leur voix et leur image, afin de les réutiliser à perpétuité sans compensation ni consentement. Les studios avaient formulé des propositions, mais le syndicat des acteurs estimait que ces mesures n’allaient pas assez loin. Les deux parties ont alors bataillé à propos des conditions entourant les droits des studios sur l’image des acteurs stars après leur mort.
Les scénaristes ont également obtenu des garanties pour ne pas se faire remplacer par des robots. L'accord leur permettra de retravailler des scripts initialement générés par une IA, tout en étant considéré comme l'unique auteur de ce travail, et donc sans être moins rémunéré. Ainsi :
- l’IA ne pourra pas écrire ou réécrire du contenu littéraire, et le contenu qu'elle génère ne sera pas considéré comme un matériel source, ni pouvant porter atteinte au crédit d’un auteur ou à ses droits ;
- un auteur pourra utiliser l'IA dans son travail d'écriture, à condition qu'il respecte les politiques applicables de l'entreprise. Cette dernière ne pourra pas exiger l'utilisation d'un logiciel d'IA par l'auteur ;
- la société devra informer l'auteur si des documents ont été générés ou intègrent du contenu « artificiel » ;
- des logiciels d'IA ne pourront pas être nourris par les écrits des auteurs membres de la WGA.
Que s'est-il joué de décisif dans cette grève ? Les scénaristes et les acteurs, en tant que corps de métier, ont compris combien l'IA relève d'un enjeu civilisationnel et non pas simplement catégoriel. L'IA est une politique de l'expertise poussée jusque dans ses retranchements. Ce n'est pas un état, mais un processus d'apprentissage sans cesse en cours d'actualisation par la machine learning (soit la prise en compte continuelle des résultats précédents et par un jeu continuel de réajustements de ces résultats), par la capacité à sans cesse sophistiquer la réponse. Au fond, l'IA se veut l'expression la plus achevée, la plus pure, de la puissance d'expertise. Ce n'est plus tant la république des savants platonicienne qui serait promise que la république des sachants autoproclamés définissant en permanence la compétence de leur compétence – kompetenz-kompetenz principle dit le célèbre juriste nazi Carl Schmitt – en la fondant sur notre prétendue incompétence.
Or, à cet égard, notre époque se trouve à un nouvel embranchement. Depuis la fin du 19e siècle, l'informatique a permis la collecte, le stockage et l'indexation de l'information qui ont permis un jeu d'utilisation des informations à des fins différentes. Depuis dix ans, si cette possibilité de manipuler l'information ne cesse de se développer comme cette fonctionnalité de produire ses effets, il y a une nouveauté : expertiser des états du réel et en décider ; nous dire la réalité des faits à des vitesses qui nous dépasse en capacité cognitive, tel Waze, qui, expertisant l'état du trafic in vivo, préconise tel itinéraire plutôt que tel autre, même si, pour l'heure, le conducteur peut encore décider de son sort. En somme de nous révéler un état des faits qui était relativement ignoré de notre état de conscience. Ainsi, pour prendre un autre exemple, celui du miroir connecté, en fonction de l'analyse du visage, qui conseillera de prendre telle pilule, tel complément alimentaire, pour finir encapsulé dans son savoir.
Toutefois, cette puissance d'interprétation ne révèle pas que l'état des choses. Elle nous en dit la vérité. Non pas l'exactitude des faits, mais bien la vérité. Quelle différence ? L'exactitude dit l'état des choses : il a plu le jour de l'investiture de Trump le 20 janvier 2017. L'événement est factuel : il a plu quand la conseillère en communication de Trump voudrait faire croire qu'il faisait « beau ». La question de la post-vérité, mise en place par ce type de récit alternatif, a été, dès lors, au centre des débats. On a pu entendre qu'il s'agissait d'installer un nouveau régime de vérité. L'affaire est tout autre. Il y est « seulement » et plutôt question d'exactitude, ce qui est bien différent. Quant à elle, l'IA relève d'un autre registre quand elle entend signifier en toute chose la vérité. C'est que toute vérité a une valeur performative : nous dire que notre visage est fatigué induit des gestes, un comportement en fonction de cette expertise. Certes, nous ne sommes pas obligés de les suivre. En effet, il s'agit simplement encore d'une incitation. Mais la grande nouveauté dans l'histoire de la technique est ce moment particulier que nous vivons où des systèmes nous disent d'agir de telle manière plutôt que telle autre, soit de vivre le tournant injonctif du numérique. Il y a cependant différents niveaux injonctifs, depuis l'incitatif, qui concerne l'individu (Waze, le miroir comme le lit connecté...), impératif, qui concerne un secteur d'activité en commun, prescriptif, en médecine et enfin un niveau coercitif, à l’œuvre dans le monde du travail et le champ militaire, dont les entrepôts Amazon sont la pierre angulaire.
Mais quand bien même nous demeurerions au seul niveau incitatif généré par l'IA, il faut encore apercevoir le phénomène extraordinaire qui se produit, puisqu'au même moment, la machine parle. Se produit une conjonction historique formidable : la technique nous parlerait, comme les enceintes connectées nous dolby-surround déjà.
Se met en place, ainsi, un techno-libéralisme qui vise à interpréter en permanence le réel pour nous y conformer, via des capteurs, des téléphones... Voici venu le temps de la conquête du comportemental. L'IA a une capacité interprétative comme elle possède la capacité de rétroagir en fonction de cette interprétation, depuis notre réveil, dans la maison, où tout est à l'avenant – connecté –, comme bientôt dans la ville. L'objectif est qu'il n'y ait plus de rupture de faisceau dans la collecte des informations. Mais non pas du tout dans le but de surveiller les populations. Nous ne sommes plus dans ce type de questionnement duquel tout le monde se gausse en s'en inquiétant, avec cette propension victimaire. Il s'agit de collecter des informations nous concernant dans notre quotidien de la façon la plus étendue, au vu de l'interprétation de nos états physiques mais aussi physiologiques avec l'informatique émotionnelle. À terme, pour non plus simplement interpréter nos gestes mais aller au fond de notre psyché. L'objectif est de permettre à des systèmes d'IA de continuellement pouvoir nous dire comme nous accompagner mieux que nous le ferions prétendument nous-mêmes. S'exprime ainsi une manière d'arraisonner le monde, de s’en rendre maître et possesseur avec le désir de transformer des amalgames en idées claires et des grimaces en intentions objectives.
C'est ainsi qu'il faut comprendre les assistants personnels avec lesquels nous dialoguons pour, le cas échéant, nous proposer des offres, susciter en nous des demandes. Toute cette structure technologique a une visée économique. Elle supporte un nouveau moment dans l'histoire du libéralisme qui veut qu'il n'y ait plus d'espace vacant entre nous et les grands groupes de l'industrie de la donnée. Monétiser la connaissance de certains de nos comportements est sans doute la première visée. Mais la grève des scénaristes a mis à jour une deuxième visée : une vision du monde, notamment dans le secteur du travail, qui entend organiser de façon algorithmique, de la manière la plus optimisée, des séquences d'organisation de notre quotidien, en premier lieu des secteurs de notre organisation collective. L'IA est un formidable instrument visant à rationaliser, à mettre en place une organisation de la vie sans failles comme c'est un vecteur puissant d'installation d'une vision extrêmement utilitariste du monde et de la société. À plus ou moins brève échéance, elle promet la fin des scenarii, l'imposition d'un seul scénario. Exit le respect de la pluralité humaine, de l'autonomie de jugement, de la détermination en conscience de nos comportements. La fin du film.
Ce que révèle déjà politiquement la grève des scénaristes est l'inutilité de tous les comités d'éthique dont sont pourvus ces grands groupes, qui ne produisent rien, sauf à proposer de réguler. Mais parler de régulation, c'est-à-dire agir après coup pour tâcher de rectifier le tir quand le tir a déjà eu lieu, est déjà trop tard. Les scénaristes d'Hollywood l'ont bien compris : ils ont prévu à l'avance ce que tous les systèmes de prévoyance préfiguraient. Ils ont déprévu l'IA, en lui opposant un contre récit, parce que sinon quoi ?
L'IA, à l'horizon, c'est d'abord la mort de la culture, de notre part de créativité, ce à quoi n'ont pas voulu renoncer les scénaristes. Contre le promptisme généralisé, ils se sont soulevés. Sinon, ce serait renoncer à notre intelligence, notre conception de la vie, à ce qui fait flamme, ce point irréductible que l'on a en soi, lieu de dépliement pris en ses nombreux plis, si nombreux que les scénaristes n'auront jamais assez de cent vies pour y aboutir. La misérabilité comptable de nos vies l'aplatirait quand il faudrait continuer à le dérouler sans jamais espérer arriver à son terme.
L'objectif de l'IA, antiscénaristique au possible, est d'éradiquer l'erreur, c'est-à-dire la liberté, plus précisément, l'indétermination, qui fait le sel de nos vies, sauf à vouloir se programmer, se lisser le récit. C'est au contraire procéder par détermination. C'est mettre en place, via ChatGPT et ses épigones, la fin de l'indéfini. À la manière de ces algorithmes qui dans ce téléphone terminent nos phrases, du type : « Je viens...ce soir » ; « ...ce soir », soit de procéder à un ajout fait en fonction d'un calcul probabiliste, il s'agit d'éliminer l'impondérable. Le scénario ChatGPT consiste à mettre en place une langue neutre : morte, qui n'a strictement rien à voir avec le langage naturel, qui est le lot commun. Car quand nous parlons, lorsque nous écrivons, malgré le fait que notre phrase ait du sens, le mot d'après n'est jamais prédéfini. Nous ignorons tout à fait ce que nous allons dire dans la suite des mots. Nous ne nous enchaînons pas aux misérables combinaisons probabilistes de fil en aiguille. Par l'entremise de l'IA, c'est précisément l'après qu'il s'agit d'éliminer. Or, la mort des scénaristes serait autant la fin de l'architecte (construis-moi ma maison), de l'artiste (construis moi ma chanson, mon film, ma série, indexe moi sur écran, jusqu'à l'acteur qui deviendra prothétique), du romancier, du professeur, du médecin, du critique de cinéma... Leur grève était donc, aussi, notre grève.
L'IA, version scénaristique, c'est encore la mort des alternatives, cette puissance que porte en lui le scenario. Voilà l'enjeu, déterminant : le cinéma a encore la possibilité comme le pouvoir de proposer des scenarii alternatifs au monde non plus qui vient, mais qui est. Notre sort dépendrait ainsi d'une dizaine de milliers de personnes qui vivent aujourd'hui de l'IA, considérant que notre modèle est l'IA comme la logique de régulation. Ce serait la victoire du grand capital comme des démocraties de type libéralo-capitaliste. Quand Francis Fukuyama, en 1989, prend acte de l'effondrement du bloc soviétique pour prophétiser La fin de l'histoire, il ne se trompait finalement pas. Certes, pour lui, il s'agissait de prendre la mesure de la victoire des démocraties libérales. Mais cette victoire serait une défaite. Elle est la victoire de la fin de l'histoire, de toutes les histoires que l'IA voudrait avaler dans son génie : il n'y aurait plus d'autre histoire possible que celle installée par son logiciel algorithmique tant voulue par les démocraties libéralo-capitaliste, il n'est qu'à voir le président Macron et sa cohorte se plaindre du « retard » de la France en matière d'IA.
Mais « retard » sur quoi ? Sur la fin de l'homme ? Car la question comme la réponse à la question est mal posée quand le quidam se demande si les démocraties libérales sont menacées par l'IA, puisque ce sont elles qui en ont permis le développement. Tandis qu'un UE Act a été approuvé à l'échelle européenne, diligenté par l'ancien dirigeant d'un grand groupe de l'IA, Thierry Breton, un UE Act qui sera « pro-innovation et pro-business » en ayant simplement pour but d'évaluer une législation selon une échelle des risques, coût/avantage, il faudrait plutôt passer à une autre logique, toute désignée par la grève des acteurs et scénaristes, celle où l'on a la main, celle où l'on n'a pas la main. Les scénaristes, depuis Hollywood, depuis le haut lieu de la dépossession du final cut, ont pour leur part repris la main. La question du scenario est donc essentielle, non pas résiduelle. C'est la possibilité d'écrire autrement nos vies. Sinon, ce sera être assigné à résidence. N'être plus le spectateur que d'un seul film. Ce sera devenir le fanatique d'un seul récit, le prisonnier d'un seul livre. Il ne s'agira plus de lire ou de regarder, mais de réciter.
Mais ce serait se méprendre en considérant que cette grève était seulement tournée contre l'industrie de l'IA, qui aurait fait office de grand méchant loup dans ce conte pour enfants. Car les loups sont partout dans la bergerie, et d'abord parmi nous, spectateurs, citoyens de la république cinéma. Cette grève nous visait aussi. Au fond, l'IA, c'est autant l'expression de notre narcissisme. Cette volonté acharnée de tout ramener à hauteur de notre scénario de vie pour une génération du clic qui mériterait sa claque tant elle croit à ses clashs. Le responsable en serait l'individualisme libéral des années 90, selon le philosophe Eric Sadin, spécialiste de l'IA. Tandis que deux siècles auparavant, le projet de l'individualisme libéral avait aspiré à l'affranchissement des êtres, il se serait définitivement mué en un autre ethos : celui de la quête effrénée de la singularisation de soi dans l'unique visée de se démarquer de la masse, désormais envisagée comme l'avantage concurrentiel déterminant. Une soif de singularisation que tous les exploitants en IA auront su mettre à profit en exploitant cette névrose universelle de l'exposition de soi, permettant à chacun de s'autoglorifier en se mettant en récit, via les téléphones portables et autres applications en matière de réseaux sociaux. Cette quête de souveraineté personnelle, sans cesse en cours depuis lors, mettrait un terme à l'existence même d'un monde commun(1). Ce serait l'ère de l'individu tyran, qui exigerait des scenarii à sa juste démesure.
À l'encontre de ce quant-à-soi comme des grands groupes de l'IA, les scénaristes ont déscénarisé ce monde qui est, pour contre-scénarisé ce qui a manqué à tous les autres corps de métier. Contre la pression sur la décision humaine, soit dans le but d'inféoder à des logiques économiques, soit d'imposer une vision globale de la société afin d'éradiquer le moindre défaut, les scénaristes d'Hollywood ont mis en pratique leur script. Ils se sont organisés collectivement. Ils se sont mobilisés contre cette expertise des goûts et le formatage des séries/le formatage en série. Ils ont pris la mesure avant tous les autres du tournant intellectuel et créatif de l'IA : développer des scenarii. Ils n'ont donc pas attendu le régulateur de l'UE. Ils ont décidé de se mobiliser en nombre afin de faire jurisprudence pour des métiers qui créent de la socialité, de l'intelligence à la tâche. Résister, donc. Sinon, à quoi bon ce texte même, sauf à le suggérer par ChatGPT. À quoi bon l'exercice critique, quand un duo de Youtuber, Calmos, s'est « amusé » à formuler une analyse critique d'A.I par l'IA, dans une vidéo(2) qui, sans être alarmiste, tend à montrer que si l'IA peut assister le geste créatif, encore faudrait-il que les individus conservent leur esprit critique.
Par cette grève, les scénaristes comme les acteurs se sont montrés éminemment politiques. Politiques, au sens kantien du terme. Le Kant du « geste critique ». Le Kant qui répondait par cette lettre à un journal allemand : Qu'est-ce que les Lumières ?, dans une réplique toute lumineuse :
« Les lumières sont ce qui fait sortir l'homme de la minorité qu'il doit s'imputer à lui-même. La minorité consiste dans l'incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. »
S'il en était besoin, ce texte de Kant montre combien la grève des scénaristes d'Hollywood a des enjeux politiques évidents. Si chaque homme devrait pouvoir penser par lui-même, en cause, ce n'est pas l'incapacité de l'entendement qui l'empêcherait, ce serait plutôt « le manque de résolution et de courage », dit Kant, ce courage et cette résolution dont ont su faire preuve acteurs et scénaristes nord-américains. Mais comment faire pour en avoir ? Par l'exemplarité, dont témoigne la grève de mai 2023. En effet, Kant considère que les individus ont besoin d'exemple : cela fait les gens qui pensent par eux-mêmes. La grève des acteurs et scénaristes relève de ce modèle. Et c'est pourquoi, dit Kant, si on laisse un peuple s'exprimer – qui signifie liberté d'expression, liberté de la presse – , alors on verra des gens penser par eux-mêmes, ce qui, dans son mouvement spiralaire, emportera les autres.
Le geste critique de Kant est, à certains égards, une invitation faite au « spectateur » de voir ce qui se passe dans son esprit quand il produit un jugement moral, un jugement de connaissance. Et si en politique Kant était très prudent, qu'il faisait de l'obéissance au pouvoir politique une valeur morale, il créditait dans le même temps d'un pouvoir d'influence puissant ce qu'il nomme « le spectateur ». L'existence de ce spectateur est capitale au sens où il existe un public que Kant investit politiquement. C'est que chacun peut être mineur toute sa vie. L'état de minorité ne relève pas d'un âge légal. Puisque chacun peut être individuellement mineur toute sa vie, nécessité est alors faite d'avoir des exemples, de mettre en place une effervescence publique, soit d'être secoué dans ses habitudes, dans son incapacité à ne pas être dirigé par un autre. On pense trop souvent à l'aune de ce qu'ont dit les autres. On se place sous respiration artificielle quand on vit sous l'autorité de leur pensée, de sorte qu'on ne soit jamais majeur. Paradoxalement, penser par soi-même n'est cependant pas possible uniquement par le seul effet de sa volonté comme de sa force d'esprit qu'il s'agirait de commuter en action. Il faut d'abord le témoignage d'un public ayant été spectateur d'une effervescence au cours de laquelle des individus auront donné l'exemple, celui d'un « arrachement » qu'il a fallu produire pour penser par soi-même, qui ne peut provenir que d'un geste violent pour s'arracher aux préjugés, à la soumission, à l'aliénation des autres qui sont établis. Alors, c'est à ce moment-là, dans ce moment de grève à Hollywood que, selon Kant, quelque chose va se produire, possiblement qu'un esprit critique se répandra : étant témoin de l'exercice critique de la raison par les autres, les individus seront capables, à leur tour, de le reconduire. La grève des scénaristes devrait/pourrait enclencher une telle dynamique de la pensée autonome.
Dans l'un de ses cours, Foucault a commenté le sens du mot « critique » dans ce texte de Kant, le fait de penser par soi-même avec l'impulsion que peut donner la liberté d'expression et de la presse. Pour Foucault, « La tradition ne pose pas la question des conditions sous lesquelles la connaissance vraie était possible. C'est une tradition qui pose la question : qu'est-ce que c'est que l'actualité ? Quel est le champ actuel de nos expériences ? Quel est le champ actuel des expériences possibles ? Il ne s'agit pas là d'une analytique de la vérité. Il s'agirait de ce qu'on peut appeler une ontologie du présent, de l'actualité, de nous-mêmes (...) ». Kant aurait ainsi délivré une ontologie du présent, une ontologie de nous-mêmes, où il s'agirait « d'héroïser le présent » comme ont su si bien le faire acteurs et scénaristes lors de leur grève.
Cette dimension critique consiste alors en une inspection de l'histoire comme de notre présent : la critique entendue comme diagnostic, la critique comme réflexion sur ce que nous sommes devenus et deviendrons. Dans cette perspective éminemment foucaldienne, se trouve en effet des racines kantiennes. Les Lumières, c'est en effet le présent de l'époque de Kant, quand les Lumières, pour lui, c'est plutôt l'Aufklarüng, qui en allemand ne veut pas dire « lumière » mais « éclaircissement ». S'y exprime davantage l'idée d'un processus, un arrachement, la sortie de l'homme de cet état incapacitant alors que la « lumière » des Lumières serait davantage portée par le lointain, du moins qu'elle serait un aujourd'hui qui ferait signe vers demain. Les grévistes l'ont bien compris : kantiens, il n'est plus temps d'attendre ; c'est aujourd'hui que se passe demain, qui exige une rupture avec un certain nombre de dogmatismes comme l'époque promet pour seul horizon commun l'IA.
Contemporain de la Révolution française, à laquelle Kant est toujours demeuré attaché, malgré la Terreur qui viendra, la question de la sortie de l'état de minorité se pose donc dans le champ de l'histoire. Elle présente un certain caractère dramatique. Dans ce contexte de Terreur, en 1793, paraît d'ailleurs un autre texte de Kant, La religion dans les limites de la simple raison. Kant y note que le discours de tous les despotismes, de ceux qui veulent conserver les peuples dans l'état de minorité consiste à dire en permanence qu'un peuple n'est jamais assez mûr pour la liberté. Voilà ce que considère, in fine, les VRP de l'IA : penser à notre place pour n'être pas suffisamment assuré de notre liberté. Laisser un peuple en liberté, ce serait procéder comme avec l'enfant, mener ce peuple à sa perte en le laissant mener par la déraison. De toute nécessité, il faudrait au contraire le mettre sous tutelle, le placer en état de minorité : décider à sa place comme les IA nous feraient les scenarii que nous méritons.
La réponse de Kant est nette : pour qu'un peuple sache quoi faire de sa liberté, pour qu'il en ait un usage raisonnable, il faut le mettre en liberté. À quoi répond en écho la grève des scénaristes : il faut non pas seulement le mettre en liberté, mais l'y laisser. Ne pas abdiquer. Cette grève est donc un manifeste de survie où la liberté y est le moyen d'elle-même. Si elle est la fin : devenir autonome, mûr, c'est-à-dire majeur, dit Kant, le seul moyen d'y parvenir, cependant, est d'abord d'avoir été placé dans les conditions de l'exercice de la liberté, ce qui recouvre et retrouve quelque chose de très actuel dans la grève des scénaristes. Il faut user de sa raison sous tous les rapports dit Kant : il ne saurait y avoir de limites. Or, concéder à l'IA le soin de nos scenarii serait déjà se limiter. Le droit de le faire aide à le faire, dit Kant, soit de faire usage de sa raison en public : lui, partisan de l'ordre, intime l'ordre pratiquement de manifester. Car la liberté de s'exprimer publiquement permet de se laisser entraîner par ceux qui pensent déjà par eux-mêmes et ainsi favoriser la sortie de l'état de tutelle. Les grévistes ont pensé par eux-mêmes. Ils ont montré la voie de sortie afin de penser enfin par soi-même. Ils ont refusé l'hétéronomie comme le fait d'être guidé par un autre, diktat des IA, ce que Kant nomme le préjugé, quand le jugement ne trouve pas en lui-même sa propre norme, quand il se subordonne à un jugement externe. Quand il se saborde.
La grève des scénaristes nous apprend qu'il serait temps, non pas simplement de penser par nous-mêmes, mais de nous enjoindre à continuer de le faire. Il y a dès lors un lien à établir entre la liberté de penser et l'affranchissement politique qui se joue avec l'IA. Au paragraphe 40 de La critique de la Faculté de Juger, Kant propose ainsi trois maximes de la pensée toutes corrélées à des régimes politiques spécifiques.
On y trouve chez lui un sens très net à faire entre le sens technique de la critique (qui fait, chez Kant, son autocritique en interne dans ses trois Critiques : raison pure, raison pratique, faculté de juger) et son sens politique. Dans La critique de la Faculté de Juger, il utilise ainsi une métaphore politique. Il assimile le dogmatisme de la raison (qui croit tout savoir, que Kant rejette) à un despotisme, le scepticisme (qui ne sait plus rien, que Kant honnit) à une forme d'anarchie, et la critique (qui ne sachant pas tout ne renonce pas à tout savoir, y compris de la métaphysique, dont Kant fait la promotion) à une république. La métaphore politique est nommée pour identifier chez Kant les différents états de la raison. La grève des scénaristes serait ainsi le moment critique où se joue notre sort en commun. Notre moment république, tout autant foucaldien, que les scénaristes veulent rendre à notre grâce avant que nous connaissions la disgrâce, le Foucault de Qu'est-ce que la critique ?, qui écrit : « La critique, ce sera l'art de l'inservitude volontaire, celui de l'indocilité réfléchie, le désassujettisement dans le jeu de ce que l'on pourrait appeler la politique de la vérité ».
Faudrait-il donc laisser faire, parce que finalement La Boétie aurait eu raison : les hommes auraient besoin de maîtres autant que d'être asservis, ce qui, pour lui, demeurait une énigme pour croire que la liberté nous définirait ? L'IA l'aurait rassuré : ce ne serait pas tant la liberté qui nous caractériserait que notre besoin de sécurité, auquel nous serions prêts de concéder nos témérités, nos indéterminations, nos polissonneries, l'irrévérence faite à notre condition d'être fini.
Le cinéma est le lieu de tous nos élans. Il nous fait voir la vie en grand, ses aspects les moins dociles, les plus terribles. Il surdimensionne les existences. C'est à une politique de résistance que nous enjoint la grève des scénaristes pour être à la hauteur de cet écran afin de ne pas céder sur notre part de créativité : laisser intacte la quête du mot introuvable, le désespoir devant l’idée perdue, la hantise de l’inertie. Il faut avoir la capacité de protéger tous les murmures d’une pensée qui se cherche pour ne pas finir dans une histoire de fantômes. À la manière du monde, demeurer un éternel brouillon. Buvarder, déborder du cadre. Demeurer noueux en notre centre, parce que rien, jamais, ne nous redressera : « Nous sommes nés dans le bois courbe », dit Kant, et depuis, nous n'avons jamais cessé de nous en raconter l'histoire.
En vouloir la résolution, annoncerait la tragédie grandiose du volontarisme au pouvoir. Ce serait, pour les individus, avoir renoncé : choisir de ne plus supporter la confrontation avec la richesse de la société, préférer l'étouffement de crainte d'être balayé. Se défausser sur l'IA, éliminerait le monde, nous réfugierait dans l’espace raréfié et abstrait de toutes les formes d'identité, où certains rêvent sans doute de pouvoir se déployer sans risque, mais où chacun mourait d’inanition, comme celui qui jeûnerait de crainte d’être empoisonné : craignant de perdre son moi dans la labilité de la métamorphose, ce choix nous délimiterait et nous circonscrirait. Il nous entourerait de murs. Cette défense serait une autodestruction, comme la muraille de Chine qui, selon Canetti, finit par étouffer entre ses pierres l’empire qu’elle voulait défendre des barbares, qui est finalement absorbé par la muraille, enseveli sous la muraille, réduit à n’être que muraille. Voici donc le scénario promis : non plus celui de l'homme mûr, selon Kant, mais d'un homme qui aurait perdu ses muscles, aliéné sa souveraineté inventive, kapo au service de l'immatérialité le dématérialisant, un emmuré vivant. Ce serait la fin de son histoire, et non plus le gage d’une continuité épuisante, périlleuse sans doute, et aléatoire, mais infiniment riche : liberté de commencer et de recommencer à tout moment, liberté de décider, que la chose faite ne sera jamais terminée. En somme, abdiquer l'invitation à aller toujours plus loin, à réinventer sans trêve une vérité qui se dérobe, pour nous tenir ensemble par le seul mouvement du devenir d'un train entrant en gare de La Ciotat qui, un jour, a fait cinéma, image après image, qui fait notre condition, précaire, fragile, qui nous fait tomber en avant, comme le cycliste, par quoi nous tenons pourtant debout pour nous sauver du néant à chaque instant.
Notes