« La Fiancée du Pirate » : Sorcellerie, Puissance et devenir-femme
Avec « La Fiancée du Pirate », Nelly Kaplan appelle à l’expression d’une imagination en puissance, plutôt qu’à l’institution de l’imaginaire au pouvoir. C'est de sorcellerie qu'il s'agit avec Marie, l'anti-héroïne du film interprétée par Bernadette Lafont : déchaîner les « forces paniques de la nature ».
La Fiancée du Pirate, un film de Nelly Kaplan (1969)
De 1959 à 1960, Nelly Kaplan publie une série de nouvelles sous le pseudonyme de Belen(1) : La Géométrie dans les Spasmes, Délivrez-nous du Mâle et La Reine des Sabbats(2). L'auteur y met le monde et le langage sens dessus dessous, à danser sur toutes les instabilités grevant la langue française, là où « la plus petite intervention sur un mot suffit à dérouter la lecture qui s'enrichit d'une double ou triple signification. »(3) Tout cela n'aurait été que jeux de mots si les permutations infinies n'étaient l'expression d'un mode de vie, celui de l'androgyne qui point à l'horizon de tout le travail de Kaplan. « Ni, ni » pourrait être la formule magique négative de l'androgyne : réclamer une création ni femme ni homme, et faire tomber les limites et les dichotomies sur lesquelles reposent les pouvoirs. Une androgynie préludant la liberté retrouvée, dépassant la stricte problématique sexuelle au profit d'une double négation généralisée : ni homme ni animal ; ni minérale ni végétale ; ni dieu ni mortel. Car rien n'est plus étranger à l'affirmation de l'androgynie que les « -ismes » de toute nature. Ceux-ci ne sont qu'autant de manières de planter – encore ! – un drapeau ; et quand il y a un drapeau, il y a encore la guerre(4). Même le féminisme, qui ne saura jamais trop comment recevoir La Fiancée du Pirate ou les nombreuses créatures étranges – certes souvent d'apparence femelle – qui peuplent l'œuvre de Nelly Kaplan, n'est pas soluble avec l'androgynie kaplanienne. Et lorsque celui-là se fait aussi bigot et étroit que le plus clivant des phallocrates, lorsque les femmes menacent de n'être à la fin que des hommes comme les autres, à monter des « festivals de films de femmes », Nelly Kaplan se lance dans une diatribe aussi drôle qu'acerbe(5). Pas féministe pour un sou donc, mais assurée de ne pas avoir écrit ou réalisé d'œuvre misogyne pour autant(6), Kaplan invoque, avec l'androgyne, le devenir-femme de celles qui étaient captives de l'étalon homme-blanc, adulte, hétérosexuel : la prostituée de La fiancée du Pirate (1969) qui fait trembler le pouvoir de l'homme blanc, la femme-cartoon qui fait sortir de ses gonds l'adulte et son esprit de sérieux dans Papa les p'tis bateaux (1971), l'androgyne qui fait vaciller l'hétérosexualité dans le Réservoir des Sens (1966). Partout, des anti-héroïnes qui déchaînent les puissances logées dans différents devenir-femme, qui inventent des chemins de traverse comme autant de moyens de s'émanciper et de résister du cœur même des pouvoirs dont elles se jouent(7), bien plus que l'exaltation d'une quelconque « nature féminine », l'autre nom des chaînes. Avec les mots du poète André Pieyre de Mandiargues invoquant une nature sans prédicat, que Claude Makovski, le scénariste, producteur et ami de Nelly Kaplan, reprendra en 2004 pour dire ce que La Fiancée du Pirate tente d'approcher : « Le pouvoir féminin, qui se distingue des nostalgies de l’éternel féminin en ce qu’il est un soulèvement révolutionnaire appuyé par les forces paniques de la nature, voilà la suggestion de Belen pour achever de détruire le vieil ordre sordide sous lequel le monde entier étouffe. »(8). C'est de sorcellerie qu'il s'agira avec le devenir-femme de Marie, l'anti-héroïne de La Fiancée du Pirate : déchaîner les « forces paniques de la nature » avec celle qui ne restera que promesse.
Le Diable au corps : Sorcières de tous pays…
Parmi les innombrables existences singulières qui, dans l'histoire, ont porté de gré ou de force l'étiquette de « sorcière », nous pouvons en distinguer trois types : « celle qui pratique la sorcellerie, celle qui est qualifiée de sorcière (par le judiciaire, les institutions religieuses ou I'opinion publique) et celle qui s'autoproclame sorcière sans pour autant pratiquer la sorcellerie »(9). Marie, la jeune femme interprétée par Bernadette Lafont dans La Fiancée du Pirate, partage avec ces femmes sacrifiées sur les bûchers de l'Humanisme Renaissant le second type d'étiquette, celle qu'on vous colle sur le dos. Si la Renaissance a écrit la sorcière – la figeant pour des siècles dans le « portrait officiel » publié en 1486, à Strasbourg, par deux dominicains allemands, Jacob Sprenger et Heinrich Kramer, sous le titre de Malleus Maleficarum(10) – La Fiancée du Pirate rend aux portraitistes ce qui leur appartient : le désir du Pouvoir. Non pas le désir d'un pouvoir qui ne serait pas encore détenu, mais bien l'économie désirante qui anime le Pouvoir et ses institutions. Grands ou petits états, qui ne sont jamais que les formes plus ou moins étendues de ce qui tend à se reproduire, aiment à se travestir pour ne pas (se) dévoiler qu'ils sont par essence sur le déclin. L'un des plus vieux tours de passe-passe auxquels recourent donc les Pouvoirs consiste à prêter à un corps tiers, insoluble dans l'état, ses propres fantaisies. Il s'agit de dédouaner le Pouvoir de son propre désir, de l'absoudre par quelque pseudo-légitimité, car l'état ne saurait voir ce désir à l'œuvre de trop près, sous peine de ne plus pouvoir se reconnaître, ni d'être reconnu par les siens. Et de perdre autorité et légitimité par la même occasion, puisque toute cette bonne gouvernance et cette pseudo-légitimité sonnent faux à l'épreuve du désir. Sous la plume de Jacob Sprenger et Heinrich Kramer, le désir fut appelé « diable » avant d'être mis, bien souvent par-derrière (n'était-ce pas là une confession à peine voilée ?), au corps des femmes : « À bien des égards, on peut dire que le Malleus est un traité des faiblesses du corps, une dénonciation forcenée des plaisirs sexuels des prétendues sorcières, lesquels ne font que mettre en évidence les plaisirs de la femme en général. Mais, plus précisément encore, le Malleus met à nu les fantaisies érotiques des hommes qui en sont les auteurs. »(11)
Des siècles plus tard, le corps de Marie, une jolie jeune femme à laquelle Bernadette Lafont prête sa sensualité, portera les marques du diable. Il envoie bien des signes qui furent interprétés à charge dans les procès de sorcellerie instruits par les inquisiteurs : beauté surnaturelle, sensualité affolante, vie esseulée en marge de la communauté, compagnonnage étrange d'un animal diabolique. Elle est trop belle dans un monde trop laid, sa beauté est une insulte aux femmes de Tellier, et l'on trouve bien que quelque chose cloche lorsque nous la voyons courir maladroitement dans cette boue – que l'on parle « au propre » de cette boue omniprésente dès les premiers plans, ou que l'on en parle au figuré pour évoquer les habitants du village qui ne sont que mauvaise foi, semblant de dignité, lâcheté face à leur propre désir – qui ne lui ressemble pas : « Marie fait l'effet d'une émeute »(12). Elle affole les sens des hommes, et c'est par un plan offrant une vue par-derrière, dévoilant sa petite culotte et son corps à genoux en train de tenter de laver la crasse d'un sol pouilleux, que notre désir la surprend : les premiers plans mettent en scène l'œil qui prend et consomme, celui du vieillard impotent, qui s'affole d'autant plus qu'il ne pourra jamais l'obtenir, ainsi que celui de Julien, le garçon de ferme, qui dans la vigueur de l'âge joint l'action au regard. Double regard et prise, par-derrière, à nouveau !, qui nous rappelle, non sans humour, le Malleus et ce diable mis au corps des femmes par le regard du Pouvoir, ce dernier reposa-t-il seulement sur la force la plus brute. Sauf que cette fois le diable montre son vrai visage : c'est un imbécile soumis à des instincts primaires, moins digne qu'une bête comme Marie le lui dira lors d'une scène pendant laquelle il tente d'user de sa force pour la violer, qui sur-prend le corps de la jeune femme, par-derrière.
Encore faut-il ajouter à la beauté et la sensualité affolante des marques plus « folkloriques » pour compléter le portrait de cette sorcière moderne. Marie vit seule depuis le décès de sa mère, comme ces prétendues sorcières d'autrefois qui, loin du compagnonnage des hommes, conspirent à on-ne-sait-quel tour. Solitude, du moins, dans le regard de l'anthropocentrique qui n'éprouve de compagnie qu'humaine. Car Marie vit en réalité avec un bouc qu'elle chérit par-dessus tout : l'animal est le seul à la comprendre, dit-elle, pas loin de l'embrasser avec amour. Sur cet animal ambivalent, qui pourrait lui-même valoir comme métaphore de la sorcière tant il a avec elle de traits communs, « l'Occident judéo-chrétien a projeté (…) le diable en personne, représentant ce dernier comme un homme portant une barbiche, des cornes et des sabots, caractérisant le désir charnel et la magie noire »(13), tandis que la culture de la Grèce Antique, ainsi que le rappelle Makovski, le consacrait à Aphrodite en le faisant intervenir dans « un rite d'assimilation aux forces reproductrices de la nature, au puissant élan d'amour de la vie »(14). De tous ces signes, celui du bouc nous semble avoir le plus d'importance si l'on veut soutenir l'analogie de Marie et des sorcières, comprises strictement comme corps sacrifiés sur l'autel du désir du Pouvoir, proposée par Kaplan et Makovski(15). La sorcière comme bouc émissaire, celui du Lévitique, évoqué lors d'une scène pendant laquelle l'animal se fait abattre d'un coup de chevrotine : « Et le bouc portera sur lui toutes les iniquités dans une terre inhabitée ; et [l'homme] laissera aller le bouc dans le désert. »(16) Il en va du corps du bouc émissaire comme de celui de la chèvre de Picasso, des sorcières de la Renaissance ou de Marie : « Dépotoir institutionnel »(17), fait de bric et de brocs, de lambeaux de civilisation, de mille résidus déposés par les désirs de ceux qui le regardent.
Prostitution et vérité
Après la mort de sa mère, renversée par un chauffard, dont le corps lui sera livré par les instances du micro-pouvoir pesant sur le village de Tellier (pêle-mêle : Le Duc, le pharmacien et l'abbé qui accourt dès que mort il y a, interprétés respectivement par Julien Guiomar, Jean Parédès et Pascal Mazzotti), Marie les congédiera toutes. Elle refuse à l'institution de s'arroger le moindre droit sur la mort de sa mère : il n'y aura ni enterrement, ni bons mots en terre chrétienne. Le corps de la mère dérobé à jamais aux Pouvoirs locaux, Marie lui offre une messe païenne faite d'ivrognerie et d'un enterrement en pleine terre à un emplacement déterminé par un nombre précis de pas. D'une règle institutionnelle arbitraire à une autre, elle décide résolument ce jour-là d'en finir avec la soumission aux Pouvoirs : elle les subvertira par la prostitution. Expression la plus littérale du corps-palimpseste de la sorcière(18), corps sur lequel s'écrivent les désirs des tiers, la prostitution permettra à Marie d'épingler le bric et le broc de la civilisation et du désir sur les murs d'une bicoque de forêt faite chambre de passe et intérieur de catalogue bourgeois. En juxtaposant jusqu'au grotesque les signes du Pouvoir et de ses ennemis, à jouer à la femme d'intérieur qui en époussette avec soin les moindres recoins, les faux-semblant de l'« ordre intérieur » et de la dignité des habitants de Tellier laissent affleurer les désordres du désir : collection de montres, intérieur aussi coquet qu'absurde, objets de consommation tous épinglés comme dans un nouveau dépotoir institutionnel dont la sorcière et prostituée se ferait la dépositaire. De l'intérieur bourgeois au bordel, il n'y a plus qu'un pas. L'entame du film laissait déjà entendre la métamorphose à venir : Tellier n'existe sur aucune carte de France. Village aussi crasseux qu'imaginaire, exhibant à la fois une France rurale et profonde, il repose sur les lois de communauté. Le maire craint l'intervention de la police, l'abbé celle du clergé(19), et rappelle le nom de la maîtresse de maison close d'une nouvelle de Maupassant(20). Tellier, ou le court-circuit d'un documentaire rustique et d'un imaginaire littéraire, qui fait du village un bordel où s'opèreront toutes les transmutations du haut et du bas, de la dignité humaine et de la boue, des faux-semblants et du désir.
En plus de cette petite exhibition à laquelle n'accèdent que les clients de la prostituée, et les spectateurs que nous sommes, Marie fera descendre la vérité révélée sur la paroisse de Tellier. À la différence des sorcières de la Renaissance, Marie pourra s'appuyer sur un corps-enregistreur pour rendre au récit l'origine du désir. C'est que, si les doctes d'alors possédaient le savoir et l'écriture pour consigner une vérité manipulée qu'ils extorquaient à des femmes torturées, et la plupart du temps peu formées aux joutes verbales, Marie, en femme moderne, bénéficie du meilleur allié qui soit afin de rendre au bourreau la misère de son récit désirant : le magnétophone. Acheté dans un autre bric-à-brac moderne, supermarché de province mélangeant vêtements, appareils électroniques et nourriture, il permettra à Marie de conserver l'une des expressions du désir des clients : sa parole. Si les villageois peuvent toujours attendre la voix du Seigneur et la révélation de la Vérité, Marie leur livrera une vérité qui en dit long sur le Pouvoir et l'œil du mâle. Tombant d'en haut, comme il se doit, la voix d'une vérité qui vaut exactement ce qu'elle vaut, à savoir les tripes du désir du Pouvoir, sort d'un magnétophone perché sur le linteau de l'Église. Il crachote ce que racontent les hommes de pouvoir lorsqu'ils parlent à partir du désir malheureux qu'ils ne sauraient exhiber en plein jour, du désir qu'ils ne sauraient s'attribuer à eux-mêmes.
Le Dieu n'est donc plus qu'une machine à répéter la bassesse de ce monde, et la parole qui tombe du ciel n'est plus que celle des médiocres de Tellier. Ils s'entendent eux-mêmes comme un autre. Expérience souvent désagréable à celui qui n'a jamais entendu sa voix, que chacun aura pu vivre au moins une fois dans notre société fourmillant de machines enregistreuses, ne se reconnaissant pas. Et les médiocres de Tellier ont bien des raisons de ne pas s'y reconnaître. Car c'est ce qu'ils appellent « le diable » qui parle à travers leur voix, le diable qu'ils ont au corps, cette partie d'eux-mêmes qu'ils ne sauraient entendre alors même qu'ils ne sont que crasse et faux-semblants. Le pharmacien, l'air hagard, dira même que Marie ment, alors que c'est bien sa voix qui résonne entre les murs de la sacro-sainte Église. C'est leur voix qui parle, mais ça ne peut être eux, et l'on croirait presque effectivement qu'il leur est impossible de reconnaître ce diable qui est en eux et qu'ils déposaient volontiers sur le corps de la sorcière. La sorcellerie de Marie, assistée de ses machines enregistreuses, produit à la fin ce que le christianisme appelait dans la foi : la vérité révélée. Mais il n'y a plus de vérité que de désir, et des luttes entre les Pouvoirs qui les travestissent et pervertissent, et les puissances qui s'y expriment en contrebande. Marie, la putain, c'est le révélateur qui substitue à l'ordre intérieur de Tellier, reposant sur l'hypocrisie d'un Pouvoir qui avance masqué, un monde qui s'accorde au désir.
Danse avec le Pouvoir : de la puissance
La prostituée survit sans produire, louant son corps à tous ceux qui pourront se l'offrir. Cette forme de vie non-productive fut historiquement reprochée aux juifs (réduits à l'usurier), aux prostitués ou encore aux capitalistes. Pêcheur impardonnable, aujourd'hui comme hier, celui qui survit sans produire est un vampire : il se nourrit du sang des vivants, il gaspille les forces productives. Marie, prostituée et pirate, gaspille deux fois plutôt qu'une : en détournant la sexualité de la procréation et, pêché des pêchés, en détournant même le forfait de ce détournement – soit les biens et les modestes richesses des habitants de Tellier – de tout usage mesuré et raisonnable. Le désir, le sperme et les biens gaspillés dans l'antre de la prostituée finiront sur le bûcher : tous aussi inutiles les uns que les autres. La prostituée se balance entre tous les désirs, comme le fait entendre la voix de Barbara qui résonne à chaque passe dans la chambre de Marie, et, à la fin, s'en balance(21). Productivité anarchisante de l'imagination, assurément, qui renverse tous les Pouvoirs et ne jure que par la puissance (« les forces paniques de la nature »). Car, qu'est-ce que le Pouvoir, à la fin, si ce n'est une puissance qui s'est reniée dans les institutions ? Et qu'est-ce que l'imaginaire, si ce n'est une imagination qui s'est laissée endormir par les formes ? La sorcière ne peut avoir que de faux-amis, car elle est, précisément, toute-puissance : « Nous nous garderons bien de réifier la sorcière, d'en faire une héroïne, un modèle - fût-il contestataire. Elle restera ici un horizon, un devenir, adjectif plutôt que nom, féminin mais définitivement singulier. Une méthode pour disparaître avant d'être pris, mais aussi pour surgir sans annonce et faire retour. Le devenir sorcière comme signe d'une histoire secrète qui revient, d'un envoûtement de l'histoire, une hantologie. »(22) Avec La Fiancée du Pirate, comme dans toute son œuvre, Nelly Kaplan n'appellera jamais qu'à l'expression d'une imagination en puissance, plutôt qu'à l'institution de l'imaginaire au pouvoir(23).
Une autre anti-héroïne toute-puissante...
- Isabelle Huppert dans Elle de Paul Verhoeven : Sébastien Barbion, « Elle, Pronom impersonnel » dans Le Rayon Vert, 25 octobre 2016.
Notes