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Raimu dans La Femme du boulanger de Marcel Pagnol.
Rayon vert

« La Femme du boulanger » de Marcel Pagnol : Le fournil d'enfer du discours

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le four banal de la conflictualité locale requiert un boulanger pour en pétrir la pâte avant de la faire cuire, et faire ainsi levain de toutes les bonnes pâtes qui ont fini par rassir dans son pétrin. Ce qui en sortira pourtant, crûment, c'est non seulement la question sexuelle et sa répression, c'est encore son traitement social afin que la collectivité en tire son profit. Car manger du pain du boulanger, c'est en goûter la cruauté. La boulange à la manière de Marcel Pagnol ne craint pas de mettre la main dans le pétrin de la répression des sexualités dominées. Pour son artisan, gagner son pain à la sueur de son front, c'est aussi prendre en considération que la sudation descend jusque dans le creux le plus intime de son pantalon. Si le discours est le pain blanc de qui en a besoin pour parer à la crise mimétique, la pâte à pain de certains discours est aussi plus grumeleuse, plus cruelle et crue que d'autres, farcie des rappels à l'ordre des prisons conjugales, ces rasoirs qui font verser des larmes de honte. Le pain bénit du discours a ses béni-oui-oui comme il a ses victimes émissaires, avec pour les uns ses foyers d'attention et de consécration quand, pour les autres, il vaut rien moins que d'infernal fournil.

Le four banal des conflits

Au commencement, tout n'est que conflit dans La Femme du boulanger. C'est le forgeron Pétugue (Julien Maffre) qui préfère interpeller l'instituteur afin de lui demander de prévenir le buraliste Casimir (Paul Dullac) qu'un chien mort pourrit dans son puits plutôt que de le faire lui-même depuis que les oppose un obscur différend remontant à plusieurs générations. Mais c'est également l'instituteur lui-même (Robert Bassac) qui est alpagué par le curé (Robert Vattier) parce que ses ouailles l'ont prévenu que le cours d'histoire consacré à Jeanne d'Arc relativiserait les fameuses voix divines entendues par la pucelle d'Orléans. C'est encore Antonin (Charles Blavette) qui houspille Barnabé (Marcel Maupi, envisagé d'ailleurs un temps pour interpréter le personnage du boulanger) dans un conflit prenant pour argument les ormeaux dans le jardin du second qui feraient de l'ombre aux épinards dans celui du premier (on se rappellera l'affrontement des deux paysans de Jofroi en 1934 d'après Jean Giono).

Qu'il s'agisse donc de l'héritage symbolique d'un honneur familial et de sa prolongation intergénérationnelle, d'une querelle idéologique caractéristique de la IIIème République entre le représentant de l'État laïc et celui de l'Église catholique ou bien encore d'une guerre entre voisins, nous aurions affaire aux manifestations ordinaires de ces petites oppositions qui font tout le pittoresque d'une collectivité peuplée de personnages truculents et dont les mentalités identifieraient pour le reste de la France (et du monde) des manières de vivre et parler typiquement méridionales.

Ces micro-rivalités intestines matelassant d'épines le quotidien d'un petit village provençal imaginé par Marcel Pagnol au Castellet (près de Bandol dans le Var) à partir d'un récit intitulé « Le boulanger, le berger, Aurélie » extrait du recueil Jean Le Bleu (1932) de Jean Giono pourraient servir à instruire l'existence d'une rivalité mimétique débouchant possiblement sur une « crise du Degré » ou « crise mimétique » susceptible d'emporter, telle une lame de fond, « l'ordre différentiel sur la préservation duquel reposent non seulement la stabilité, mais l'existence même des systèmes culturels »(1). Dès lors que tout un chacun est en effet l'adversaire potentiel de tout autre en fonction de vieilles histoires familiales, d'intérêts matériels divergents ou d'affiliation idéologique antagonique, la série de toutes les petites différences socialement constitutives de la particularité des membres d'une communauté risque bien de s'abolir en effet dans une dynamique d'indifférenciation généralisée et chaotique en regard de quoi ne sauraient se soustraire même les plus distingués.

Ainsi, le marquis Castan de Vennelles (Fernand Charpin) semblerait lui-même ne pas devoir échapper aux ondes déflagrantes promises par une possible « passion rivalitaire » (René Girard). Le curé s'enquiert en effet auprès de lui des rumeurs concernant les trois « nièces » que l'aristocrate entretiendrait dans sa ferme à l'écart du village, alors que la bigoterie a poussé certaines vieilles filles à un célibat de longue durée dont elles escomptent bien, ainsi que la morale le leur aura appris, qu'il paie un jour ou l'autre sous la forme d'un beau mariage. L'autorité symbolique rayonnant grâce aux titres distinguant le nobliau local est par ailleurs relativement compromise aussi par un déclassement matériel qui s'énonce de manière croustillante comme suit : la ferme jouirait en effet d'être « castellisée » du fait du statut social de son propriétaire qui alors aurait tout intérêt à faire diversion afin que sa situation soit oubliée au bénéfice d'une autre qui focaliserait tous les regards.

Et puis arrive au village celui dont le travail est censé apaiser les griefs symptomatiques d'un feu conflictuel larvaire : c'est le boulanger Aimable Castagnet (Raimu, que Marcel Pagnol avait dû alors prier pour qu'il interprète l'un des plus grands rôles de sa carrière). Celui dont le savoir-faire pourrait provisoirement calmer les ardeurs passionnels des individus en proie à l'aiguillon d'une rivalité mimétique démultipliée est le maître généreux d'un four dont le feu ferait lever la pâte pouvant contenter les estomacs des rivaux aux esprits enflammés. Le boulanger sympathique connaît par ailleurs aussi l'importance stratégique de l'économie symbolique qui redouble en ces lieux l'économie marchande(2). En vertu de celle-ci, les arrangements avec le client, de préférence à l'application sans discussion de la règle des échanges monétaires, aident à renforcer la légitimité de celui qui, alors qu'il est en train de s'installer, est d'abord un étranger. Car pourrait s'opérer sur lui, comme ce sera le cas avec le bossu Jean Cadoret, frère de Florette, dans Manon des sources (1952) mais, déjà auparavant, du surveillant au visage monstrueux de Merlusse (1932), la cristallisation tragique l'identifiant pour la collectivité à la figure « réconciliatrice » de la « victime émissaire »(3).

Le four banal de la conflictualité locale a donc besoin d'un boulanger pour en pétrir la pâte avant de la faire cuire, et faire ainsi levain de toutes les bonnes pâtes qui ont fini par rassir dans son pétrin.

L'attraction et la fuite pour la survie

Le nouveau venu est également accompagné de sa compagne, Aurélie (Ginette Leclerc en remplacement de l'actrice hollywoodienne Joan Crawford qui avait été initialement contacté pour le rôle). La femme est puissamment désirable, avec ses cheveux d'ébène et sa bouche charnue. Sa jeunesse et sa beauté pourraient induire aussi que les logiques rivalitaires se déplacent sur le front d'un clivage sexuel, préalablement dessiné par les licences implicitement accordées au marquis. Ce clivage sépare et distingue les femmes plus longtemps installées de l'arrivante dont la charge érotique pourrait menacer un équilibre communautaire dont le socle exige la paix des ménages.

On pourrait trouver aujourd'hui bien excessive la séquence du berger qui, travaillant pour le marquis, vient récupérer les pains commandés par son maître et glissés dans son sac par la boulangère qui en profite pour se coller à son torse. Ses cheveux lui chatouillent alors le nez comme si elle voulait que leur odeur enivrante envoûtasse son esprit. La séduction quasi-animale est incarnée de façon physique, par l'ancien maître-nageur et moniteur sportif Charles Moulin dans le rôle du berger Dominique et l'ancienne modèle de cartes postales érotiques, Geneviève Lucie Menut, plus connue sous le pseudonyme de Ginette Leclerc. Et si la scène fonctionne, c'est en branchant un érotisme rustre qui témoigne de leur attraction irrésistible sur la reconnaissance, spontanée et réciproque, de deux servitudes en miroir : celle d'un homme au service quasi-féodal de l'aristocrate du coin et celle d'une femme soumise à l'ordre patriarcal que personnifie son mari.

L'attraction des futurs amants résulterait ainsi d'un réflexe de survie. L'abandon mutuel à un même désir sexuel engage en effet la possibilité d'une émancipation dans la jouissance, arrachée à l'inertie exercée par les vieilles structures de pouvoir, qui sont de domination et d'oppression, et qui toutes deux s'incarnent en particulier dans deux personnages masculins, le marquis et le boulanger. C'est qu'il est directement question, dans La Femme du boulanger, de la mise en berne de la sexualité des sujets captifs du patriarcat dans ses formes et expressions socialement différenciées. D'un côté, on a le marquis qui peut s'amuser avec ses « nièces » dans sa demeure, sans guère plus écoper que des états d'âme du curé rapportant les rumeurs du village. Et c'est, de l'autre, le boulanger, un homme plus âgé que sa compagne et dont la grosse tache blanche barrant la braguette de son pantalon donnerait l'indice d'un désœuvrement sexuel pas loin d'être dégoûtant. Ainsi, lorsque le couple se met au lit, la femme s'endort immédiatement tandis que son mari continue de jacter, comme si elle voulait éviter de devoir répondre aux obligations d'un devoir conjugal dont la corvée la répugnerait. Pour le boulanger, s'abandonner à laisser s'écouler le flux grumeleux d'une parole intarissable et s'y enivrer, c'est aussi pour ne pas avoir à poser les yeux sur cette triste réalité logée au cœur de son lit.

La boulange à la manière de Marcel Pagnol tient ainsi à mettre les mains dans le pétrin de la répression des sexualités dominées. Pour son artisan, gagner son pain à la sueur de son front, c'est aussi prendre en considération que la sudation descend dans le creux le plus intime de son pantalon.

Plus tard, le boulanger se plaindra significativement qu'après six ans de mariage, aucun enfant ne vienne consacrer leur union commune, quand par ailleurs règne chez Marcel Pagnol les filles-mères, dans Fanny (1932) réalisé par Marc Allégret, Angèle (1934) et La Fille du puisatier (1940). Pas assez sûr de son autorité patriarcale pour obliger brutalement sa compagne aux rapports sexuels convenus par le cadre marital, le boulanger lui-même s'adonnerait peut-être dans son coin à la masturbation dont la métaphore sensuelle du pain pétri avant de passer au four pour gonfler sera, quasiment soixante ans plus tard, littéralement filmée par Claire Denis dans Nénette et Boni (1996).

Raimu dans La Femme du boulanger de Marcel Pagnol.
© Carlotta Films

La décision de la boulangère de s'enfuir avec le berger pourrait alors déterminer l'identification du boulanger avec la figure de la victime pathétique, et suffisamment particularisée pour contenir symboliquement la crise mimétique latente. En effet, les femmes se gaussent ensemble de la cécité d'un homme incapable d'avoir reconnu le vice chez sa compagne. Les hommes s'amusent ensemble des cornes du cocu qu'heureusement ils ne sont pas. De son côté, le marquis peste sur le fait que son berger a emmené dans sa fuite adultérine son cheval Scipion. Du sien, le curé profite de la situation pour en tirer une messe spéciale qui battra le rappel à ses ouailles qu'elles ne doivent pas se tromper de berger en confondant la fidélité des pécheurs envers le Christ avec la tentation de la chair.

Il faudrait d'ailleurs signaler ici à quel point l'aiguillon des passions rivalitaires et mimétiques qui titille une bonne partie des personnages dans l'œuvre de Marcel Pagnol aura été effilée jusqu'à envenimer sa relation avec Jean Giono. Leur rencontre en 1932 avait pourtant été décisive dans la décision du premier de passer à la réalisation cinématographique. La Femme du boulanger vient en effet clore une passe de quatre films adaptés de l'écrivain originaire de Manosque : Jofroi d'après Jofroi de la Maussan, Angèle d'après Un de Baumugnes, Regain (1937) d'après un roman éponyme de 1930. L'écrivain lui-même a livré sa propre version théâtrale de La Femme du boulanger en 1943(4). De l'écrivain et du cinéaste, qui est le boulanger et qui est le berger avec qui s'enfuit la boulangère ? La Femme du boulanger témoigne par bande pour la pâte des amitiés brouillées, mais aussi pour une chair dont les attractions poussent en tout sens à la démission, à la fuite et au retour.

Débonnaire et fin stratège

Aimable, le boulanger débonnaire est loin de seulement s'enfermer dans un déni du plus haut comique qui trouve son apothéose avec une longue séquence éthylique d'anthologie durant laquelle il parodie la sérénade italienne poussée la veille par Dominique, et tente de rouler une cigarette qu'il échouera à fumer. Il démontre aussi qu'il a compris tout l'intérêt pratique de la position stratégique qu'il occupe au sein de la collectivité. Moyennant quoi, il impose à tous les villageois l'interruption de son activité et sa reprise sera strictement conditionnée par le retour de sa compagne infidèle.

Autrement dit, la grève du boulanger oblige implicitement la communauté, désireuse de profiter des beaux et bons pains assurés par le métier de ce dernier, à se mobiliser afin de retrouver celle dont le retour à la maison, qui réparera l'escapade adultérine, actera du retour de l'artisan à ses fourneaux.

Plusieurs faiblesses conjoncturelles se retournent alors en avantages circonstanciés. Le boulanger est le seul à officier dans le village, même s'il y est un étranger, et n'a donc pas à supporter la concurrence entre plusieurs artisans comme c'est le cas en ville, à l'exemple de celle d'où il vient. Il peut donc profiter de ce statut privilégié, et mettre ainsi à son profit les logiques d'interdépendance communautaire qui, dès lors, servent moins à alimenter le registre de la stigmatisation collective, qu'à réparer le tort subi par l'homme dont on reconnaît enfin l'importance. La solidarité est donc une question pleinement stratégique que la sociologie d'Émile Durkheim peut éclairer. En effet, ce dernier distinguait la « solidarité mécanique » de la « solidarité organique ». La première forme, qui appartient aux sociétés de type traditionnel, celles où la division sociale du travail est faible, désigne une relation de dépendance unilatérale de chaque partie en regard de la totalité sociale. La seconde forme, propre aux sociétés modernes où la division du travail est autrement plus accentuée, qualifie, elle, une relation de dépendance entre parties dans la réciprocité et la complémentarité(5).

Ce dont rend alors compte Marcel Pagnol avec une précision quasi-ethnographique, c'est de l'importance symbolique, dans les collectivités villageoises des régions provençales, de la solidarité mécanique, au détriment d'une solidarité organique bien plus développée dans les milieux sociaux plus densément peuplés et urbanisés. C'est donc au nom même de cette permanence de la solidarité mécanique à l'encontre de la solidarité organique qu'il faudra apprécier l'inertie des formes de la dépendance interindividuelle depuis l'homologie structurale posée dans La Femme du boulanger entre la relation féodale qu'exemplifie le marquis et la relation patriarcale qu'incarne le boulanger.

C'est au nom d'une solidarité exemplaire des groupements communautaires, celles qui privilégient les relations de dépendance aux rapports d'interdépendance, que l'honneur comme capital symbolique se place au-dessus de tout. Et cela d'autant plus que les biens matériels ou les occasions de se différencier ne sont guère nombreux(6). L'honneur des voisins en guerre ou des hommes héritant d'un différend intergénérationnel. L'honneur de la bigote qui accumule des années de célibat afin que la vertu soit payée d'un beau mariage. L'honneur du boulanger qui s'enferme dans le déni afin de sauver la face, jusqu'à proposer de racheter le cheval volé par le berger. La solidarité découle par conséquent d'un droit coutumier assurant à la communauté sa cohésion propre et l'économie symbolique qui est la sienne règle en paroles ses échanges avec plus d'intensité que les formes écrites contenues dans la Bible ou issues du droit républicain. C'est pourquoi le marquis, qui est également le maire du village, s'imposera comme le commandant d'un bataillon villageois chargé de retrouver le couple adultère et l'instituteur portera sur son dos le curé afin de lui permettre de faire la leçon au berger qui s'enfuira à la nage comme un diable. Enfin, le pêcheur Maillefer surnommé Patience (Édouard Delmont) saura se délecter en déroulant son récit qu'il fait à loisir durer, tout en ne supportant pas d'être interrompu par les moins disciplinés des auditeurs composant l'assemblée.

Le pain bénit du discours, ses grumeaux, sa cruauté

« Un caractère, une manie, un trait humain et notamment ce besoin ressenti par les plus humbles d'avoir leur importance au sein du groupe sont fixés là avec une prodigieuse maestria, en quelques minutes d'intense jubilation, typique de cette petite comédie humaine que contient chaque film de Pagnol » écrit ainsi Jacques Lourcelles à propos de La Femme du boulanger. Cette importance est ici consacrée par un discours qu'il ne faudra pas seulement identifier en tant que cliché indiquant pour le reste du monde une manière de vivre et de parler typiquement provençale (« avé l'accent »).

Il faudra au contraire reconnaître à la logique du discours qu'elle sert à instruire l'exercice d'un pouvoir symbolique, avec l'autorité consacrée pour celui qui parle et que les autres se doivent d'écouter. Plus généralement, il faudra dire des parlures pagnolesques qu'elles ont su mêler jusqu'à l'indiscernable les tournures caractérisant les idiolectes locaux et les inflexions propres à l'écriture poétique de l'écrivain pour devenir, depuis, la langue mythique universellement attribuée aux Provençaux, au point où ceux-ci parleraient peut-être désormais un idiome infléchi par la langue à l'œuvre chez Marcel Pagnol. Ainsi, quand le marquis lui-même oblige quelques ivrognes à un peu de tenue à partir du moment où Maillefer prend souverainement le temps de livrer les informations nécessaires à ce que le village puisse retrouver le couple fautif, c'est en montrant que la parole est en effet investie d'un pouvoir plus grand que les mots des textes de loi et des écritures bibliques.

Exemplairement, aucun gendarme n'est présent dans le paysage. Il est autrement significatif que le marquis est également le maire du village dans une valse drolatique des étiquettes sociales digne de certains films de Jean Renoir (encore lui mais il se trouve aussi que ce dernier a tourné Toni en 1935 avec l'équipe de Marcel Pagnol) ou de John Ford (on pense en effet au personnage de Ward Bond, à la fois révérend et chef des Texas Rangers dans La Prisonnière du désert en 1956). Et, à l'égal de ces deux cinéastes, « Pagnol est le champion de ''l'un et du multiple'', de la description de l'individu et du groupe reliés entre eux par des liens vrais et profonds ». C'est l'une des raisons exigeant que ses films dépassent très souvent les deux heures. Structurées en séquences longues, leurs durées non-standard ne s'expliquent qu'en vertu d'une faconde exprimant autant l'importance accordée ici à la parole que la vérité d'une sociabilité longtemps sédimentée. Et pour autant que sa profondeur ou vérité ne s'établissent qu'en rapport direct avec les formes de surveillance et de contrôle imposées, dans sa solidarité mécanique, par la cohésion communautaire. Le boulanger moqué devenu le centre d'une mobilisation collective l'aura parfaitement compris, jusqu'à patauger dans les eaux grasses de l'hypocrisie. D'un côté, il laisse aux autres le soin de dire la misérable vérité quant au cocuage dont il est le pathétique sujet. De l'autre, il s'attelle à sauver la face en composant le portrait haut en couleur de l'une des figures les plus propices au déni de toute l'histoire du cinéma, français ou pas.

La verve littéraire de Marcel Pagnol et la composition pantagruélique de Raimu se seront effectivement coalisées pour accéder à un zénith rarement atteint ailleurs, où le comique et le tragique entrent dans une mêlée fusionnelle qui aura tant faire rire et pleurer les spectateurs des salles de cinéma du monde entier, Charlie Chaplin et Orson Welles inclus. Il faut d'emblée affirmer que ce zénith est strictement cinématographique alors que les déclarations de Marcel Pagnol à propos du cinéma comme d'un « théâtre en conserve » ont longtemps entretenu l'idée fausse qu'il se désintéressait de la spécificité du médium. La pente allant donc du déni à une forme radicale et complexe de cruauté vaut infiniment plus en effet que les opérations de réduction vendues encore aujourd'hui aux touristes sur les marchés fleuries de l'imagerie d'Épinal, de Marseille et d'ailleurs.

Car, pendant un long plan devenu mythique, mais dont la mythologie fait écran aussi à son extraordinaire puissance disjonctive, le boulanger situé à la droite du cadre métaphorise sa rancœur en s'adressant, non pas à la femme infidèle, mais à la fameuse chatte noire à l'extérieur du cadre, la fameuse Pomponette, tandis qu'à la gauche du cadre, la boulangère pleure en répondant comme si elle s'identifiait absolument à l'animal. Les deux ne se regarderont jamais et le déni est alors maximal. Ce qui s'affirme alors avec une intensité aiguë, c'est l'ambivalence cruelle d'une image soumise aux effets pervers d'un discours qui fait autant rire (le boulanger maudit Pomponette) que pleurer (la boulangère y est rappelée à l'ordre de la prison conjugale, surveillée par la communauté).

La pâte à pain de certains discours est plus grumeleuse, plus cruelle et plus crue aussi que d'autres, farcie des rappels à l'ordre des prisons conjugales, ces rasoirs qui font verser des larmes de honte.

Le spectateur fait alors l'expérience d'une véritable diplopie, hésitant entre l'aspect (faussement) débonnaire du boulanger et son côté (authentiquement) tortionnaire. Le même spectateur peut en effet se demander qui est plus à plaindre, de l'homme laid mais qui bénéficie de la solidarité communautaire, ou de la femme adultère et victime de la mobilisation collective. À côté de l'homme jouissant de diriger une séquence de torture symbolique, la femme rentrée de force au bercail s'effondre dans les larmes avérant que le hors-champ lui est refusé et, avec ce refus, celui de sa propre jouissance. Il faut à cet égard voir comment Aurélie est aussi vite méprisée par le berger Dominique qui fuit leur couche dans les bois dès lors qu'il sait le curé arriver. Le seul feu autorisé à brûler ne se trouvera donc pas dans le ventre de la belle, désireuse de pouvoir vivre librement sa sexualité, mais dans le four du boulanger dont la collectivité la condamne à vie à n'en être que la compagne et l'assistante. Le cadre du fournil rejoue ainsi l'architecture en arcades sous lesquelles le curé a ramené la brebis égarée comme il a pour autre fonction de parachever un retour à la maison, certes identifié à la purge évangélique de son caractère scandaleux (puisque son retour signifie la relance espérée des fournées), mais aussi à une réclusion sur laquelle se clôt l'ultime plan du film.

Le pain bénit du discours a ainsi son lot de béni-oui-oui comme il a ses victimes émissaires, avec pour les uns ses foyers d'attention quand, pour les autres, il vaut rien moins que de fournil d'enfer.

Que l'on pense alors aux animaux qui accomplissent des tâches fonctionnels au bénéfice de leur maître, avec le chien gardant le troupeau pour le berger qui s'en sépare de manière bouleversante et le chat qui, pour le boulanger, fait la chasse aux rats. Ce chien de berger et cette chatte de boulangère sont à ce point assujettis, rivés aux fonctions sociales qu'ils doivent eux aussi remplir dans la subordination de leur être, que le prix à payer pour goûter un court moment de liberté sexuelle aura été celui d'être animalisé par la communauté. Et cela bien au-delà des cornes données pour rire au cocu qui triomphera de ses rieurs. Une animalisation qui, à ce titre, engage toujours au risque d'encourager la possibilité du rite purgatif qui pousse au sacrifice des boucs-émissaires.

Ce risque, Marcel Pagnol l'aura, en son direct et en décors naturels, examiné dans La Femme du boulanger avec le soin du médecin qui n'aura jamais hésité à mettre la main dans le pétrin humain.

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