« La Dernière tentation des Belges » : Film-résurrection de Jan Bucquoy
Auteur depuis plus de trente ans de films « anarchistes » et « anarchiques », dans lesquels se côtoient des références à gogo (Debord, Godard, …), goût de la provocation et zones floues entre réalité et fiction, Jan Bucquoy ressuscite son cinéma après plus de douze ans d’absence, et ressuscite également par la fiction sa fille Marie, avec laquelle son double fictionnel tient un dialogue dans La Dernière tentation des Belges. Il prolonge ainsi un geste qu’il avait esquissé dans un autre film il y a déjà vingt-deux ans. Livrant ici son film le moins « provoc » et le plus sentimental, Jan Bucquoy accompli son rêve de fondre en un bloc sa vie et son art.
Le cinéma de Jan Bucquoy
D’aucun pourrait qualifier le cinéma de Jan Bucquoy de « bordélique », voire de « grand foutoir ». Il est vrai que les films de Bucquoy, qui se définit lui-même comme anarchiste, se caractérisent entre autres par une certaine « anarchie », ou pour tout le moins prennent la forme d’œuvres éclatées, instables, non-construites, qui pourraient se terminer à n’importe quel instant. Par contre, ce qui est certain, c’est que l’ensemble des films de Jan Bucquoy, qu’on les découvre ou non dans l’ordre – ce sont forcément des films qui tolèrent le désordre – forment un tout cohérent, une véritable œuvre d’un auteur qui explicite la vision de son art dans ses films de manière souvent premier degré, face caméra même, mais toujours avec sincérité. On peut ne pas aimer cette façon de faire, l’esthétique de laideur assumée parfois encombrante, ce grand bazar décomplexé et provocateur, mais œuvre il y a, indubitablement.
Parmi les figures récurrentes et autres obsessions de Jan Bucquoy – outre notamment la critique constante de la société du spectacle empruntée à Guy Debord et le projet d’un « coup d’état » anarchiste visant à abolir les classes et plus spécifiquement la classe politique –, on retrouve le recours constant à une même « famille » de comédiens-amis, qui parfois jouent leur propre rôle et parfois pas. Noël Godin, par exemple, apparaît en tant que « Pierre Mertens » – écrivain belge – dans cinq films, dont le dernier, mais est filmé en tant que Noël Godin dans La Vie politique des belges – le plus « documentaire » de tous les films de Bucquoy – ou encore dans Les Vacances de Noël. Dans La Dernière tentation des Belges, le comique-chroniqueur Alex Vizorek joue un personnage nommé Alex qui est, à peu de choses près, le « vrai » Alex Vizorek, mais qui est ami et collègue du Jan Bucquoy fictionnel joué par Wim Willaert alors que, dans la réalité, Vizorek et Bucquoy sont de deux générations différentes et auraient très peu probablement pu faire leurs débuts ensemble en tant que comiques, comme c’est le cas dans le film. Bucquoy s’amuse ainsi à brouiller les pistes entre réalité et fiction, et cela au sein même d’auto-fictions qui se donnent comme telles.
Et c’est évidemment une des grandes récurrences du cinéma de Bucquoy, ce brouillage constant entre réalité et fiction. Un seul de ses longs métrages apparaît plus ou moins clairement – mais c’est toujours sujet à discussion – comme un documentaire. Il s’agit de La Vie politique des Belges, qui suit la formation de deux partis politiques jugés « fantaisistes » par la majorité de la classe politique belge, au moment des élections fédérales de 1999. Dans d’autres films arborant a priori une forme documentaire, Jan Bucquoy apparaît dans son propre rôle et se met au centre du film, mais alterne des moments dont on devine l’ancrage réel avec d’autres beaucoup plus « irréels » et qui apparaissent dès lors comme fictionnels. C’est notamment le cas dans des films comme La Jouissance des hystériques ou encore La Société du spectacle et ses commentaires.
Dans L’Art du couple, dans lequel il documente sa relation avec la psychanalyste et écrivain Corinne Maier, jusque dans les recoins les plus intimes, il existe également des « zones floues », des instants dont on ne sait s’ils appartiennent au réel ou à une réalité recréée, rejouée pour le film. Et cette confusion constamment entretenue, cultivée par Bucquoy, ainsi que sa propension à parfois verser dans une esthétique de la laideur délibérée – c’est particulièrement flagrant dans La Vie politique des belges ou dans L’Art du couple, filmés à l’arrache mais cultivant ce côté « volé », « amateur », « sale » –, ou encore la profusion de références, citations et autres séances de name-dropping à gogo – on retrouve plus que de raison Godard ou Debord dans le cinéma de Bucquoy, ainsi que des citations musicales utilisées comme des leitmotivs, notamment avec une chanson de Marka, Accouplés.
Mais c’est aussi ce terreau-là, la spécificité parfois rebutante du cinéma de Jan Bucquoy, qui favorise la naissance de ce qu’on pourrait qualifier sans doute un peu bêtement, un peu facilement, de « poésie », ou pour tout le moins de moments de grâce uniquement permis par un entourage esthétique instable, hétérogène. Le film qui utilise de manière la plus claire cette méthode est sans doute Camping Cosmos, peut être « objectivement » le plus réussi des films de Bucquoy. Mais c’est dans La Jouissance dans hystériques qu’a pourtant lieu le moment le plus fort, le plus singulier et le plus bouleversant de toute sa filmographie. Après avoir filmé sa fille dans une interview vérité mise en scène par ses soins, Jan Bucquoy la filme au réveil, chez lui, sur un matelas d’à-point disposé à même le sol. Le ton est badin, rigolard, mais laisse transparaître une relation passée difficile entre le père et la fille – relation dont la difficulté et la singularité ont été plus explicitées précédemment par la fiction, dans Camping Cosmos. À la fin de cette séquence de réveil, Bucquoy dit en voix-off que sa fille Marie s’est suicidée le jour de son anniversaire à lui, avant de passer à tout autre chose, à un autre segment de ce film foutraque construit en parties dédiées à des femmes de sa vie. Le moment, aussi furtif qu’il soit, prend à la gorge, sans doute par son mélange impromptu et désarmant d’honnêteté brute, d’exhibitionnisme et de pudeur malgré tout. Et, a posteriori de la vision de tous les longs métrages de Jan Bucquoy, c’est ce mélange-là, détonnant dans tous les sens du terme, qui semble présider à la fabrication et à la « réussite » de son cinéma.
« La Dernière tentation des belges », un film de Jan Bucquoy (2021)
Dans son dernier film en date, La Dernière tentation des Belges, Jan Bucquoy reprend en quelque sorte l’idée qui sous-tendait probablement la partie sur sa fille dans La Jouissance des hystériques, à savoir celle que le cinéma peut être un moyen – bref, éphémère – de ressusciter les morts. Si la résurrection de sa fille Marie est d’autant plus éphémère dans La Jouissance des hystériques qu’elle ne représente qu’une des nombreuses parties du film et qu’elle se conclut littéralement par l’annonce de sa mort, la manière dont Bucquoy procède pour la réaliser dans La Dernière tentation des Belges semble beaucoup plus réfléchie, voire théorique. Très vite au gré de sa vision, tout le film apparaît d’ailleurs comme un prétexte à cette résurrection. Il établit un dialogue qu’il n’a peut-être jamais pu véritablement avoir avec sa fille décédée de son vivant. Pour cela, Bucquoy ne crée pas seulement un double fictionnel à sa fille Marie – qu’il fait interpréter à l’écran par la chanteuse Alice Dutoit, alias Alice on the Roof – mais se crée également à lui-même un double, chose qu’il avait déjà faite dans ses deux premiers films, La Vie sexuelle des Belges et Camping Cosmos – alors interprété par Jean-Henri Compère et maintenant par Wim Willaert. Dans ce dialogue doublement fictionnalisé mais vraiment rêvé, Jan Bucquoy raconte dans les grandes lignes sa carrière artistique à sa fille Marie, et les deux devisent de choses et d’autres, de manière décomplexée.
Mais, dès le début de La Dernière tentation des Belges, des indices sont disposés en évidence – à l’adresse principalement du spectateur qui n’aurait pas vu les autres films du cinéaste et ne connaîtrait pas a priori la vie et l’œuvre de l’artiste –, évoquant à demi-mots le suicide de la fille, et donc indirectement le caractère « rêvé », éminemment fictionnel de ce dialogue qui constitue, qui fait le film. Dans l’un des premiers plans, le père et la fille sont au sommet d’un rocher au-dessus de la Meuse, et donc au bord du précipice. Un peu plus tard, le Jan Bucquoy fictionnel dira sur une scène de spectacle qu’il croit au droit au suicide pour tous les êtres humains – « personne n’a choisi de vivre » – sauf pour sa fille. Un spectateur vierge peut donc normalement assez vite comprendre de quoi il en retourne, même si le film n'est pas non plus totalement explicatif et que l’aspect de collage que revêtent plus ou moins tous les films de Bucquoy et auquel celui-ci n’échappe pas favorise une sorte de flottement ou en tout cas un questionnement sur ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, ou, dans ce cas particulier, ce qui est « rêvé » et ce qui ne l’est pas.
Encore une fois, au sein de ce film-résurrection, de ce dialogue rêvé entre un père et sa fille décédée, il y a tout un tas d’éléments hétérogènes qui viennent brouiller le flux, créer comme des interférences sur la ligne. Dans le bordel général, on croise par exemple une fausse Kim Clijsters et une fausse Justine Henin, laquelle finit par être doublée par une fausse « fausse Justine Henin ». Dans ce film bourré de doubles fictionnels, les doubles peuvent avoir eux-mêmes des doubles, ce qui tend à prouver que la propension de Jan Bucquoy à dédoubler le réel – dans la fiction ou dans un réel fictionnalisé – est exponentielle. Bien sûr, il ne s’agit parfois que de simples blagues ou clins d’œil, comme quand Noël Godin revient « interpréter » Pierre Mertens, ou quand Jan Bucquoy lui-même est censé jouer Michel Onfray à l’écran. Mais parfois, le brouillage entre réel et fiction vient encore questionner la figure du double, notamment lorsque sont montrées des images de « vrais » concerts d’Alice on the Roof, présentés, par la juxtaposition des images ou d’une voix-off, comme celles des concerts de Marie Bucquoy.
Si le double est donc une question qui sous-tend forcément le film et tout le cinéma de Jan Bucquoy, La dernière tentation des Belges reste, particulièrement et spécifiquement, un film sur la résurrection, au premier degré, ce que le titre christique et référencé du film vient appuyer de manière non-équivoque. Et le film en lui-même apparaît d’une certaine manière comme une résurrection pour son auteur, d’abord parce qu’il opère un retour en arrière, que ce soit dans le sujet du film – le Jan Bucquoy fictionnel revient en compagnie de sa fille sur ses premiers pas en tant qu’artiste et fait le déroulé de sa carrière – ou dans sa forme – l’esthétique du film et son « genre » le rapprochent beaucoup plus des deux premiers films de Bucquoy que des suivants –, ensuite parce qu’il intervient plus de douze ans après son dernier long métrage, L’Art du couple, lequel n’a d’ailleurs vraisemblablement pas connu de vraie « sortie » au sens traditionnel du terme.
Film-résurrection ou film sur la résurrection, La Dernière tentation des Belges prolonge en tout cas une question et un geste esthétique qui a parcouru le cinéma de tous temps, de ses origines à aujourd’hui (voir par exemple notre texte sur Thalasso de Guillaume Nicloux, qui charrie et questionne allègrement la résurrection) : celle de la possibilité de ressusciter les morts. Mais, comme expliqué précédemment, le film ne fait que développer une idée et un procédé effleurés par un précédent film, La Jouissance des hystériques, tout en la « théorisant » et en en faisant le centre du film, sa raison d’être. La tentative – ou la tentation – de ressusciter sa fille Marie n’était qu’un rêve irréalisable dans le premier, il devient concrétisable dans celui-ci, par l’intermédiaire de la fiction. Ce qui était caché, discret dans La Jouissance des hystériques, est ici totalement assumé, décomplexé.
Ce n’est en aucun cas « subtil ». D’ailleurs le cinéma de Jan Bucquoy n’est pas spécialement celui de la subtilité, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais avec La Dernière tentation des Belges, Jan Bucquoy, en embrassant une tentation, celle de la résurrection « factice » puisque fictionnelle, en abandonne une autre, celle de la provocation. C’est en effet plus que probablement son film le moins « provoc », et celui où il assume le plus un côté émotionnel, sentimental au premier degré, malgré tout toujours dilué – on ne se refait pas – dans un grand foutoir comique disparate, charriant toute une panoplie de personnages hauts en couleurs et de passages folkloriques obligés, tel un grand catalogue non-exhaustif de la « belgitude ».
C’est un peu « malgré tout cela », en dépit de la tentation de l’auteur pour la provoc à deux balles – il est par ailleurs, en dehors de sa création cinématographique, l’instigateur d’un très chic et distingué projet de « Musée du slip » – et de son goût parfois encombrant pour le folklore à la belge – cet élan qui l’a fait suivre par exemple Noël Godin, dans ses deux films les moins intéressants, La Vie politique des Belges et Les Vacances de Noël –, que l’on peut trouver des choses à aimer dans les films de Jan Bucquoy. Il faut donc creuser, s’accrocher, faire fi des provocations, de la laideur assumée, de cet art de la compilation bordélique, mais il y a décidément, définitivement, quelque chose de précieux dans ce grand exorcisme intime qui (res)suscite les émotions.
Dans L’Art du couple, questionné par sa compagne de l’époque, Corinne Maier, Jan Bucquoy explicitait et résumait son ambition en tant qu’artiste, et la base même de son œuvre : essayer d’arriver à un « à-plat » entre la vie et l’art, faire en sorte que les deux ne fassent plus qu’un. Si la vie et l’art de Jan Bucquoy ne font plus qu’un, alors le cinéma et l’intime ne font plus qu’un, le réel et la fiction ne font plus qu’un. En poussant cette logique à l’extrême – mais Jan Bucquoy a bien poussé à l’extrême l’idée du double donc pourquoi pas, tout est possible –, le film et la réalité ne font plus qu’un, coexistent, et Jan Bucquoy, en ressuscitant sa fille dans son film, l’a également ressuscitée dans la vie.
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