« La Dernière Piste » de Kelly Reichardt : Les voix oubliées du western
Dans La Dernière Piste, l’Ouest mythique existe d'abord par la voix éloquente de Meek, guidant en vain trois familles dans l’Oregon le jour, conteur d’exploits probablement faux ou mythifiés la nuit. Face à cette parole hégémonique du trappeur qui a façonné la légende, Kelly Reichardt propose un contrepoint en plusieurs voix oubliées dans le grand récit du Far West : celles des femmes, de l’Indien et de la terre. Surtout, La Dernière Piste est un film qui se tait, la meilleure réponse à Meek restant le silence.
« La Dernière Piste », un film de Kelly Reichardt (2010)
Le genre cinématographique du western a toujours été traversé par la tension entre l’Histoire et sa représentation, entre le réel et la légende que l’on imprime par-dessus, selon l’adage bien connu de L’homme qui tua Liberty Valance. Dans La Dernière Piste (Meek’s Cutoff, 2010), Kelly Reichardt semble vouloir s’emparer de cette question en allant gratter derrière la surface de l’encre et révèle même que le mensonge existait déjà bien avant l’impression des journaux. En amont, la légende était déjà racontée oralement, comme le fait le Stephen Meek du titre (Bruce Greenwood) au coin du feu. L’Ouest mythique y existe seulement par la voix éloquente de cet homme, guidant en vain trois familles dans l’Oregon le jour, conteur d’exploits probablement faux ou mythifiés la nuit. Face à cette parole hégémonique du trappeur(1) qui a façonné la légende, Kelly Reichardt propose un contrepoint en plusieurs voix oubliées dans le grand récit du Far West : celles des femmes, celle de l’Indien(2), celles de la terre. Surtout, La Dernière Piste est un film qui se tait, la meilleure réponse à Meek restant le silence.
Le film commence, de fait, par une série d’images sans paroles, où se laissent entendre progressivement de nombreux sons qui construisent un paysage : le bruit de la rivière, du couteau qui grave le bois, un oiseau en cage, des chariots qui grincent et finalement un passage de la Bible murmuré au soir. Petit à petit, la caméra se rapproche des visages et de leurs mots. La première image ayant véritablement un visage en son centre voit Meek sortir de sa tente et exprimer un grognement, contrastant avec une certaine pureté du son entendue jusqu’ici. Le verbe humain peut alors s’imposer sur le paysage : quelques secondes plus tard, le trappeur est à nouveau au centre, racontant à l’un des enfants un combat invraisemblable entre un homme et un grizzly.
La parole et l’autorité de Meek sont ceci dit rapidement contestées par les trois familles qui se sentent perdues dans les plaines de l’Oregon et pensent à le renvoyer. Le langage de ces pionniers, quant à lui, semble connaitre bien plus de difficulté à advenir. De nombreuses images peinent à capter pleinement leur parole, à peine entendue, les personnages étant soit de dos, soit à distance(3), voire carrément hors champ. Ceci explique peut-être l’une des toutes premières images du film, montrant le pionnier Thomas (Paul Dano) graver le mot « Lost » sur une écorce, traduisant un sentiment ressenti viscéralement, mais incapable d’être extériorisé par la voix. C’est alors Emily Tetherow (Michelle Williams) qui émerge progressivement comme une nouvelle figure d’autorité dans ce groupe.
Elle parvient à répondre aux formules intimidantes et misogynes de Meek. Elle reprend ensuite à son compte l’attribut de la masculinité qu’est le fusil. Les armes, dans La Dernière Piste, loin de servir à des duels épiques comme le western le promet habituellement, ne sont utilisées que deux fois, exprimant chaque fois une forme de communication ratée. Tout d’abord, les hommes à la recherche d’eau conviennent de tirer deux coups de feu en cas de succès. Le message se voit ensuite utilisé par Emily pour prévenir du danger suite à l’apparition d’un Indien auprès de leur camp. Un coup de feu vers le ciel, filmé en plan fixe, montrant la longue minute qu’il faut au personnage pour recharger le fusil ; le western se voit enfin restituer son temps propre. Plus tard, Meek souhaite tuer ce même indigène, ce qui entraine Emily à le mettre en joue pour protéger ce dernier. Le seul duel du film, pourtant figure archétypale du western, sert à protéger un Indien, à faire entendre la voix d’une femme (et corollairement à faire taire un homme), et se termine sans coup de feu.
En effet, sur cette dernière piste, les mots échouent. La parole dominante ne parvient à rien face à cet Indien qui parle sa langue natale que personne ne comprend. Ni eux ni le spectateur ne savent s’il comprend le mot « eau », s’il les y emmène, s’il laisse des signes au sol et sur les pierres pour prévenir les siens. Kelly Reichardt semble rappeler contre la légende qu’en plus de la terre (voir la scène de la découverte d’une pépite d’or) et du corps des minorités (Indien, femmes), le colon blanc s’approprie aussi le langage. Il s’impose comme le seul ayant autorité à nommer le paysage et ses éléments, ses mots sont un outil permettant de circonscrire l’espace. L’eau ne peut exister que sous l’énonciation Water, et l’Indien doit être frappé s’il ose s’exprimer dans une autre langue.
Si les scènes de jour semblent faire place au silence, les scènes de nuit laissent entendre une parole plus présente et plus violente, comme possédée par les ténèbres. Les six différentes scènes de nuit sont filmées en lumière naturelle, apparaissant comme autant d’écrans noirs desquels n’émergent que quelques lueurs de visage au coin du feu. Prises isolément, elles racontent la descente aux enfers des personnages et de leurs mots.
La première nuit est dominée par la parole de Meek s’appropriant l’archétype du conteur devant les flammes. Plus tard, lors d’une marche nocturne, l’un des couples pionniers murmure pour la première fois de renvoyer le trappeur. Ensuite, avec la présence de l’Indien, les ténèbres vont libérer les pulsions violentes de tous les personnages. Meek monologue cette fois sur la prétendue sauvagerie de cette ethnie. Millie (Zoe Kazan) croit voir le prisonnier laisser un signe sur la terre qui indiquerait la situation aux autres membres de sa tribu. Elle crie de détresse et demande que le captif soit exécuté sur-le-champ. La tension est à son comble, tout le monde crie sans pouvoir s’entendre, seul le prisonnier reste assis et silencieux. La dernière séquence nocturne, pour un instant, ouvre la porte à un léger et éphémère apaisement : une prière, un repas partagé, un rire a priori banal qui devient contagieux. Les nuits de La Dernière Piste racontent une histoire de l’Ouest depuis la pénombre, comme l’envers de la légende, l’envers du western ensoleillé que le cinéma a si souvent raconté(4).
Plus tard, Emily, encore elle, parvient à tenter une autre forme de langage, passant par les objets (une chaussure qu’elle recoud). Cependant, pas de romantisme ici non plus, elle admet ne chercher qu’à créer un sentiment de dette chez l’indigène. Cette autre forme de lien, sans paroles, mène néanmoins à une piste un tout petit peu plus prometteuse : celle du silence, de l’acceptation des limites du langage. Ce silence revient de façon surprenante lors de la mort de William (Neal Huff). L’indien entame un chant et ce qui ressemble à une démarche hiératique en réaction à cette mort. L’ensemble des pionniers observe silencieusement, écoutant cette autre voix comme jamais ils ne l’avaient fait. Peut-être est-ce dû à la surprise, à la peur. Ou bien faut-il y entendre autre chose : ces voyageurs se sentent peut-être véritablement traversés par une nouvelle expérience, une nouvelle façon de faire parler le monde et les êtres. En d’autres termes : « En s’en remettant délibérément à celui qu’ils ne comprennent pas, ils assument leur propre aptitude à être « affecté » par autrui et renoncent à interpréter unilatéralement le monde et ce qui, en lui, les déroute – ils renoncent à constituer l’altérité en texte absolument et définitivement lisible, c’est-à-dire doté d’une signification unificatrice, ils renoncent, enfin, pour le dire avec Barthes, à l’autoritarisme et à l’arrogance du sens, voire à son terrorisme »(5).
Quoi qu’il en soit, l’indien s’en va, sans un mot, tandis que les pionniers reprennent leur route vers l’eau et leur « terre promise ». Ils ne savent pas où ils vont ; ceci dit, le silence n’est plus tout à fait une manière de cacher le mot « Lost » au fond de son cœur. Il est peut-être le début d’une autre piste, dépassant celle de Meek et de ses vaines paroles légendaires, dépassant celle du western comme mythe national et cinématographique. Il revient au spectateur d’écouter en lui la suite du voyage ; la dernière piste ne dit pas le dernier mot.
Notes