« La Balade sauvage » de Terrence Malick : L’image et la réalité, l’une dans l’autre
La valeur intrinsèquement surréaliste du cinéma trouve une pleine affirmation dans La Balade sauvage, en particulier dans la force de sa critique à l’égard du principe de réalité. Ses personnages, Kit (Martin Sheen), un éboueur délirant et meurtrier, avec Holly (Sissy Spacek), adolescente naïve et innocente - mais de cette innocence qui accorde une parfaite clairvoyance - donnent un crédit si ambigu à la réalité sociale et aux valeurs des États-Unis que celles-ci finissent par voler en éclats sur leur passage pour enfin, subverties et brisées, se révéler telles qu’elles sont réellement : d’hallucinants fantasmes collectifs. Le premier film de Terrence Malick est avant tout politique.
« La Balade sauvage », un film de Terrence Malick (1973)
L’intrigue de La Balade sauvage est déclenchée comme dans Le Cid - un amoureux tue le père de sa bien-aimée - mais, aux centaines de vers cornéliens, une gifle d’Holly suffit à résoudre tout tragique, et on voit ce Rodrigue et cette Chimène du Nouvel Hollywood partir en voiture en quête d’une vie libre et nouvelle à travers les grands espaces, poursuivis non seulement par la police, mais aussi par leurs concitoyens lancés sur leur trace, « El Kit Compeador » tue au passage ceux qui barrent leurs aventures.
De la sauvagerie moderne
Leur fuite en voiture prend, dès sa première étape, l’allure d’un retour aux sources à l’état sauvage. Dans les bois, ils se construisent un campement perché dans les branches, des pièges et des instruments en bois pour chasser et pêcher. Poussés à fuir encore, irrémédiablement traqués, ils atteignent le désert avec leur Cadillac, où leur périple prend, dès lors, sa pleine expression d’entreprise de régression.
Couple d’anachorètes vagabonds, ils s’arrêtent aux puits de pétrole pour abreuver leur voiture d’essence, comme les caravaniers aux oasis pour leurs dromadaires. La Cadillac est une bête, ou un radeau ou, même, à la faveur d’une scène où la voiture disparaît dans la poussière qu’elle soulève à son passage, une nuée magique qui les rend invisibles aux yeux du monde. Après plusieurs jours d’errance, un train qui file au loin fait l’effet à Holly d’une caravane, comme celle décrite par Marco Polo, mais, c’est aussi, à l’horizon, tel un mirage, un dragon immense, ainsi que le même voyageur vénitien voyait des monstres en Extrême-Orient.
Bien qu’ils semblent vouloir s’évader du monde, ils n’échappent pourtant pas à ses représentations les plus réactionnaires. Dans les bois, ils forment en fait un petit ménage de la classe moyenne, où les bigoudis d’Holly ou une chanson de variétés écoutée à la radio dépeignent un couple traditionnel et la routine qui s’installe ; pire, dans la forêt, avec son fusil, Kit fait des exercices militaires qui nous propulsent tout droit en pleine guerre du Vietnam, contemporaine de la sortie du film (1973). Car, en fait, Kit rêve de l’ordre, d’être soldat, ou policier. Il le dit : il ne tirerait pas dans le dos d’un flic, qui a trop de mérite pour cela. Leur voyage, extraordinaire au départ, échoue parfaitement par le fait même que leur quête d’un monde antique retrouvé, d’un âge d’or fantasmé, est articulée au rêve ultra-conservateur de Kit, qui s’imagine en chevalier des États-Unis. Leur balade sauvage révèle la psychologie profonde d’un univers social qui, poussé à l’extrême fantasme, perpétue un état sauvage et ses valeurs légendaires.
Des images se chargent de répandre et de maintenir chez tous le mythe dégénéré, opaque devant le réel ; en particulier, celles d’un cinéma dénaturé, connu exclusivement par son biais publicitaire. À la fin de La Balade sauvage, tenu en laisse dans le hangar d’un aéroport, entouré de soldats et de policiers, Kit est en interview, répond fièrement aux questions comme s’il s’adressait à des journalistes ou à des fans. C’est une vedette. En plus, il ressemble à James Dean. C’est le charme de cette ressemblance qui du reste a attiré Holly au départ.
Lui-même image donc : dans son ultime course-poursuite, alors qu’on lui tire dessus, il se regarde dans son rétroviseur, se recoiffe. Il s’apprête à se rendre aux autorités, cela pour assurer sa postérité, finir sa légende dans un procès médiatisé, sur la haute scène tragique de la chaise électrique. La représentation, même dans la mort, domine son existence.
De la nature de la réalité
Cependant, Kit est moteur d’une subversion poétique. Quoique l’ordre policier le fascine, esprit paranoïaque et instable, il opère malgré lui une fissure au coeur même du réel américain, de ses conditions de travail laborieuses et des vies plongées dans le désœuvrement. Il crée au sein d'apparences triviales des images stupéfiantes de nature symbolique. Par exemple : il porte une grosse pierre sur l’épaule après l’amour, fait pour la première fois avec Holly, ou un grille-pain, après l’assassinat du père ; il place, notée sur un papier, sa promesse de ne jamais quitter Holly dans une corbeille qu’il fait s’envoler au moyen d’un grand ballon rouge sang ; il joue du piano avec de l’essence, en la versant sur le clavier pour incendier la maison d’Holly ; il tire dans un ballon pour simplement en libérer l’air captif à l’intérieur… Au monde comme l’est un halluciné dans son délire, il fait de la réalité un songe.
Quant à Holly, elle est force de distanciation. Sa voix, suave et angélique, nous raconte leur histoire et leurs crimes. Et, en effet, elle perçoit le monde avec une telle distance à l’égard de la réalité qui s’agite autour d’elle que tout se passe comme si elle n’y reconnaissait plus des « choses réelles », mais - et d’autant plus avec un point de vue rétrospectif propre au récit - des images. Exemplairement, c’est avec des teintes sépia vieillottes, artifice flagrant qui donne l’apparence d’une archive d’époque (les années cinquante), que nous est montré un échantillon de population américaine, s’armant contre le couple de tueurs en fuite, avec des gestes exagérés, des mouvements affectés ; ostensiblement, ils font semblant, comme dans quelque simulation d’alerte à la bombe. Mais, dès le début, ces images d’une banlieue pavillonnaire, aux avenues d’arbres et de maisons alignées, illustraient déjà subtilement cette vie des images qu’est l’existence quotidienne : y a-t-il vraiment dans ces rues désertes de quoi illustrer le Dakota dont parle Holly, qu’elle a rejoint avec son père depuis le Texas après la mort de sa mère, ou, plutôt, une réalité américaine qui pourrait être de tout État, une image reproductible de la vie ?
Donner le monde du point de vue d’Holly et de Kit, c’est dénoncer sa réalité admise par des croyances en des vies modèles, attaquer, réinventer son rêve insipide d'images communes. On comprend mieux alors leur désir de fuite, et même leur manque de pitié envers le monde : là où ils tirent, volent, cassent, ne tombent rien que des images, un panneau publicitaire, un écran de cinéma.
D’autre part, le cinéma
Que l’image domine la vie, ou que la vie domine les images, l’une est pour l’autre l’objet de son aliénation. Pour rompre ces liens bâtards, rendre leur indépendance aux rêves, libérer l’existence de ses simulacres insignes, La Balade sauvage procède à l’opération intrinsèque de l’art du cinéma : faire des images qui cherchent moins à imiter la vie qu’à bouleverser la crédulité donnée à ses formes ordinaires, ces purs montages fantasmatiques et autoritaires. Dès lors, le cinéma est un art surréaliste. D’autre part, il reproduit les apparences.