« L'insulte » de Ziad Doueiri : Le Flashback en procès
À partir d’une simple injure dans une rue de Beyrouth de nos jours, « L’Insulte » de Ziad Doueiri explore le passage d’un conflit entre deux hommes à celui d’un pays tout entier, un conflit du présent qui voit également se rouvrir les plaies du passé.
L'insulte, un film de Ziad Doueiri (2018)
À partir d’une simple injure dans une rue de Beyrouth de nos jours, L’insulte de Ziad Doueiri explore le passage d’un conflit entre deux hommes à celui d’un pays tout entier, un conflit du présent qui voit également se rouvrir les plaies du passé. À travers la rencontre entre Tony (Adel Karam) et Yasser (Kamel El Basha), le Liban et la Palestine s’affrontent, et la guerre civile de 1975 à 1990 vient bousculer la paix apparente de 2018. La question du temps et des générations est essentielle dans ce récit, qui confronte deux hommes d’âge moyen à leur passé comme à leur futur. Dans la perspective de cet aller-retour entre aujourd’hui et hier, le cinéma a coutume d’utiliser naturellement le procédé du flashback. L’insulte propose une variation assez intéressante de ce motif, qui interroge sur l’utilisation du passé tant au cinéma que dans la réalité politique et médiatique.
Le flashback est, pour un cinéaste, un moyen facile de susciter l’émotion en donnant au personnage un traumatisme originel. Parfois, l’intervention d’un flashback correspond à la rédemption du personnage, en exprimant de façon libératrice ce qui était alors refoulé : c’est un schéma récurrent du film Hollywoodien classique, qui se retrouve par exemple chez Alfred Hitchcock (Docteur Edwardes, Marnie, La loi du silence) jusqu’à des variations contemporaines telles que Mystic River (Clint Eastwood) ou Shutter Island (Martin Scorsese). L’insulte propose quelque chose de différent. La séquence se déroule dans la dernière partie du procès. L’avocat de Tony présente au jury des images de Damour, le village natal de son client, et raconte un massacre qui y a eu lieu, orchestré par des Palestiniens, et dont a été victime la famille de Tony. Le but est clair : éclairer le présent par le passé, expliquer l’attitude de Tony par un traumatisme lié à l’enfance, et convaincre le jury (les spectateurs) par l’émotion. Cependant, sa démonstration est interrompue par… Tony lui-même. Sans un mot, il se lève, éteint le projecteur, et quitte la salle en compagnie de son père.
Ce geste peut être lu de deux manières. Tony ne veut pas voir son passé instrumentalisé et politisé de la sorte ; il quitte la salle pour montrer qu’il se désolidarise de cette mise en scène de l’avocat. Son passé lui appartient et il ne souhaite pas le voir instrumentalisé sur la place publique, quand bien même cela lui donnerait gain de cause. Durant les scènes de procès, les mouvements des personnages sont d’ailleurs toujours signifiants : les avocats se rapprochent du public quand ils veulent susciter l’émotion, la juge les fait avancer pour leur parler en aparté, et l’avocat sortira de son espace réservé pour aller affronter un homme du public lorsqu’il se fait insulter (créant là un parallèle avec le personnage de Tony, montrant la porosité de la frontière entre civilité et brutalité, puisque même l’avocat policé est sur le point de frapper celui qui l’insulte).
À un autre niveau, il peut s’agir de Tony, personnage de cinéma, qui s’émancipe de son metteur en scène, et du principe du flashback que ce dernier souhaitait utiliser pour créer de l’empathie artificiellement. L’avocat est en effet similaire à un metteur en scène : il connait tous les procédés et toutes les manipulations pour convaincre l’auditoire, il lui dicte ce qu’il doit dire et faire, comme un réalisateur le ferait avec ses acteurs. De plus, en évoquant le traumatisme de Damour, l’avocat utilise un projecteur et un écran, qu’il présente à un auditoire, autant de parallèles possibles avec le cinéma. Dans cette perspective, voir Tony éteindre le projecteur et quitter la pièce, c’est un petit peu comme si Tippie Hedren, dans Marnie, interrompait le flashback final révélant son secret refoulé, en venant couper la caméra d’Alfred Hitchcock !
Cependant, le flashback viendra malgré tout, peu après. Dans sa première partie, le film est plutôt dépouillé du point de vue de sa mise en scène, se concentrant sur les personnages et le contexte. Par la suite, Ziad Doueiri se risque à adopter des artifices jusque-là absents : musique, scènes contemplatives, inserts, et donc flashback. Cette évolution de la forme accompagne toujours le propos. Ici, après avoir proposé une dénonciation de l’instrumentalisation du passé, tant en politique qu’au cinéma, le film offre pendant quelques secondes un véritable flashback à Tony. La différence essentielle est qu’à ce moment-là, le personnage est seul, hors du tribunal : il s’agit d’une scène totalement intériorisée, jouant plutôt sur les symboles que sur l’émotion. Il n’y a pas d’images de Palestiniens ou de meurtres, mais simplement la suggestion d’une fuite dans la panique, d’un départ douloureux et irrévocable.
L’objectif n’est pas d’arriver à un rejet absolu du passé et du flashback. Le passé doit être (re)connu et réconcilié, mais pas instrumentalisé. Il ne s’agit pas de juger, ou d’émouvoir, mais de reconnaitre ce que chacun a enduré, reconnaitre que « personne n’a l’exclusivité de la souffrance ». Ce propos assez complexe s’incarne intelligemment dans L’insulte en utilisant les outils du cinéma tout en assumant leurs limites. Qu’importe, au final, la décision du jury. Tony et Yasser peuvent se regarder dignement, et tenter de vivre dans le présent.