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Carmen et Antonia dans L'image permanente
BRIFF

« L'image permanente » de Laura Ferrés : Sauver les âmes mouvementées

Guillaume Richard
Dans L'image permanente, la photographie ne vole pas les âmes. Elle les sauve, le temps d'une rencontre, de la morosité dans laquelle elles baignent, ces impasses temporaires dans lesquelles le passage du temps a forcé Carmen et Antonia à se replier. Mais les choix esthétiques de Laura Ferrés sont avant tout au service de son empathie pour les personnages et d'un humour décalé qui adoucit l'influence du passage du temps : Carmen et Antonia sentent encore le souffle d'un sauvetage de leur vie dans leur dos, ce souffle permanent qui rappelle qu'heureusement rien n'est jamais joué.
Guillaume Richard

« L'image permanente », un film de Laura Ferrés (2023)

Le passage du temps est certainement une des principales dimensions que le cinéma réussit à faire sentir au spectateur. L'effet peut être imparable mais encore faut-il bien s'y prendre. En effet, combien de films ne se contentent pas de jouer paresseusement avec l'évolution du récit sur plusieurs générations, les changements de la grande Histoire ou le retour d'un personnage au pays ? Or, pouvoir saisir le passage du temps, ou créer par la fiction ce qui s'en rapproche le plus, permet de s'approcher de ses forces à la fois heureuses et terribles. Autant dire qu'une fois l'écrémage effectué, la liste des films qui s'en sortent le mieux n'est plus très longue. L'image permanente, premier long-métrage de la cinéaste espagnole Laura Ferrés, en fait partie, haut la main, grâce à sa réflexion esthétique sur le rapport que nous pouvons entretenir avec la photographie qui est ici présentée comme une image personnelle qui ne nous quitte pas. Pour Laura Ferrés, une photographie n'est pas seulement un souvenir ou une trace qu'on regarderait avec nostalgie et détachement, c'est d'abord un centre de gravité vers lequel converge un ensemble d'affects qui ne cesse ensuite d'agir dans le temps. C'est en cela que consiste la permanence induite par le titre du film, La imatge permanent en version originale et The Permanent Picture pour l'international. La permanence implique une forme de mouvement contrairement à certains de ses synonymes, comme la fixité ou l'immobilité, qui s'avèrent moins sujets à exercer une influence. La permanence s'inscrit toujours dans le temps comme on le dit d'une exposition permanente et non d'une chaise qui serait immobile. Est permanent tout ce qui donne quelque chose à voir de plus que sa condition originaire sur une durée (in)déterminée. Laura Ferrés confère cette propriété aux images de Carmen (Maria Luengo) et d'Antonia (Saraida Llamas), deux femmes qui se rencontrent dans le cadre de la création d'une campagne publicitaire, la première se rapprochant de la seconde après l'avoir photographiée en rue. La cinéaste fait circuler les images permanentes des deux femmes en saisissant toute la cruauté du passage du temps que l'humour et la profonde empathie du film viennent néanmoins adoucir.

L'image permanente compte au moins deux images de ce type qui vont revenir tout au long du film comme une vague se fracassant contre des rochers. La première apparaît dès son prologue. C'est une photographie de Carmen adolescente posant aux côtés de ce qui semble être sa mère. Au moment du tirage, la silhouette du père défunt est ajoutée en surimpression pour donner l'apparence d'une vraie photo de famille sur laquelle le mort ne serait jamais parti. S'il y a ici une forme de permanence, c'est bien sûr dans le fait de capter la mort à travers une nouvelle image créée de toute pièce et donnant à voir bien plus que la trace du réel. La seconde image n'est pas une photographie mais quelques morceaux de l'adolescence d'Antonia. Laura Ferrés filme ainsi plusieurs séquences a priori anodines qui résonneront plus tard dans le récit : une chanson populaire, le plumage d'une poule, un baiser à une autre adolescente, etc. On apprend surtout qu'Antonia est une jeune femme libre et curieuse, elle aime le sexe et a déjà donné naissance à une petite fille qu'elle va abandonner un soir en fuyant son cadre de vie rigide. Ce pan de la vie d'Antonia est étonnamment filmé avec une scénographie très appuyée, notamment lors de la scène où elle accouche dans son lit, entourée des infirmières et des nourrices. Laura Ferrés appuie sa mise en scène pour créer des tableaux vivants. Soit un autre type d'image, plus proche de la peinture, mais des images quand même, des souvenirs qui vont éclairer rétrospectivement le destin d'Antonia qu'on retrouvera quelques instants plus tard âgée de soixante ans. Une étrange photographie dont on ne sait rien d'une part, des souvenirs cristallisés de l'autre, ou comment deux types d'image se forment pour marquer à jamais celles qui les portent : des images à la puissance permanente, c'est-à-dire implacable comme le passage du temps qu'elles vont accompagner avec amertume.

L'image permanente est donc divisé en deux parties, la première étant consacrée au passé de Carmen et Antonia, la seconde à ce qu'elles sont devenues, à ce détail près qu'on ne découvre qu'à la fin du film que Carmen est la fille sur la photographie. Celle-ci est ainsi d'abord présentée comme une employée un peu cynique travaillant pour une agence publicitaire qui doit réaliser un spot sur la cigarette. Son travail consiste à faire passer des castings et à dégoter, le plus souvent en rue, les visages parfaits. C'est là qu'elle rencontre Antonia, qu'elle photographie une première fois contre l'avis de cette dernière qui lui demande de supprimer les images, sans succès. En voyant ses photos, l'agence de publicité la choisit et demande à Carmen de la retrouver. Elle se refuse à cette idée et parvient à obtenir la confiance d'Antonia au point où les deux femmes deviennent proches. Un baiser est même échangé furtivement. C'est alors que le passé remonte, comme lors de la très belle séquence où elles rendent visite à la mère de Carmen et entonnent la « chanson de la poule », et si le douloureux passage du temps se fait sentir, l'indomptable Antonia n'a rien perdu de sa liberté. L'énergie de son insolence demeure intacte et ne fait que trouver de nouveaux objets et formes d'expression : c'est là tout ce qui est permanent en elle, pour le dire autrement.

Carmen et Antonia dans la scène de la banane à la maison de retraite dans L'image permanente
© Fasten Films - Le Bureau - Materia Cinema

Traditionnellement, selon une vieille légende, on entend dire de la photographie qu'elle capture l'âme de celui ou celle qui pose devant l'objectif. C'est une croyance populaire, culturelle et/ou ancestrale encore bien connue à notre époque et certains films l'exploitent parfois au premier degré. L'image permanente figure parmi les rares films qui essaient de prendre à contrepied cette croyance transculturelle en reversant son idée fondatrice. La photographie ne vole pas ici l'âme de Carmen ou Antonia, en les maudissant jusqu'à la fin de leurs jours, même si cette interprétation est séduisante au vu de la première partie du film. L'ajout du père décédé sur la photo d'enfance de Carmen est déjà une première manière de faire revenir une âme et non d'emporter celles qui posent. Carmen, dans son travail, ne cessera jamais par la suite de se servir de la photographie pour ce qu'elle apporte et non ce qu'elle vole/soustrait. Capturer les clichés ratés d'Antonia intriguera non seulement les patrons de son agence publicitaire, mais sa propre curiosité. Une attirance mystérieuse va naître pour cette femme qui pourrait être à la fois une mère d'adoption, une amie ou une amante. On ne sait en effet rien de la vie de Carmen à l'exception de sa photo de famille. S'agit-il en réalité de sa famille adoptive ? Sa véritable mère serait Antonia et non la dame à laquelle elle rend visite à la maison de retraite ? C'est une lecture laissée ouverte par L'image permanente bien que peu probable : le cynisme de Carmen, la sensation qu'elle a de ne pas être à sa place ou constamment à côté de sa vie, serait le prolongement d'un bouleversement existentiel jamais éclairé aussi marquant que celui vécu par Antonia, et transmis au départ d'un même type de gouffre ouvert quelque part dans leurs vies respectives. Ce serait plutôt la mort du père qui hanterait Carmen, et dont l'empreinte du retour artificiel correspondrait à une quête sans nom ni contours, et ce n'est pas un hasard si elle a fait de la photographie et du « profilage » son métier. Dans ce cas, Carmen ne vampirise-t-elle pas encore les personnes qu'elle photographie comme le voudrait la bonne vieille légende ? Bien au contraire, elle a plutôt besoin des autres pour alimenter sa vie : ils la sortent de son apparente morosité et de son somnambulisme permanent — Antonia en souffre concrètement tandis que Carmen dort très peu — en lui ouvrant les yeux, dans l'attente d'un salut quelconque, à l'image de ce que lui apporte brièvement Antonia avant qu'elle ne se volatilise une seconde fois. À l'instar de son oiseau, elle n'est pas née pour vivre en cage.

Le plan vers lequel se dirige L'image permanente, au sens propre comme au sens figuré, arrive peu avant la fin du film lorsque les silhouettes de Carmen et Antonia se superposent et forment une surimpression, reproduisant par là une technique assez proche de la photographie truquée du début. On voit bien qu'à travers ce plan, la photographie et ses outils, et par conséquent le cinéma, sont utilisés pour que deux âmes mouvementées se rencontrent. L'âme, ou du moins ce qui s'en rapproche, n'est volée à personne, elle est au contraire sauvée, le temps d'une rencontre, de la morosité dans laquelle elle baigne, ces impasses temporaires dans lesquelles le passage du temps a forcé Carmen et Antonia à se replier, avec plus d'inertie et de fatalisme chez la première, et plutôt de l'insouciance chez la seconde qui sait, avec un étrange réalisme et une conscience aigüe d'elle-même, qu'elle ne pourra jamais se poser quelque part ou avec quelqu'un. Passé par Toronto, Locarno et découvert en Belgique au BRIFF de Bruxelles, L'image permanente ressemble beaucoup, par son formalisme léché et chirurgical, à ces « films de festival », ce label tant critiqué (et qui tend bien entendu à éclipser la singularité des films). C'est également un film très cérébral sur lequel il est difficile et périlleux d'écrire. Or, il ne faudrait pas oublier de souligner que les choix esthétiques de Laura Ferrés sont avant tout au service de son empathie pour les personnages et de la mise en scène d'un humour décalé qui adoucit l'influence du passage du temps : Carmen et Antonia sentent encore le souffle d'un sauvetage de leur vie dans leur dos, ce souffle permanent qui rappelle qu'heureusement rien n'est jamais joué.