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Raphaël Thiéry dans L'Homme d'argile
Rayon vert

« L'Homme d'argile » d'Anaïs Tellenne : La matière de l’art

Antoine Schiano di Lombo
Avec L'Homme d'argile, Anaïs Tellenne s’attèle au mythe de Pygmalion en explorant à son tour la question des rapports de l’art et du monde. Si le film conclut bel et bien à la possibilité d’une métamorphose, c’est en fait à une double métamorphose que le spectateur est confronté : comme dans le mythe, la statue prend effectivement vie, mais cette transformation trouve son pendant dans le consentement de l’homme à devenir la statue qui le représente, car il ne supporte pas de disparaître aux yeux de la femme qu'il aime.

« L'Homme d'argile », un film d'Anaïs Tellenne (2023)

 
 

« Merveilleux artisan, d’un ivoire de neige,
Il sculpte un corps si beau qu’oncques femme en naissant
N’en reçut de pareil, puis en tombe amoureux.
Vraie figure de vierge, elle semblait vivante
Et prête à se mouvoir, n’eût été sa réserve,
Tant l’art se cache à force d’art. »
(Ovide, Les Métamorphoses,
Paris, Les Belles Lettres, trad. Olivier Sers, p. 280)

 
 

Les œuvres d’art prennent parfois vie dans le monde. Ce fantasme d’une porosité de deux réalités trouve sa matrice intellectuelle dans le mythe de Pygmalion tel que raconté par Ovide. Tombant amoureux de sa statue, le sculpteur reçoit d’Aphrodite le cadeau suprême d’une métamorphose du matériau inerte en matière vivante. Galatée prend vie, et le mariage peut avoir lieu. Ce mythe a traversé l’histoire de l’art, et le fantasme d’un franchissement possible des mondes, du monde de l’art vers le monde réel, a perduré. La perfection en art, comme celle que recherche Frenhofer pour sa Belle Noiseuse, serait alors un devenir-réel des œuvres. Mais Balzac montre bien à quel point il est vain de se dévouer à cette idée, la porosité de ces deux mondes étant seulement idéelle : Frenhofer sombre finalement dans la folie à vouloir produire une œuvre plus réelle que jamais. C’est à ce mythe qu’Anaïs Tellenne s’attèle avec L'Homme d'argile, en explorant à son tour la question des rapports de l’art et du monde. Mais si le film conclut bel et bien à la possibilité d’une métamorphose, c’est en fait à une double métamorphose que le spectateur est confronté : comme dans le mythe de Pygmalion, la statue prend effectivement vie, mais cette transformation trouve son pendant dans le consentement de l’homme à devenir la statue qui le représente.

La création artistique et la violence du monde social

Loin de se conformer à une mythologie de la création artistique, la grande force de L'Homme d'argile est de montrer que l’acte créateur est toujours ancré dans des contextes sociaux spécifiques. Ce que la réalité enseigne vient alors enrichir la parole (muthos) ovidienne mise à l’épreuve du monde. Aussi, la création comme processus est absente du début du film. Garance Chaptel (Emmanuelle Devos) y apparaît comme une sculptrice dont il est fait état de la notoriété, mais qui n’est là que pour s’isoler dans une maison de famille. Elle y trouve Raphaël (Raphaël Thiéry), gardien des lieux qui vit avec sa mère (Mireille Pitot) à qui il a succédé à ce poste. C’est ce gardien qui, on le découvrira en même temps que lui, a suscité chez l’artiste une nouvelle entreprise de création. Les regards qu’elle jetait par l’entrebâillement de la porte sur Raphaël travaillant dans le parc prennent alors sens comme des observations préalables à la création. Ce n’est donc que par la fréquentation de Raphaël que Garance aura l’idée de cette nouvelle œuvre. La poiesis n’existe pas sans mimesis. Bien au contraire, L'Homme d'argile montre que c’est par un coup de force formidable que la copie du réel se transfigure en une création autonome. La fin du film montrant cette statue de Raphaël dans une galerie conclut à l’oubli de l’inspirateur de l’œuvre (« on ne sait pas qui Garance Chaptel a représenté », indique une guide). Le nom de Mona Lisa apparaît comme une exception dans une histoire de l’art où l’identité des muses n’est que rarement considérée. L’oubli de Raphaël est tout à fait symptomatique de ces siècles d’ignorance de ceux sans qui nombre d’œuvres du patrimoine mondial ne seraient pas advenues : « Tant l’art se cache à force d’art » écrivait Ovide.

La production de l’oubli, qui permet la métamorphose de la mimesis en poiesis, repose sur les positions respectives des deux personnages dans les hiérarchies sociales. L’opposition produite par ces positionnements apparaît au cœur des rapports entre les personnages. Le corps même de Raphaël, incarné dans une relation d’homologie avec le comédien Raphaël Thiery (il faut noter qu’en plus de partager le même corps, par définition, ils partagent aussi le même prénom), semble marquer cette différence sociale. Le soin avec lequel la caméra d’Anaïs Tellenne prête attention aux différentes parties du corps de son acteur n’est pas sans rappeler certaines analyses du sociologue Pierre Bourdieu qui, dans La Distinction (1979) illustre par de nombreuses photographies à quel point les corps populaires (les plans sur les mains peuvent apparaître comme une référence explicite à la photographie des « mains populaires » présentées par Bourdieu) se distinguent des corps des classes supérieures. Rompant avec des physiques d’acteurs plus standardisés (l’actorat étant d’abord un métier de classes supérieures), Raphaël Thiéry incarne ce que la société peut faire aux corps, comme c’était déjà le cas dans L’Envol de Pietro Marcello (film dans lequel le corps de Raphaël Thiery permettait d’incarner la dureté de l’expérience paysanne et guerrière de la Grande Guerre). In-corporées (littéralement rendues lisibles dans et sur les corps), les hiérarchies sociales apparaissent comme des frontières symboliques dont le personnage de Raphaël semble peu à peu prendre conscience à mesure qu’il fréquente Garance, réalisant progressivement ce qui les séparent (cette distance est notamment rendue sensible par la visite d’un ami de Garance, qu’on suppose, par le regard jaloux et envieux de Raphaël, être son amant). Pour être aimé, Raphaël ne trouve pas d’autres moyens que de se laisser totalement modeler par Garance. Façonné en tant que modèle, mais aussi en tant qu’homme. C’est dans l’espoir de correspondre à cette femme qu’il adore qu’il enfile une chemise et une veste de costume et s’emploie à débourser une somme importante, malgré les réprimandes de sa mère, pour remplacer son cache-œil par un œil de verre.

Ces rapports sociaux qui médiatisent la relation entre deux personnages socialement opposés mettent en évidence la violence produite par les hiérarchies. Même lorsqu’ils semblent se rapprocher, Raphaël étant invité à passer de plus en plus de temps avec Garance, que ce soit pour poser nu face à elle ou simplement le temps d’un verre auquel elle le convie, elle ne manque jamais de le rappeler à sa fonction (« Raphaël, vous vous occuperez de ça » lorsque l’ami vient la visiter en son manoir) et donc de le rappeler à l’ordre social dont il ne saurait s’extraire. Néanmoins, Raphaël est de plus en plus affecté par la tendre attitude de Garance à son égard : témoignant d’une certaine pudeur, il refuse d’abord de se montrer nu, et consent finalement à dévoiler son corps à la sculptrice. Mais jamais Anaïs Tellenne ne cède à l’idée qu’un semblant d’égalité pourrait exister entre ses personnages. Lorsque Garance surprend Raphaël jouant de la cornemuse la nuit, elle entreprend de l’encourager dans ses créations. C’est parce que Garance l’incite à prendre confiance en lui, à croire en la valeur de son art que Raphaël trouvera l’assurance de présenter ses créations à l’occasion d’un festival de musique du village, où il reçoit d’ailleurs un accueil particulièrement chaleureux. Mais pour lui, le succès s’arrêtera là. Pour Garance, le succès est international (comme en témoignent ses amis galeristes qui la visitent pour contempler sa nouvelle création). Cette cruauté de deux formes d’art, l’un mineur proposé au public populaire des bistrots (où Raphaël se produit régulièrement avec son groupe) et l’autre voué à la reconnaissance du public savant des galeries d’art, est parfaitement retranscrit par le premier plan du film montrant une aquarelle du manoir dans un style art naïf, et dont on s’apercevra par la suite qu’elle trône au-dessus du lit de Raphaël !

Raphaël Thiéry et la vieille dame dans la cuisine dans L'Homme d'argile
© Koro Films - Vagabons Films - Umedia

Le joueur de cornemuse restera un inconnu, un oublié, un anonyme, et la libération que permet Garance se heurte aux pesanteurs du monde social. Plus grande cruauté encore, on pourrait aller jusqu’à dire que le succès rencontré par l’œuvre de Garance prend appui sur l’insignifiance : c’est parce qu’on ne connaît pas le modèle qui a inspiré la sculptrice que se nourrissent des spéculations qui animent la visite sur laquelle se conclut le film de Raphaël. C’est avec force que L'Homme d'argile affirme qu’être artiste ne permet pas de s’extraire des hiérarchies dans lesquelles les individus sont toujours saisis, et qui produisent des hiérarchies de valeur des œuvres : les compositions de Raphaël aussi virtuoses soient-elles demeureront mineures face à la création de Garance, artiste déjà réputée. La domination qu’exerce la famille de Garance depuis des générations, la mère de Raphaël ayant étée avant lui au service des Chaptel, se réactualise dans cette reconnaissance différenciée des œuvres d’art qu’ils produisent.

Le devenir-statue

La relation entre les personnages est sans cesse en prise avec cette dialectique du rapprochement et de la distance sociale infranchissable. Raphaël est à la fois dans une relation de subalternisation vis-à-vis de Garance à laquelle il consent totalement. Les travaux de la sociologue Alizée Delpierre montrent bien que le « service des riches » se fait toujours avec une certaine reconnaissance par les serviteurs du bien-fondé des hiérarchies qui s’exercent sur eux(1)(Raphaël en viendra à accrocher chez lui les portraits des ancêtres de Garance, dont elle souhaitait se débarrasser, montrant bien que les maîtres sont partout présents chez les serviteurs). Néanmoins, l’amour qui naît en lui pour Garance conduit Raphaël à chercher à dépasser cette distance sociale qui les oppose. Aussi, l’irruption de Garance finit par bouleverser le quotidien de Raphaël que le début du film présentait comme tout à fait organisé. L’amour qu’il éprouve pour cette Garance tombée du ciel le mène à chambouler son ordinaire marqué par son travail, le soin apporté à la santé dégradée de sa mère, sa relation amicalo-érotique avec la factrice (Marie-Christine Orry), ses réunions avec son groupe de musique.

L'Homme d'argile rejoue alors la problématique classique de l’amour rendu impossible, maintes fois représenté. Mais, une fois de plus, Anaïs Tellenne part d’une thématique classique (voire éculée) pour la renverser. Si cet amour impossible trouve, de manière tout à fait banale, à se consommer, il faut noter que la distance entre les personnages demeure par la médiation assurée par l’homme d’argile, personnage à part entière pleinement inscrit dans une mise en scène transcrivant un véritable triangle amoureux. L’alternance des plans entre le corps nu de Raphaël posant assis et les doigts de Garance glissant à même cette chair d’argile caractérise alors à la fois la relation charnelle qui existe en puissance entre ces deux êtres et la distance entre les deux personnages matérialisée par ce double inerte. Est alors rendue sensible, par l’insistance des regards (la caméra suivant les mains de Garance se déployant sensuellement sur l’argile humide pouvant apparaître comme une vision subjective de Raphaël), la jalousie qui naît peu à peu de Raphaël envers son double.

Le personnage ne supporte pas de disparaître aux yeux de Garance au profit de son double d’argile. Aussi, c’est dans un devenir-statue que s’engage Raphaël. Pour être l’objet de la tendresse et de la passion de Garance, il consent pleinement à devenir la statue qu’il lui a inspirée. C’est au terme d’une scène étrange, plus sombre avec une caméra tremblante suivant les pas de Garance ivre de retour au manoir tard dans la nuit, où l’on découvre un Raphaël devenu statue, s’étant intégralement recouvert d’argile pour enfin devenir celui sur qui la sculptrice posera ses mains, que le film suggère que cet amour se trouve consommé. Mais de quel amour s’agit-il ? Celui de Raphaël pour Garance, ou celui de Garance pour son œuvre ? Est-ce Raphaël que Garance embrasse, ou son œuvre dont elle aurait, dans un rêve pygmalien, tant espérée qu’elle prenne vie ? Cette ambiguïté est laissée à la méditation du spectateur. Raphaël se réveille seul sur le sol.

Une fois encore, la cruauté du monde social constitue le sujet principal de L'Homme d'argile : ce qui n’était qu’une aventure temporaire pour Garance, dont la vie est définitivement ailleurs, laisse une béance qui plonge Raphaël, dont le quotidien est condamné à se limiter à cet espace que la cinéaste prend tant de soin à nous faire parcourir avec ses personnages (le parc, la maison, le village), dans un profond chagrin, que l’on sent naître à mesure qu’avance le film et que s’approche la date de départ inévitable de Garance, et qui, par cet abandon final, trouve son point d’accomplissement. C’est la violence de deux mondes qui se croisent, se transmuent, et se séparent qui est mise en scène par Anaïs Tellenne qui en arrive alors à démontrer que la matière de l’art n’est jamais seulement l’argile, mais aussi le monde social dans lequel cette matière émerge.

Notes[+]