« L'Histoire de Souleymane » de Boris Lojkine : Politique du bon immigré
L'Histoire de Souleymane, de Boris Lojkine, n'est pas le film que l'on croit. En apparence humaniste, il déshumanise en permanence. En filmant le parcours d'un immigré clandestin en quête de papiers, il délègue finalement au spectateur le choix d'en décider. Il partage ainsi le même sale petit secret que tous les droitards attardés, n'accorder droit de cité qu'aux bons immigrés. Un travail de discrimination s'opère, qui révèle le caractère mensonger du film. Il se voudrait humaniste. Il fait la chose la moins humaniste possible : juger.
« L'Histoire de Souleymane », un film de Boris Lojkine (2024)
Selon Ariane Allart, critique du Masque et la plume, L'histoire de Souleymane, de Boris Lojkine, est « un long sanglot différé ». Mais sur qui et quoi pleure-t-il ? Quant à Florence Colombani, durant la même émission, elle sait gré au film de lui avoir enfin rendu la vue sur la dure réalité de l'époque et du Uber Eat : elle ne pourra plus commander son plateau repas, dit-elle, en l'ignorant. On pourrait la moquer. Ne pas imputer sa bêtise crasse au film. Son sentiment en dit long pourtant sur celui-ci. Boris Lojkine en saint sauveur nous referait l'épisode de l'aveugle de naissance, dans L'évangile selon Saint Jean (Jean, 9). Jésus, qui voit mieux, qui voit loin, rend la vue à cet aveugle, un mendiant, qui le voit enfin tel qu'en sa vérité : christique. Mais qu'a vu de mieux Boris Lojkine que les autres ? À écouter Ariane Allart, Florence Colombani, le film nous montrerait ce que c'est que faire « humanité ». On objectera qu'à quêter l'humanité, il déshumanise.
Le film est composé de trois parties. La scène d'ouverture – courte – , le moment où Souleymane se rend à l'OFPRA afin d'obtenir un titre de séjour après avoir fui la Guinée-Bissau. La deuxième partie, plus longue, déroule durant 1h20 les deux jours qui précèdent cet entretien. La troisième, qui aboutit le film sur l'entretien de Souleymane, se termine sur l'attente d'un verdict. Cette manière de composer L'Histoire de Souleymane était déjà un signe d'abâtardissement de son propos, installer une logique de repli comme d'enfermement, qui augurait du pire.
Mais comment raconter son histoire quand on n'a pas d'histoire ? Comment posséder un corps quand la société invisibilise, vous réduit au celluloïd ? Telle est la question de Souleymane, immigré sans-papiers, en quête du Graal. Durant 1h20, il faut suivre sa course effrénée dans un tout Paris rêvé par Anne Hidalgo. À Vélo. Un Paris dont Boris Lojkine montre l'envers, l'enfer des pavés. Cette scène filmée par toute l'équipe à vélo, entre les voitures, les klaxons, la vie d'un uberiste, d'un parisien intranquille. Pour faire vrai. Sans doute que la note d'intention, selon Boris Lojkine, n'était pas de faire documentaire. Il faut prendre l'argument au sérieux. Tout est fiction. Tout est construction, puisqu'il s'agit pour Souleymane de s'inventer une histoire dans le but d'avoir enfin une histoire, mais laquelle ?
L'Histoire de Souleymane, pourrait ressembler à un Dardenne loachien version rapide. Au-delà de son aspect politique sur la condition du travailleur sans-papiers, de manière plus générale sur la condition de ceux qui travaillent dans cette société du service vendue par les Trente Glorieuses, le tertiaire contre le primaire pour le bienfait de tous, son capitalisme libéralisé, le film voudrait surtout parler de l'aujourd'hui de la France de 2024, post JO. Or, L'Histoire de Souleymane n'est pas sortie en salle à n'importe quel moment de l'année, mais après lesdits jeux. Il aurait peut-être ainsi aimé sortir Paris de son rêve éveillé, une escroquerie, Paris ville lumière, plus belle que L.A., ville carton-pâte qui reprendra le flambeau, Paris plus belle que toutes les plus belles villes du monde, Piaf chanté deux fois, en ouverture, en fermeture, un monde enclosé, enkylosé dans ses clichés. En termes de récit, le film de Boris Lojkine voulait peut-être ainsi tenter une forme d'exfiltration imagière, proposer un autre imaginaire, plus vrai, plus noueux, plus boueux. Dézoomer nos regards de la Tour Eiffel quand Caldéron aurait dit peut-être que Paris est un long songe imbécile. Faire un anti Amélie Poulain. Non pas Paris réinventé, un Paris vérité. Boris Lojkine, dans sa deuxième partie, refuse alors le plan large. Focus sur son personnage. Paris devient la version inorganisée des JO. Un Paris dépolicé, déborné, déboîté. Un Paris bordélique. Une force de contention. Capitale de la douleur, qui capitule (Paul Éluard). Non pas le Paris de la concorde civile, mais un Paris qui en reviendrait au véritable esprit des JO, guerrier. Le Paris du baron Pierre de Coubertin. Un espace dépacifié, le lieu du conflit. La capitale de tous les affrontements. La guerre continuée après la Libération. Vélo en main, à chaque coin de rue, pour Souleymane, la discorde, l'état de siège, le méson à la maison. Pas un instant de répit. Paris traversé de lignes qui s'affrontent dans le plan.
Sous cet aspect, premier problème du film, L'Histoire de Souleymane est un au-delà de l'hommage à la bicyclette de Vitorio De Sica, ses embûches, l'humanité défaite à force de vouloir tenir debout. Pas simplement un film sociétalo-francoglophone, mais un film de genre revisité, enté sur le cinéma d'action US, haletant, un survival en territoire urbain. Pour être au plus proche, sous forme d'action-vérité, caméra épaule, L'Histoire de Souleymane, pour rendre haletant son récit, emprunte à la logique du film d'horreur son mono-point de vue. Son objectif, faire ressentir l'humiliation, les affres de la condition de Souleymane en tant qu'immigré clandestin. En immersion totale, la fiction se transmue alors en un épisode de télé-réalité : Vis ma vie de... version horror show.
En cascade, ce mono-point de vue produit un autre effet délétère. Une mise à distance du spectateur. Il se voulait un cinéma du témoignage, plus du côté de Peter Watkins que de Ken Loach finalement, non moraliste, dans le constat, non pas filmer ce qui devrait être mais ce qui est, faire sien la problématique résolue de Beethoven, « Muss es sein/Cela doit-il être ? », « Es muss sein, Cela est », il produit en vérité un cinéma voyeuriste.
Puisqu'il s'agissait de se mettre en intrigue pour Souleymane, tout ira vite, temps resserré, 1h33 de récif. Un film sans repos. Fatigant à force d'être indexé sur la logique du thriller. Pas le droit au sommeil, cette scène dans un centre d'accueil où tous les téléphones portables de sans-papiers sonnent en même temps, parce qu'il faut bouger incessamment si chacun veut espérer vivre, l'une des scènes les plus réussies du film. S'arrêter, c'est mourir. Logique de Furiosa, de Bikeriders autant. Un mouvement perpétuel rendu caméra à l'épaule, pour filmer son personnage de dos. Dans un cadre resserré, une échelle de plan réduite qui voulait nous faire croire au partage de la vie de Souleymane. Mais cette deuxième partie du film est contredite par ce choix de mise en scène. La caméra enregistre plutôt ce qui advient, au contraire de ce qui est. Elle nous transforme en voyeur. Spectateur de télé-réalité, dans un épisode de « Vis ma vie d'immigré clandestin », version grand huit. Jamais nous ne sommes « avec » Souleymane, sur un même pied d’égalité. Nous le regardons plutôt se débattre, rat dans la cage. La ruse de la caméra portée consiste simplement à transformer notre regard en surplomb en regard « embarqué ».
Et quand le film veut dire combien tout ceci repose sur un mensonge, que Souleymane doit devenir mensonge pour obtenir ses papiers, il révèle autant son aspect fabriqué, ses atours mensongers, dans sa troisième et dernière partie. À l'instant où le fantasme est confronté à la réalité de Souleymane, le film bascule tout à fait lors d'un champ/contrechamp, qui est une question fordienne. Que faire de cet instrument basique de la grammaire cinématographique ? Boris Lojkine choisit de faire vriller son récit. Et nous révéler son ignominie.
La séquence de fin accentue le malaise. Lors de l'entretien, cet homme qui s'est oublié durant 1h20, reprend possession de son histoire, sous la contrainte de l'inspectrice de l'OFPRA qui, après avoir entendu son récit fictif de pauvre immigré tant rebattu, lui demande d'afficher franc-jeu, raconter sa véritable histoire. Souleymane, démasqué, dévoile qu'il n'a pas tant fui la Guinée-Bissau pour des raisons économiques que pour un drame intime, la honte de côtoyer une mère atteinte de maladie psychiatrique. Mais, effet notable, ce qui aurait pu condamner Souleymane sur le plan moral, lui est épargné : s'il a fui sa mère, c'est autant pour la sauver, afin de lui payer ses médicaments. On craignait le pire. Souleymane est lavé du péché de l'infamie, dédouané par la grâce scénaristique. Vis ma vie de sans-papiers s'altère alors en épisode de feu Confessions intimes sur TF1. À la fois sur le plan narratif et la mise en scène, le choix du champ/contrechamp quasi-final n'ouvre donc pas le regard. Il enferme dans ce réduit où l'entretien se déroule. Une prise d'otage. L'échelle de plan qui était mono-scalaire jusqu'alors se modifie. Souleymane était filmé à hauteur d'homme. Lors de la scène d'entretien avec l'inspectrice, la caméra prend de la hauteur. Objectif émotion d'autant plus visé que la caméra cesse de bouger. Le mouvement est arrêté. Le film évite-t-il le poetic porn ? Il fait pire. Il se transmue en film de procès pour décider de ce qui fait humanité. Rejoue la controverse de Valladolid : Souleymane est-il tout du côté de la civilisation ? Mérite-t-il d'être sauvé ? Est-il un « bon » immigré ?
En mettant à distance l'inspectrice, placée ni dans une position positive ou négative, qui ne s'incarne pas émotionnellement pour ne pas prendre la main du spectateur, donc dans un statut neutralisant, il nous délègue la responsabilité de savoir si Souleymane mérite ou non d'obtenir ses papiers. L'Histoire de Souleymane nous fait juge. 1H20 durant, Boris Lojkine a ainsi égrené les faits pour autoriser un verdict. On pourrait ainsi croire que ce drame intime, familial, raison de son départ en France, est la véritable histoire de Souleymane. Il n'en est rien. Sa véritable histoire réside dans ce condensé d'1h20, 48h de la vie d'un homme, qui doit permettre de le juger, cette heure vingt d'oubli passée en sa compagnie. Au moment où l'inspectrice se met à juger, le spectateur devient juré. Il est sommé de prendre part au débat. Un choix sous forme de sanction, l'ère Koh-Lanta, l'époque des tractations, pour se demander : a-t-il mérité de rester parmi nous ? Est-il digne de papiers ? Or, Boris Lojkine, synchrone avec l'époque, a fait un choix pour orienter notre vote. Pendant 1h20 s'est déployé un parangon de bonté, de sollicitude, de gentillesse, sous la réserve d'un épisode où Souleymane ne peut pas venir en aide à un comparse, mais aussitôt excusé par le récit, car Souleymane qui s'était d'abord engagé avant de se dédire, ne le peut pas non pas parce qu'il ne le veut pas (il veut), mais ne peut pas parce qu'il ne le peut pas. Un raisonnement en forme de tautologie qui le réhabilite dans sa gracieuseté.
Aussi, une fois que Souleymane délivre sa véritable histoire, en tant que spectateur puis-je considérer qu'il mérite d'être distingué au titre du bon immigré, certifié par un label de qualité, homologué UE ? Ces 48h durant lesquelles il a subi le monde, que puis-je en penser ? Mais si Souleymane n'avait pas été aussi bon que cela 1h20 durant, mériterait-il les honneurs de la république ? Imaginons un scénario bis, que nous ayons suivi un autre protagoniste du film. Choisissons cet immigré qui lui sous-loue son compte Uber Eat. Faisons encore un effort pour imaginer qu'il ne possède pas ses papiers. Quel sentiment prédominerait chez le spectateur ? Il ne paie pas Souleymane. Le violente dans des escaliers. Un salaud. Qu'aurait-on pensé : qu'il ne mérite pas ses papiers pour s'être comporté comme un sous-homme, pour avoir été moins qu'un homo sapiens, un néandertalien. Le film, par devers-lui, affiche son programme. Il révèle, lui aussi, sa véritable histoire. Il contraint à juger des personnages qui ne devraient pas l'être, car n'importe quel être humain devrait pouvoir obtenir droit de cité de façon inconditionnelle. Et si nous n'en saurons rien, l'affaire est déjà décidée, puisqu'1h20 durant nous aurons pu arrêter notre choix, cette fin esthétisante à la sortie de l'OFPRA en témoigne, ciel bleu d'orange aurait dit Beckett.
Finalement, L'Histoire de Souleymane repose sur une dialectique des barbelés, une géométrie de l'enfermement. Il a pour contrechamp de procéder à un contrôle des frontières, borner le territoire de la France, lui permettre de retrouver sa souveraineté prétendument perdue par la mise en place d'un espace Schengen où la question de l'entrée des immigrés est repoussée aux frontières de l'Europe. Cinématographiquement, le film de Boris Lojkine rejoue la question politique des bords pour en faire un mur. Souverainiste, sa politique est d'instruire des quotas. Séparer le bon grain de l'ivraie. Après délibération publique, seuls les meilleurs auront droit de papiers, droit de passer. Mais qu'est-ce qu'un bon immigré dans L'Histoire de Souleymane ? Tout le long de la deuxième partie, notre protagoniste est montré comme un être quasi-exceptionnel, soit un être qui n'existe pas, ou presque. L'Histoire de Souleymane, c'est finalement le vélo de De Sica monté par Mamoudou Gassama, ce célèbre sans-papiers qui, en France, est venu à l'aide d'un enfant suspendu dans le vide, escaladant quatre étages à mains nues, devenu héros national, pompier de la République. Sous cet aspect, sauf à se marvelliser, point de salut.
Le film se voulait fluide, liquide, intersticiel. Il est ferreux. Il plombe. Minéralise son personnage comme ses enjeux. À l'instar de trop nombreux banlieue-films, dans L'Histoire de Souleymane, seuls les meilleurs soldats de la république seront sauvés. Quand le film se voudrait humaniste, il se montre le plus patriote. Il prétendait abolir les frontières. Il les reconstruit. Sous couvert d'humanité, il la parcellise. Met en place une logique de places gardées, un espace du camp, programme de mirador qui surveille ses territoires. Sous couvert d'humanisme, il fait ce qui est le moins humaniste : juger. L'époque a le film qu'elle attendait. La question immigrée est liquidée. Le solde pour compte migratoire de la République sauvé. Nul et non avenu. Le Rassemblement National appréciera.