« L'Épouvantail » de Jerry Schatzberg : Deux hommes et un Cadeau
Dans l’Amérique fêlée des seventies, Jerry Schatzberg se penche avec douceur sur le road trip chaotique et attachant de deux marginaux que la vie a beaucoup roulés et trop bousculés. Pourtant, Max et Lion n’ont pas renoncé à lui faire un joli cadeau. Parce que tous les épouvantails ont le cœur tendre.
« L'Épouvantail » (Scarecrow), un film de Jerry Schatzberg (1973)
Si blanc, si rouge, improbable. Dès les premiers plans, il intrigue parce qu’il s’impose avec extravagance à cet horizon couleur de terre, au silence, à la poussière soulevée par le vent, aux deux silhouettes solitaires qui s’apprivoisent sur le bord de cette interminable route californienne et fraternisent autour de lui : le cadeau. Il pourrait n’être qu’un détail parmi d’autres dans ce film qui s’attache à décrire une traversée d’un bout à l’autre de l’Amérique et la découverte par deux paumés de ses paysages – plaines, villes, zones industrielles – délicatement mis en valeur par des panoramiques presque fixes, une superbe lumière naturelle(1) et une bande-son (surtout) composée de bruitage d’ambiance. Mais son incongruité chromatique tranche dans le décor et pique la curiosité. Successivement mystérieux – c’est quoi ? – émouvant – pour qui ? – et au final pathétique, le cadeau ponctue visuellement la plupart des scènes car il est bien plus qu’une pimpante boîte de carton blanc ornée d’un ruban rouge, bien plus que la lampe miteuse qu’elle renferme(2) et qu’on ne voit qu’une fois, la boîte devenant le cadeau par un effet de translation analogique : c’est un pur objet du désir tellement chargé d’affect qu’il en devient une synthèse de tropes multiples et acquiert, en dépit de sa fragilité (de contenant et contenu), ou grâce à elle, une force magique qui chamboule la vie des deux anti-héros dont il accompagne l’errance - celle de Max (Gene Hackman), ex-taulard rêvant d’ouvrir un car wash à Pittsburgh, celle de Francis Lionel dit « Lion » (Al Pacino), qui destine le cadeau à l’enfant jamais vu dont il a fui la responsabilité en s’engageant dans la marine.
Gimmick métaphoriquement limpide - blanc : innocence/sincérité, rouge : amour/angoisse/colère -, le cadeau surligne l’histoire en ne se laissant jamais oublier, perturbant, accrochant l’œil et l’intérêt du spectateur, et, par sa transformation organique – de blanc, neuf et intact à sale, défoncé et rafistolé – souligne le cheminement mental de Lion, dont il fait partie intégrante jusqu’à la chute.
Marqueur optique, le cadeau participe aussi à la continuité du récit en faisant la jonction entre les scènes, plutôt décousues par de nombreuses ellipses, de ce road trip existentiel tourné chronologiquement et dépourvu d’arc narratif fort, même si la finalité en est clairement identifiée pour les personnages (car wash et enfant). Car il s’agit davantage d’une riche étude de caractères, de « gueules »(3), le portrait tendre, entre burlesque et tragique, de deux inadaptés aux névroses dissemblables – obsession et agressivité (Max), immaturité, hypersensibilité et vulnérabilité psychologique (Lion) -, un cinéma-vérité à l’esthétique proche du documentaire social qui demeure typique d’une époque, d’un style (Nouvel Hollywood), d’un réalisateur fasciné par les marginaux(4) et la remise en question de la masculinité traditionnelle déjà entamée par Dean et Brando.
Par ailleurs, le cadeau affirme son importance d’ingrédient-ciment de la relation entre les personnages, y compris l’enfant non visible, étant à la fois source de tension et base d’échanges par ses couleurs ou sa symbolique. Au départ, il est seulement Lion, lui appartient exclusivement et est le rappel permanent du but qu’il poursuit : la boîte est toujours fourrée sous son bras, il veille sur elle, ne la lâche pas quand il glisse des flyers sous des pare-brises et la garde près de lui quand il mange ou dort(5). C’est d’ailleurs l’accessoire-clé du jeu de Pacino qui l’utilise manifestement comme support à sa gestique et vecteur d’émotions, la boîte et l’acteur évoluant physiquement en parallèle : neuf/naïf, affaissé/battu, abandonné/brisé. Ensuite, le cadeau se lie très vite à Max (scène de la bétaillère(6), scène de la fourchette(7)), ce qui permet de fonder entre eux une ambiguë filiation de hasard qui perdurera tout au long du film, prémices de celle que Lion veut bâtir avec son enfant par l’offrande (filiation fantasmée). Cette dépendance père/fils entre Max et Lion est installée tout de suite par Max qui rebaptise Francis (« J’aime pas trop Francis ») de son second prénom Lionel, abrégé en Lion(8). Puis, au fur et à mesure que les personnages apprennent à se connaître, la filiation, qui par moments tient de la relation de couple, s’affermit : Max « adopte » Lion, le serre dans ses bras, l’associe à son rêve de car wash, le protège, le gronde, se montre autoritaire, injuste(9) ; de son côté, Lion, en vrai « fils », se rebelle(10), défie sans cesse Max par ses pitreries, son effronterie naïve, son insouciance de gamin, s’effaçant devant lui, pardonnant tout à son père de substitution, sa brutalité, son manque d’empathie, même la prison. Le physique antagoniste des interprètes, qui présuppose déjà une conception différente de la vie, correspond d’ailleurs idéalement à ce rapport de forces : Hackman, géant viril (et ex marine) obsédé par les femmes, (un peu) stéréotypé domine de toute sa hauteur un Pacino lunaire, quasi adolescent à 33 ans, petit, frêle, asexué (« une version dégradée du jeune premier romantique »(11) post-Corleone(12), dénuée de tics faciaux et de gestes baroques, sa marque de fabrique à partir de Scarface – B. De Palma - 1983), qui multiplie les pirouettes d’ « épouvantail »(13) pour désamorcer la violence de Max toujours prête à exploser. Car tout le mal qui frappe Lion (prison, raclée et viol présumé par Jack(14), « mort » de l’enfant) advient par Max. La mésentente des acteurs sur le tournage ajoutera paradoxalement une touche d’authenticité à cette alliance conflictuelle, entre méfiance et incompréhension(15).
Au-delà de son utilité formelle de trait d’union entre les scènes et les partenaires, le cadeau est aussi un objet à la polysémie étendue et survalorisée par Lion, réceptacle et reflet de sentiments (espoir, amour, peur), de personnalité, une vraie boîte de Pandore. Précieux, fragile et idéalisé, il est en même temps l’enfant rêvé et l’amour dont Lion a été privé, qu’il veut donner et qu’il demande en jouant l’épouvantail pour se faire des amis, sans toutefois l’obtenir.
Pendant longtemps, Lion a une confiance totale dans la puissance du cadeau, le pouvoir de l’amour donné sans contrainte – la boîte n’est pas scellée -, même si c’est un amour trouble, maladroit, rongé de culpabilité et, bien que sincère, superficiel en raison de la nature profondément solitaire et incapacitante de Lion - ce que le nœud rouge décoratif, qui ne se dénoue pas, appuie symboliquement. Immaculé, coquet et joli, le cadeau est porteur d’expiation dans l’esprit de Lion, il personnifie le pardon qu’il espère et c’est pourquoi il l’entoure de tant de précautions, ne s’en éloigne pas, le préserve des colères de Max, le serre convulsivement contre lui comme un doudou et, comme un doudou, il est aussi propitiatoire, il conjure les maléfices – quand il en est séparé, il lui arrive des malheurs (prison, folie) et quand il le récupère (sortie de prison), il atteste de sa réconciliation avec Max(16).
En tant qu’objet transitionnel, au sens psychanalytique du terme, le cadeau est à l’intersection de la réalité intérieure (extension visible du moi de Lion) et de la réalité extérieure (destiné à un enfant qui existe en dehors de lui) : il est en même temps signe d’infantilisme (doudou) et de responsabilisation (paternité acceptée). Sur ce dernier aspect, c’est le cadeau qui ancre Lion, l’homme-enfant, dans la normalité qu’il appréhende comme un monde brutal dont il doit se défendre (politique de l’épouvantail) : ce cadeau est une façon de grandir pour Lion(17), de quitter un univers fantasmé et d’affronter, après la réalité intime, celle partagée avec le reste de l’humanité.
Hélas, la solidité affective du cadeau n’est qu’apparente et l’équilibre mental de Lion, qui en dépend totalement, pas plus assuré. Quand Lion téléphone à son ex pour lui demander s’il peut venir voir son enfant, celle-ci, par rancœur, lui dit que l’enfant est mort, ce qui est faux car on aperçoit le petit garçon, un Lion miniature, jouer dans la pièce(18). Un instant écrasé par la nouvelle – composition hallucinée de Pacino -, Lion jaillit en riant de la cabine téléphonique, déclare à Max que tout va bien et… abandonne le cadeau crasseux, défoncé et ouvert sur un capot de voiture, maintenant symbole d’échec, de rejet et de perte des repères - aussi mort que l’enfant.
« Il faut aimer Long John ! »
S’il est logique puisque l’objet est désormais inutile et désinvesti brusquement de toute valeur, l’abandon du cadeau n‘en est pas moins symptomatique et lourd de conséquences : renoncer au cadeau, à tout ce qui l’a soutenu durant ce périple difficile, fait éclater la bulle d’illusion subjective de Lion (désir de l’enfant) et confronte sa psyché à la réalité objective (mort de l’enfant) à laquelle elle ne résiste pas. Quand le cadeau disparaît du champ et de la vie de Lion, le récit bascule inéluctablement dans la tragédie, dont le climax est la scène de la fontaine où Lion amuse une bande de gosses en imitant Long John Silver sous le regard inquiet de Max. Yeux égarés, grimaces, débit pâteux, mouvements désordonnés, Lion est délirant, il veut « sauver » les gosses (transfert de l’enfant mort) mais s’effondre en hurlant contre Max et sombre dans la folie, c’est-à-dire une autre réalité, psychotique, qui l’enferme en lui-même, le faisant régresser à un stade catatonique(19). C’est alors que Max part pour Pittsburgh mais pas pour ouvrir un car wash(20), juste pour chercher ses économies qui serviront à payer les soins de son ami. Amputé de Lion, Max est émotionnellement perdu. Il retombe dans la solitude, le manque, comme le montre la dernière scène où il fait la queue pour acheter un billet de train et qui est directement connectée à celle de la rencontre avec Lion : dans les deux cas, sans Lion, Max ne parvient pas à allumer son mégot.
Dans ces ultimes images douloureuses mais éclairées d’un nouveau double but teinté d’espoir – guérir et aider à guérir -, Schatzberg nous souffle que si une grande brute esquintée par la vie réussit à devenir un épouvantail capable de sacrifice, c’est parce que le cadeau, même abîmé et délaissé, a bien rempli son office et qu’il a finalement été donné, et reçu : par Max. Et on peut être sûr que c’est de l’amour.
Notes