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Une photo dans l'autobiographie L'Encre de Chine de Ghassan Salhab
Rayon vert

« L'Encre de Chine » de Ghassan Salhab : Dans le cœur, une lampe-tempête

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le cœur d'un homme est une chambre obscure dont les douleurs font les alcôves d'un essai de cinéma. Ses battements marquent alors l'arythmie des grondements du monde de l'autre côté de la montagne. La poétique des assemblages à distance va jusqu'à montrer sa cordialité au point où attaquer frôle l'attaque cardiaque. L'Encre de Chine ? Un fourbis d'indices – ses osselets – pour fourbir l'indicible – le témoignage impossible, son os le plus secret. Fourbis comme les affaires d'un soldat ou un livre de Michel Leiris qui fait constellation avec d'autres, Biffures, Fibrilles, Fissures, Frêle Bruit, afin de déjouer la règle du jeu autobiographique. Le « portrait chinois » d'un cinéaste libanais fraie parmi les titres obscurs des histoires dont leur porteur sait qu'ils forment l'arrière-plan, lointain et éclatant, de ses épanouissements évanouis, la tempête de sable où les promesses et les adieux sont inséparables. Si loin sont de ces histoires ; si proche, en est leur ange gardien, le cœur meurtri mais toujours cordial. Ce qui résiste au témoignage témoigne de cette résistance dont il nous faudra savoir hériter – la résistance poétique du témoignage d'une incorporation à une politique de la résistance armée. Il n'y a de poésie qu'à fourbir ses armes depuis les porcheries qui nous obligent à y résister. Un cœur meurtri peut alors y exhiber, sans mot dire, la lampe-tempête qui en fait l'horlogerie.

 

« (comment, lorsqu'on cherche l'origine, ne pas rencontrer le mythe ?) »
(Jean-Luc Nancy et Mathilde Girard,
Proprement dit. Entretien sur le mythe, éd. Lignes, 2015, p. 12)

 

Grondements dans la montagne, battements de cœur, attaques cardiaques

Que dépose la seizième note de Rainer Maria Rilke, lui le poète si jeune en son agonisant, portant sur ce qu'il appelait en 1898 « la mélodie des choses » ? Ceci : « Que ce soit le chant d’une lampe ou bien la voix de la tempête, que ce soit le souffle du soir ou le gémissement de la mer, qui t'environne – toujours veille derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n'a sa place que de temps à autre. Savoir à quel moment c'est à toi d'attaquer, voilà le secret de ta solitude (…) : de la hauteur des mots se laisser choir dans la mélodie une et commune »(1).

Savoir à quel moment attaquer : c'est bien ce qui pourrait avoir intimement travaillé le solo vidéo de L'Encre de Chine. L'essai de Ghassan Salhab bricole depuis la prose d'un quotidien incurable de quoi expérimenter l'aboutement de quelques fragments à la volée, volés à mi-distance de l'éphémère et de l'impérissable. Mais l'intimité est, au moins depuis Mon corps vivant, mon corps mort (2003), également une « extimité » d'après Jacques Lacan, autrement dit le pli sensible par où le repli de ce qu'il y a de plus profond en soi touche à ce qu'il y a de plus extérieur à soi. Que la nuit soit tombée sur Beyrouth afin de rendre propice le moment où, dévoilé dans l'embrasure d'une fenêtre, le visage de Ghassan Salhab devra se retirer aussi vite qu'il se sera fugitivement exposé, et ce moment est alors celui où, à la manière d'un battement de cœur, se soulève une solitude criblée d'embrasements qui martèlent en syncope l'arythmie de déchirements d'entre tous les temps jusqu'à maintenant.

Le cœur d'un homme est une chambre obscure dont les alcôves prolongent en cinéma les secrets.

Au plus profond du dedans comme au plus éloigné en dehors, des grondements dans la montagne entrent en résonance avec des palpitations cardiaques ; voilà comment le solo attaque depuis la mélodie une et commune des choses et voix innombrables. Savoir, donc, à quel moment il faut attaquer en une nébuleuse de fragments composites, et collectés à la main avec la légèreté des outils numériques(2), requerrait de revenir peut-être – et même sûrement – sur les attaques d'hier et d'avant-hier. Une embrasure ouverte sur des embrasements intempestifs(3) accueillerait idéalement les battements du contemporain, ses déflagrations comme ses assourdissements. Soit les palpitations du cœur meurtri de toute région dont le nom dit qu'elle se lève au plus près et qui s'appelle le Proche-Orient, et telles qu'elles crépitent dans la poitrine de celui qui ne saurait définitivement s'y soustraire.

Que les battements du cœur rejoignent les grondements dans la montagne : la poétique des assemblages à distance montre sa cordialité jusqu'au point où attaquer côtoie l'attaque cardiaque.

« L'homme a dans son cœur des endroits qui n'existent pas encore et où entre la douleur afin qu'ils soient » : cette phrase de Léon Bloy citée par Jean-Luc Godard dans l'épisode 4B de ses Histoire(s) du cinéma (1988-1998) intitulé « Les signes parmi nous », on y repense en songeant à l'un de ses avatars contemporains, homme de cœur et de douleurs. Cet homme serait Ghassan Salhab, allant avec L'Encre de Chine un peu plus loin encore dans l'exploration intranquille de ses confins, s'exposant un peu plus tout en sachant qu'il devra se retirer davantage, la décision subreptice du dévoilement n'induisant que l'invention de nouveaux voilements et autant d'effeuillements. Les franges d'une exploration en cinéma, continuée et dédoublée par la vidéo, prendront comme ultime manifestation sensible la Méditerranée, dorée par le filtre d'une tempête de sable à la fin de L'Encre de Chine, exposant ainsi « l'ample mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle [il sait que son] solo n'a sa place que de temps à autre ». Si ample, la mélodie, qu'en premier lieu elle aura fait entendre, associé à la photographie d'une classe de sixième de l'année 1969, l'hymne national du Sénégal libéré de l'oppression coloniale et chanté avec les mots de Léopold Sedar Senghor. Derrière le visage d'un enfant ignorant alors que ses yeux auraient toujours déjà plongé dans d'autres yeux en lesquels nous reconnaissons après coup les nôtres dans le miroir d'un avenir indécidable, c'est l'enfance comme impossible retour au pays natal et comme terra incognita mais en ayant d'emblée averti (l'avertissement répète celui de 1958) que, jamais, la guerre ne cesserait, originelle et interminable.

L'Encre de Chine attaque, palpite et ses paysages, cordiaux, battent des failles cardiaques du monde.

Si loin, les histoires ; si proche, le porteur de leurs titres obscurs

Maintenant, aidons-nous de la note 18 des Notes sur la mélodie des choses : « C'est au loin, dans des arrière-plans éclatants, qu'ont lieu nos épanouissements. C'est là que sont mouvement et volonté. C'est là que se situent les histoires dont nous sommes les titres obscurs. C'est là qu'ont lieu nos accords, nos adieux, consolation et deuil. C'est là que nous sommes, alors qu'au premier plan nous allons et venons »(4). Au premier plan donc, les choses du monde vont et viennent, oui, de la pluie et du vent, des passants, des passages et des paysages – pour parler avec les mots de Vladimir Jankélévitch, l'ineffable du je-ne-sais-quoi et du presque-rien. Et puis, au loin, parfois au travers des orages électriques trouvés chez ces expérimentateurs du rock que sont Swans et Sonic Youth, des arrière-plans éclatent, en frisure des frontières qu'il y a en soi (les déflagrations du dedans dont les traces forment l'écriture de brûlantes persistances) et qu'il y a hors de soi (les conflagrations du dehors dont les échos ponctuent le tambour des correspondances). Dire qu'ils sont le lieu d'épanouissements consolateurs serait pour sûr inexact si l'on ne tenait pas à préciser aussitôt la nature même de ce qui s'épanouit au milieu des inquiétudes, des tremblements et des magnitudes – la fleur du film, avec ses pétales en relève, évasée et corollaire, des lumières fossiles venues d'astres obscurément tombés, enfouis dans le limon de la terre. C'est là et seulement là, dans l'effeuillage des plans et l'intervalle de leur montage floral, que se trouveraient « mouvement et volonté », et qu'auraient lieu « accords, consolation et deuil ». C'est surtout en ce lieu-là qu'en sourdine seraient susurrées les histoires dont les « titres obscurs » continuent de battre dans le cœur de leur porteur.

À l'avant-plan, la vie va et vient ; comme l'ange, elle passe et se retire. Mais c'est à l'arrière-plan que celui qui la considère sans angélisme est, qu'il s'y trouve, et que l'on saura véritablement retrouver. C'est pourquoi il lui faut, pour nous inspirer ici de Daniel Bougnoux, fourbir des indices pour indiquer l'indicible – cette histoire dont il est parmi d'autres un titre obscur. L'Encre de Chine est à cet égard un film qui témoigne, comme peut-être aucun autre film réalisé par son auteur, mais au sens où le témoignage serait d'abord et fondamentalement celui d'une impossibilité de témoigner (à ce titre, Paul Celan demeure toujours dans l'œuvre de l'auteur de La Rose de personne en 2000 un ange de la nécessité poétique). L'auteur se fait ainsi l'ange et passeur quasi impersonnel de cette impossibilité, son témoin le plus neutre afin d'être au plus près de l'os caché d'un témoignage dont l'impossibilité autorise seulement d'en disposer çà et là les rares indices – les osselets de l'indicible.

L'Encre de Chine ? Un fourbis d'indices – ses osselets – pour fourbir l'indicible – l'os le plus secret. Fourbis comme les affaires d'un soldat ou un livre de Michel Leiris qui fait constellation avec d'autres, Biffures, Fibrilles, Fissures, Frêle Bruit, afin de déjouer la règle du jeu autobiographique.

Ainsi, de discrètes épiphanies non seulement relèvent la poéticité intrinsèque du réel, mais elles manifestent encore la capacité poétique à capter les signes nébuleux du dire inqualifiable du monde, celui qui va jusqu'à tambouriner dans la chair du poète faite film. Ce sont par exemple ces plans sur une abeille agonisante, retournée sur le dos – une guerrière littéralement désœuvrée. Aussi, lus par Ghassan Salhab, les mots de Kijû Yoshida consacrés à qualifier précisément la beauté nécessaire du cinéma de Yasujirô Ozu, son anti-cinéma : ils ponctuent l'intelligence sensible de ses accords dissonants, et soulignent l'usage stratégique des structures, ainsi les fenêtres, aussi rigoureuses que rigoureusement ouvertes (comme le dit un autre poète contemporain algérien s'exprimant pour sa part avec le médium photographique, l'art d’Ozu est celui du sumo dont le poids se concentrerait dans l'écriture de ses haïkus)(5). Triomphe l'évidence, soit le goût partagé, de part et d'autre du Japon et du Liban, des rythmes intercalaires (et l'on devine que le partage aura aussi été un héritage, autre modalité du « butin de guerre » évoqué par Kateb Yacine et que le cinéaste convoque en légitimation du recours à la langue française). Ainsi, les plans tournés à la maison, dans l'intervalle d'un déménagement et d'un emménagement (autrement dit, dans la parenthèse d'un changement d'appartement) agencent pleins et vides tramant les temps de la déliaison et du grondement – ceux d'aujourd'hui dont regorgent les sons de vidéos glanés sur Internet concernant l'actuelle guerre syrienne et montés en écho avec ceux d'hier retrouvés dans les images muettes d'un film militant japonais de Masao Adachi et Koji Wakamatsu, tourné au Liban en soutien à la cause palestinienne.

Anti-impérialisme, internationalisme, lutte armée, panarabisme, tiers-mondisme, communisme : autant de « titres obscurs » dont leur porteur sait qu'ils forment l'arrière-plan, lointain et éclatant, de ses épanouissements évanouis, la tempête de sable où les promesses et les adieux sont inséparables. Si loin sont ces histoires ; si proche, le gardien de leurs titres obscurs, meurtri mais toujours cordial.

Entre parenthèses

On en profite pour ouvrir ici une parenthèse en rappelant ceci que parenthesis disant en grec l'intervalle ou l'incise aura été décisif dans le choix du titre de l'essai de 2007 intitulé (posthume). Dans l'intervalle des temps (leur interpolation dirait Giorgio Agamben), le « portrait chinois » conjugue le Japon au Liban dans le miroir des films si différents de Yasujirô Ozu et Koji Wakamatsu (et Kijû Yoshida en improbable go-between intergénérationnel). Ailleurs, les rumeurs inaudibles d'hier permettraient d'entendre différemment les sons d'aujourd'hui, régulièrement victimes de la saturation médiatique qui ne fait surgir nulle image des visibilités échappées du conflit syrien.

La vie entre parenthèses rappelle à l'intermonde selon Lucrèce (le monde des dieux entre celui des humains) ou Maurice Merleau-Ponty (la chair des relations) qu'il est un « entre-mondes » ainsi qu'Edward Saïd en parle à propos de Joseph Conrad : vivre se mène à côté, dans l'exterritorialité(6). Et si l'entre confine à l'antre – le corps y est cave, repli caverneux –, il enjoint aussi à l'autre, à l'avec.

Le dialogue avec l'autre en soi (l'inavouable)

On aura donc compris que, à l'opposé de tout vouloir-dire, Ghassan Salhab préfère frayer dans les parages indicibles du dire du monde en ses déchirements, fracas du jour et inactuelles persistances.

La liaison dans la déliaison, qui est donc affaire de vides, de pleins et de déliés, peut se dire encore autrement : écriture. L'épreuve de l'écriture littéraire en guise de soustraction salvatrice face à la propension subjective pour le désastre posait, racontée ainsi par La Montagne (2010), que la montagne désignait possiblement, à côté de l'endroit géographique de sa retraite, le héros lui-même. Celui qui aurait héroïquement réussi à vaincre le Minotaure au cœur de son dédale intérieur aura fait de l'écriture, ainsi que du dépeuplement qu'elle exige (l'écriture qui demeure une tauromachie requiert la solitude du torero), le lieu, aussi permanent que précaire, de suspension subjective dans la pente catastrophique générale. Le désœuvrement induisait, dans ce film de neige et de nuit tourné en noir et blanc, la désactivation de la pulsion pour le pire et sa potentielle sublimation littéraire, la suspension se comprenant aussi comme évidement et transsubstantiation des liquides, les humeurs séminales ainsi ouvertes à la dissémination des signes. L'encre s'écoulant dans le tracé longitudinal des mots déposés sur le papier pour tracer un chemin sur fond de la blancheur de la page, si elle n'ignorait pas qu'elle trempait aussi dans le sang, en tenait également à distance le spectre. Celui-ci trouvait pourtant à rejaillir dans la bouche volcanique d'un inconnu se donnant la mort, son visage noirci par le sang. L'encre est désormais dite de Chine dans l'essai tourné par celui qui, dans La Montagne, aura joué lui-même du masque recouvrant la figure du suicidé pour en déjouer la hantise.

Posant que le cinéma serait le moyen de conjurer la hantise de l'écriture littéraire dont l'irrésolution serait létale, le cinéaste disposerait alors de son art comme de la relève d'un désir de littérature au sens précis d'une expérience d'écriture (assumée par ailleurs la même année que la sortie de La Montagne avec la publication des Fragments du Livre du Naufrage), s'offrant comme le lieu d'un témoignage possible autant qu'il est impossible de témoigner. L'Encre de Chine proposerait alors la guise d'une relève dédoublée en affrontant le fondement d'une double impossibilité : faire revenir l'indicible sang des engagements militants passés ; en puiser l'encre d'une narration épique à laquelle aura été finalement préféré un ensemble étoilé de signes épars, et discrètement épiphaniques.

Le témoignage soutiendrait le réel d'une possibilité depuis l'impossibilité même à témoigner. La possibilité de l'impossible passerait, de La Montagne (dédié à Johnny Cash) à L'Encre de Chine (habité par le fantôme d'Elvis Presley), de la transsubstantiation du sang en encre jusqu'au refus de l'épopée pour raconter l'engagement politique passé, dans la préférence japonaise du fragment ténu et sibyllin, du haïku et de l'épiphanie. Et qui passerait encore dans la troublante suspension de toute forme de distinction ou de césure entre transitivité et intransitivité, dans un désœuvrement des rapports logiques du sens et de l'insensé. Avec le logos désœuvré par tant de divisions, vient alors le temps de dialoguer et, pour qui dialogue avec soi-même, d'ouvrir le dialogue à l'autre qu'il est.

Le mouvement de l'auto ou soi-même a pour avers ou envers celui de l'allo ou autre et, entre les deux pôles du sujet qui s'autorise l'expression appropriée mais sans propriétaire de l'inexprimable, s'intercalerait le spectateur en garant du tiers. Donc, il faut des indices pour indiquer l'indicible, dire la possibilité de l'impossibilité de témoigner. Il faut quelques épiphanies, une marche dans la forêt comme celle du milieu de notre vie ainsi que Dante l'a écrit dans la Divine Comédie, une mosaïque de monades ouvertes du dedans sur le dehors et inversement. Mais aussi un carrelage frissonnant de pluie, un ondoiement lumineux sur un pan de mur défraîchi, des dessins à l'encre de Chine d'Henri Michaux, une arrière-salle filmée en contre-jour, un long travelling latéral sur un paysage enneigé, une mer jaune, une montagne. Ce qui s'écrit est l'écriture encryptée de l'inavouable. Une crypte.

Poésie et porcherie

Des fragments certes dispersés mais ils auront été combinés sur le fil du rasoir de deux résonances distinctes : sur un versant, la ligne de faille de la guerre en ses échardes métalliques et, sur un autre, la ligne d'erre de la parole poétique. Dans les limbes du monde vécu, quelques fantômes se font entendre aussi, des expérimentations rock et des voix spectrales revenues de l'oubli où le bruit médiatique refoule l'esthétique de la résistance ; enfin, un long extrait de Porcherie (1969) de Pier Paolo Pasolini. « Il ne sait pas vraiment à quoi ressemble la ''vie intérieure'' de ses semblables ; il sait en revanche que la sienne est un chaos sans nom, et qu'il ne la proposerait à personne en modèle » a écrit Ghassan Salhab(7). Ce « chaos sans nom », il faut pourtant, sans jamais cesser d'en signer les accrocs et dissonances, faire entendre l'ample mélodie évoquée par Rainer Maria Rilke qui, tissée des mille voix de son arrière-plan, résonne dans la sienne qui revient de 1958 (2009).

Il faut donc de l'encre pour prolonger autrement les écoulements de sperme et de sang ; il faut aussi des plans pour soutenir la nécessité de l'écriture confrontée à sa propre impossibilité ; il faut enfin des épiphanies pour évider en les épuisant les risques de l'épopée et de l'autorité autoritaire qui en découlerait. Ce qui a été vécu pourra certes passer la maille des choses, le filet des temps ou le fond de court en terre battue des plans, mais il en aura fallu du différé pour que le cinéaste – un esprit libertaire, résolument – s'en montre à la fois le passeur et témoin. À ceci près que la passe ne saurait s'accomplir autrement que dans l'impossibilité du témoignage. Son intransitivité est la possibilité d'une transitivité ne pouvant se soustraire à la contradiction du désir qui la nie.

Voilà l'une des contradictions créatrices où se déploie, se débat L'Encre de Chine, son rythme pris dans le battement des attaques et des contre-attaques, des dictions et des contradictions, des paroles poétiques et des mutismes provisoires ou des aphasies temporaires. « Seuls les poètes ? » demande un carton : on répondrait avec Martin Heidegger rêvant de Friedrich Hölderlin qu'il en faut nécessairement en des temps qui sont de détresse – et le nôtre très particulièrement. C'est pourquoi il faut accueillir les voix d'outre-tombe de Paul Celan et Pierre Reverdy autant que celle d'Elvis. C'est pourquoi il faut inviter aussi les vers de Leopoldo Maria Panero qui est allé jusqu'au bout de la folie pour lutter contre le fascisme que la psychiatrie avait mis dans sa tête en plus du franquisme. C'est pourquoi il faut également requérir la présence de l'auteur de L'Intrus (2000) dont le fantôme hantait déjà peut-être Mon corps vivant, mon corps mort, Jean-Luc Nancy s'appuyant sur sa propre expérience de greffé du cœur croisée avec la lecture de Sophocle pour dire ô combien l'humain ne cesse de s'outrepasser lui-même en s'excédant. C'est pourquoi il faut encore les mots du Comité invisible – cet agencement collectif d'énonciation conjoignant la politique à la poétique – pour interroger autrement la nécessité d'une émancipation collective qui s'expérimente partout dans les intervalles du piège spectaculaire. Il faut enfin le corps du poète libanais Adel Nassar, qui nous regarde en long silence et parle sans qu'aucun mot ne nous soit audible. Comme si la parole du poète en son essentielle solitude devait faire l'épreuve du désœuvrement qui est aussi un dépeuplement.

Des silences obligés, on pourra les décrire comme ce dire saisi depuis son impossibilité même et dont le saisissement se manifeste en autant d'indices de l'indicible. C'est pourquoi il faudra enfin convoquer Pier Paolo Pasolini, poète qui fit de grandes images en cinéma à l'époque où s'y essayait Kijû Yoshida après avoir été l'assistant de Yasujirô Ozu, lui qui divisa son film Porcherie en deux parties parallèles et intercalées, l'une et l'autre formant l'entrelacs de leur similitudes inconciliables.

Autant les images pasoliniennes paraissent revenir d'outre-tombe comme interpellées par la partition sonore agencée par le cinéaste (les bombes sur la Syrie explosent de telle sorte qu'elles obligeraient presque le personnage de Pierre Clémenti à se retourner sur elles), qu'elles exposent également le moment de nudité immémoriale partagé dans le désert ou bien au bord du volcan par le tueur et sa victime, qui ne peut être que son double, terriblement. La plus grande incertitude voisine ainsi dans le saisissant moment pasolinien avec d'inavouables pulsions ou des rictus cryptiques, la possibilité du meurtre collant à sa propre impossibilité, le rapport et le non-rapport y coïncidant radicalement.

La citation est audacieuse parce qu'elle dure, en même temps qu'elle propose le subtil remontage de l'extrait cité (il y a quelques coupes marquées par des plans noirs). Mais l'on y sent une pressante nécessité. La zone qui conjoint chez Pier Paolo Pasolini autant de déterminations que d'indéterminations a peut-être été celle-là même que peuplèrent les ombres combattantes de la cause palestinienne et beaucoup d'entre elles auront fini par ressembler à l'abeille agonisante. Mais il ne nous est pas possible d'aller plus loin puisqu'il ne nous est pas permis de dire ce qui ne l'aura pas été.

Ce qui résiste au témoignage témoigne alors de cette résistance dont il nous faudra savoir hériter – la résistance poétique du témoignage d'une incorporation à une politique de la résistance armée. Il n'y a de poésie qu'à fourbir ses armes depuis le limon des porcheries qui nous obligent à y résister.

L'impropre, à proprement filmer

L'Encre de Chine aurait alors montré cela : ce qui fonde aujourd'hui un homme revenu de certaines mythologies politiques (mais pas des idées éternelles dont elles se sont soutenues), c'est un ensemble de sensations – des impressions désireuses de devenir des expressions – qui ne lui laisseraient plus d'autre choix que de créer avec son œuvre son propre mythe. Entendons-nous bien : précisément distingué de la mythologie, le mythe ne désignera ici que la parole tautégorique ainsi que Schelling l'avait qualifiée à l'époque du romantisme. Le « Soi disant [au sens où] je me dis moi-même et je me dis comme "moi-même" » du mythe est bien ce que Jean-Luc Nancy et Mathilde Girard distinguent de la mythologie, du « soi-disant au sens ordinaire de l'expression en français : se prétendant, se faisant passer pour, fictif ou feint, prétendu [comme ce qui] n'existe que par ce "se dire tel" »(8).

Le mythe comme parole tautégorique est un récit du genre performatif au sens où une vie se « per-forme, (…) elle se fait en se disant et se dit en se faisant »(9). Et le mythe serait ici porteur d'un sens émergeant à partir de ses propres développements et non d'une source extérieure, ne devant à rien d'autre qu'à lui-même son propre fondement. « L'origine n'est-elle pas le fait – l'effet même si on veut – de la parole ? Celle-ci surgit d'elle-même et, ce faisant, elle ouvre avec, en elle, l'origine comme béance et angoisse aussi bien que jouissance » pose Jean-Luc Nancy(10) qui précise plus loin : « Parler donc c'est à la fois originer – ou s'originer – et désigner l'absence d'origine. (D'où muthos : parole naissante, dire avant dit, parler en ça parle et en je parle tout à la fois) »(11).

L'Encre de Chine ? Un cœur meurtri y exhibe sans le dire la lampe-tempête qui en fait l'horlogerie.

L'Encre de Chine est le film d'une parole proprement dite, en ceci qu'elle demeure à jamais préoccupée par l'impropre et son impossible. L'impropriété de tout témoignage ne se soutient en effet que de sa propre impossibilité et l'impropriété insensée à laquelle le monde aura voué un homme jusqu'aux replis les intimes de son corps. Le mythe n'explique rien, il convainc sans contrainte en se présentant seulement comme un dire dont le logos ne serait que le dit(12). Le mythe présente l'homme de parole qui, revenu vivant de certaines mythologies révolutionnaires où les armes de la critique avaient alors laissé place à la critique des armes, en est devenu l'un des survivants. Et, loin d'entraîner l'abolition artiste de la politique comme « passion désespérée de parvenir à calculer l'incalculable »(13), le mythe qui n'équivaut en rien à la parole d'un Orphée revenu des Enfers de la politique de l'ami et de l'ennemi porte, aussi discrètement que secrètement, la parole la moins idéologique et la plus politique qui soit. « Non, décidément il faut l'anarchie. Ni dieu ni maître : au fond là est le mythe, lorsque nous proférons cela en nous proférant nous-mêmes »(14).

La note 40, la dernière des Notes sur la mélodie des choses : « Et ce sont justement les plus solitaires qui ont la plus grande part à la communauté (…) Qui percevrait toute la mélodie serait tout à la fois le plus solitaire et le plus lié à la communauté. Car il entendrait ce que nul n'entend, et ce pour l'unique raison qu'il comprend en son achèvement ce dont les autres, tendant l'oreille, ne saisissent que d'obscures bribes »(15). La dernière, qui comme toutes les choses est l'avant-dernière.

Post-scriptum : ce texte inédit remonte au 7 août 2018. Depuis, le réel a refusé avec fureur de nous démentir.

Notes[+]