Boire la tasse dans ses larmes avec « L'Effet aquatique »
Dans la très belle scène où Agathe « boit la tasse dans ses larmes », « L'Effet aquatique » trouve ce moment de révélation où le personnage se laisse submerger par ses affects. Cette scène marque l'aboutissement d'un travail précis sur l'hétérogénéité d'un petit monde bariolé.
L'Effet aquatique (2016), un film de Sólveig Anspach
Nous approchons de la fin du film. Agathe (Florence Loiret-Caille), maître-nageuse à la piscine de Montreuil, est depuis longtemps partie en Islande pour assister au Congrès International des Maîtres-Nageurs. Samir (Samir Guesmi), l'a poursuivie jusque-là après être tombé fou amoureux d'elle un soir, dans un bar. Agacée mais secrètement touchée par sa persévérance, Agathe semble prête à tomber amoureuse après avoir longuement hésité. L'Effet aquatique raconte ainsi son parcours émotionnel, entre séduction, maladresse, hochements et apprivoisement de l'inconnu. Elle cherche, durant toute la durée du film, une réponse cohérente à apporter au chaos qui l'entoure et la traverse. Agathe, à l'inverse de Samir, ne trouve pas le moyen de trancher dans l’indécision. Elle ne cesse de fuir, de déjouer les attentes, de renverser le jeu de séduction. Alors qu'elle cherche Samir pour enfin lui avouer ses sentiments, après une succession de scènes où le spectateur en déduit qu'elle s'est décidée à succomber (sans que cela ne soit forcément clair pour elle, nous le verrons), elle débarque dans la maison familiale de ses amis islandais (Anna, Siggi et Frosti). Elle y fait la rencontre de la mère d'Anna (Didda Jónsdóttir), qui semble posséder des dons de voyance. En entrant dans la pièce, la vieille dame focalise immédiatement son attention sur Agathe. Elle s'approche d'elle et entame une sorte de rite occulte avec la tasse de café d'Agathe, qu'elle fait tourner autour de sa tête. Elle la pose ensuite sur le radiateur pour qu'elle s'imprègne de l'aura de son hôte. Quelques instants plus tard, la voyante raconte à Agathe ce qu'elle lit dans la tasse. Elle évoque l'amour, quelque chose d'aquatique, et l'invite à se laisser aller. Alors que rien ne la préparait à un tel événement – Agathe est une femme pragmatique au caractère bien trempé qu'on imagine mal croire à l’occultisme –, quelques larmes coulent le long de son visage. Cette semi-révélation fait tenir à elle seule L'Effet aquatique. Agathe accepte définitivement de se laisser submerger par les affects contre lesquels elle luttait sans raison. Le film raconte alors en creux une autre histoire, toute entière contenue dans les larmes inattendues d'Agathe : celle d'un passage progressif vers la certitude d'un amour qui peinait à remonter à la surface.
« Si tu as envie de croire à ces trucs, on a aussi les elfes, les trolls et les huldufólks. Tu choisis. », lance Anna après la séance de voyance improvisée, qui insinue par là qu'Agathe cherche à retrouver Samir avec l'aide de sa mère, ce qui n'était évidemment pas le cas. Un décalage s'est installé entre Agathe et ses amis islandais. Au plan suivant, Anna se rappelle qu'ils peuvent localiser Samir grâce un émetteur GPS. « Va chercher l'iPad ! », finit-elle par demander à Frosti. La rencontre avec la voyante est donc plutôt le fruit du hasard qu'une demande expresse d'Agathe pour retrouver Samir. Le film la présente d'ailleurs comme telle. Cette scène n'a aucune incidence sur le récit, car le spectateur était embarqué depuis quelque temps déjà dans la recherche de Samir et se préparait au happy end attendu. Sólveig Anspach et Jean-Luc Gaget auraient très bien pu se contenter de cette information donnée au spectateur et nous nous serions satisfaits, sans plus, de l'heureuse résolution de la romance. Sauf qu'Agathe ne semblait pas encore concernée par tout cela, comme si elle était restée en dehors de sa propre histoire et à côté d'elle-même à force de fuir. Quand elle boit la tasse dans ses larmes, à rebours de la logique narrative du film, c'est toute cette vague d'inconnu qui finit par se dissiper. Cette semi-révélation n'aurait été possible et envisageable que dans ce petit monde indéterminé qui préparait le terrain à son apparition. Monde indéterminé, au sens où L'Effet aquatique ne cesse de chercher une voie de salut dans un foisonnement d'éléments, de mondes et de flux contradictoires qui s'entrechoquent. Dans la première partie du film, la piscine de Montreuil, avec son personnel excentrique, rencontre l'apparente absence d'univers de Samir, grutier de profession qui ne semble porter en lui que son désir de séduire Agathe. Cette rencontre crée un joyeux chaos, sur fond de bizarrerie et de romance maladroite, qui sonne comme le résultat étrange de télescopages imprévus. La seconde partie, en Islande, située au congrès très officiel des maîtres-nageurs, introduit de nouvelles composantes à l'équation : des amis islandais fantasques, des intervenants de nationalités différentes ou encore, donc, l'occultisme. Ce mélange improbable, s'il peut passer par moments pour un foutoir mal assemblé, n'est certainement par le fruit d'une maladresse de la part de Sólveig Anspach et de Jean-Luc Gaget. Le petit monde désorganisé et bariolé de L'Effet aquatique, avec ses corps et des manières d'être peu visibles au cinéma, est au fond ce qui intéresse ses auteurs, bien plus que le récit lui-même. Ce réjouissant désordre ne cherche qu'à produire ses instants de vérité par-delà les contraintes narratives. Anspach et Gaget le construisent patiemment et avec désinvolture jusqu'à cette scène de voyance parfaitement cohérente avec l'univers déployé, où Agathe finit par boire la tasse dans ses propres larmes lorsqu'elle prend conscience de ce qui se trame en elle.
Dans les endroits les plus improbables, et quand bien même il y a une telle alchimie entre le grotesque, le fumeux et le déjanté, il y aura toujours de la place pour l'émergence d'affects, de romances possibles, de corps plus désirants que jamais. Les affects, comme l'amour, n'obéissent à aucune loi. C'est peut-être un cliché, mais pas tant que ça. Car combien de grands films racontent cette histoire à partir d'un même monde bariolé peuplé de corps similaires ? Quand Agathe écoute les paroles de la voyante, alors qu'elle aurait très bien pu s'en moquer, c'est toute la certitude de son amour qui remonte à la surface et s'écoule en quelques larmes. Cliché alors, peut-être, mais pas en tant que climax scénaristique, puisque tout est déjà joué, tant au niveau du récit (on attendait le happy end) que des intentions des personnages. Anspach et Gaget auraient très bien pu laisser Agathe tranquille, et le film, selon les attentes, aurait pu se passer de ce détour par la maison de la voyante. C'est ce qui rend cette scène magnifique : sa contingence absolue, découlant comme par miracle de la logique inopérante du film et que seule la voyante pouvait révéler. Cette contingence amène paradoxalement l'équilibre que le film recherchait depuis le début. Par conséquent, nous pouvons bien entendu parler de climax, mais pas au sens habituel du terme. Ce climax surgit là où on l'attend le moins et lorsque le film, ayant tout livré, pousse sa logique chaotique jusqu'à son paroxysme. L'Effet aquatique raconte alors une toute autre histoire, l'histoire inverse même, qui a un caractère aquatique, comme le dit la voyante : il est question de se laisser submerger, de parvenir à laisser ce monde aux agencements bizarres envahir notre être, lui donner la possibilité de prendre d'assaut les corps et l'intériorité. C'est le seul moment où l'inconnu parvient à submerger Agathe pour passer dans le connu, le conscient, la certitude. Elle semble accepter en même temps ce monde, la place qu'elle y occupe, et Samir. Les deux mouvements sont indissociables. Elle lutte pendant tout le film contre cet effet aquatique, qui finit par l'engloutir quand elle s'y attend le moins. Elle accepte aussi sa place dans ce petit monde, tout comme elle apporte un peu d'équilibre dans le chaos qui l'entoure. Certains verront dans cette scène de voyance un sommet de kitsch, mais ce serait là une erreur, car ce détour par l'occulte fait partie intégrante de L'Effet aquatique. Le film fonctionne en effet grâce à une économie fantaisiste où les personnages voient leurs relations dépendre d'incongruités parfois farfelues.
Fausse comédie romantique, L'Effet aquatique est un film étrange, insaisissable, une sorte de comédie de corps fracassés dans un milieu indéterminé en recherche d'équilibre. Comme dans tous les bons films, il y est question d'un processus de singularisation, à la fois d'un univers précis et d'une série de personnages. De ce petit monde décalé, maladroit, grotesque, chaotique finissent par émerger des vérités singulières où les affects, adaptés à leur milieu, finissent par s'exprimer en rapport avec lui, comme dans cette scène où Agathe boit la tasse dans ses larmes et que seule la voyante avait le pouvoir d'orchestrer. Le constant décalage dans lequel se trouve L'Effet aquatique débouche ainsi sur quelque chose, contrairement à beaucoup de films semblables – décalés, poétiquement drôles, avec leur mise en scène léchée enrobant une série de situations cocasses – qui ne parviennent pas à faire émerger quoi que ce soit dans leur vase clos. L'Effet aquatique est lui aussi un vase clos, mais qui réussit quand même à s'enfoncer sous la mer des apparences pour faire remonter quelque chose à la surface. Pour le même prix, rien n'aurait pu se passer, et le film serait resté à nos yeux inabouti, ou du moins il n'aurait pas suffisamment travaillé en profondeur l'alchimie possible des éléments étonnants et hétérogènes qui le composent.