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Le jeune instituteur assis à coté de la chanteuse du village dans L'école au bout du monde
Rayon vert

« L'école du bout du monde » de Pawo Choyning Dorji : Trouver sa voix

Guillaume Richard
L'école du bout du monde de Pawo Choyning Dorji présente Ugyen comme une voix et l'écoute comme rapport au monde et aux personnages. Si le jeune instituteur cherche sa voie, c'est d'abord par le biais de sa propre voix. En retravaillant complètement le cliché de l'utilisation de la musique à des fins de rupture narrative et émotionnelle, le film constitue un contre-exemple où le chant occupe une place centrale dans l'évolution du personnage et son ouverture à de nouveaux possibles.
Guillaume Richard

« L'école du bout du monde » (Lunana : A Yak in the Classroom), un film de Pawo Choyning Dorji (2019)

On a déjà partagé à plusieurs reprises notre agacement concernant la manière dont le chant et la musique sont utilisés dans beaucoup de films d'auteur contemporains(1). Cet usage est devenu un des clichés encombrants d'un cinéma souvent réaliste et/ou psychologique. Heureusement, il existe de nombreux contre-exemples et L'école du bout du monde de Pawo Choyning Dorji constitue une franche réussite. Le cinéaste introduit avec habilité tout un jeu autour du chant et de la circulation du son qui va déterminer l'évolution de Ugyen (Sherab Dorji) au fil du récit. Ugyen, un jeune instituteur blasé qui ne veut plus enseigner, est envoyé au bout du monde, dans les montagnes de Lunana, pour une dernière mission avant la fin de son contrat qui le lie au gouvernement. Son histoire prévisible de redécouverte du monde et des autres serait sans intérêt si à la recherche d'une voie ne se dédoublait pas une autre quête, celle d'une voix. Le titre un peu mielleux de notre texte ne souligne pas un éclat passager du cliché (une chanson qui fait frissonner) mais la recherche d'une voix et des possibles qu'elle ouvre.

Dans la première partie de L'école du bout du monde, Ugyen apparaît comme un personnage plutôt antipathique. Il ne fait que se plaindre et veut quitter le Bhoutan pour aller vivre en Australie. Malheureusement pour lui, le gouvernement l'envoie à Lunana, un petit village perché à plusieurs milliers de kilomètres d'altitude pour y terminer son contrat. Ugyen ne veut évidemment pas s'y rendre, d'autant plus qu'il n'y a pas d'électricité courante ni de moyens de communication. La veille de son départ, il retrouve ses amis dans un bar où il a l'habitude de chanter. Il monte sur scène avec sa guitare sous les acclamations d'un public déjà conquis mais étonnement, le moment où il joue son morceau anglophone est vite coupé : pas question de s'émouvoir facilement avec une jolie petite émotion préfabriquée ni d'accorder de l'importance au morceau joué qui apparaît franchement comme aseptisé. On apprend ainsi que Ugyen veut probablement vivre de sa musique et ce détail a priori anodin, puisque la scène de chant est très courte, s'avère extrêmement important pour la suite car le jeune homme est présenté comme une voix et le film instaure l'écoute comme rapport au monde et aux personnages.

Ugyen quitte alors la ville avec des pieds de plomb pour un long voyage vers Lunana. Il est accompagné par deux villageois qui eux aussi chantent, à l'instar de nombreux habitants du village qui vont accueillir leur nouvel instituteur avec un immense respect qui va déconcerter le jeune homme. Ugyen va finir par s'acclimater et, pour la première fois, aimer son travail en s'occupant d'une petite classe très rudimentaire pour laquelle il fait construire un tableau et décore les murs de posters éducatifs. Plus que par la redécouverte d'une vie sans chichis, ou la promesse d'un retour à la nature loin des dérives de la civilisation, c'est par le chant que L'école du bout du monde construit l'évolution invisible de Ugyen. Il écoute d'abord la petite cheffe de classe (Pem Zam) lui réciter une comptine ; Michen (Ugyen Norbu Lhendup), son guide-chanteur, lui explique qu'il a séduit sa femme grâce à une chanson ; Et, surtout, c'est lorsqu'il entend chanter au loin Saldon (Kelden Lhamo Gurung), tel le chant d'une sirène, que quelque chose semble se chambouler en lui. Celle-ci lui apprendra ensuite son chant et la bonne intonation à avoir. Quelque chose change en Ugyen et dans l'utilisation à venir de sa voix, qui va traduire un nouveau rapport au monde à un niveau bien plus profond que le changement attendu produit par la confrontation culturelle entre la ville et le village aux traditions ancestrales, même si les villageois vont jouer un rôle dans cette transformation en redéfinissant la notion de voyage.

Le Yak dans l'école du village de Lunana dans L'école du bout du monde
© Visuel fourni par ARP Sélection.

Ugyen s'épanouit secrètement à partir du moment où il effectue ce travail invisible sur sa voix qui va, enfin, être écoutée, comme une première fois, loin de ses chansons anglophones qui dissimulent une certaine forme d'artificialité. Après avoir demandé à ses amis de lui envoyer sa guitare, il s'accorde avec tous les chanteurs du village, comme si cette harmonisation était une question vitale, en apportant sa propre touche. Une scène d'apparence niaise le montre en train de chanter en cercle avec les enfants et quelques villageois une sorte de comptine au son de sa guitare. Bien entendu, Ugyen fait des rencontres et découvre un style de vie qui va lui convenir. Sur ce point, L'école du bout du monde est conforme au discours énoncé par un des villageois : le Bhoutan est le pays au monde où on est le plus heureux, le pays du bonheur par excellence. Le film porte en lui cette bienveillance mais peut-être trop naïvement à force de gommer toutes les aspérités.

L'originalité de L'école du bout du monde se trouve ailleurs : dans la découverte de sa propre voix. Étonnamment, contrairement à un célèbre dicton, ce n'est pas le chemin parcouru qui compte, le périple (on pense au fameux chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle), mais bien l'arrivée, car le voyage pour Ugyen, dans la première partie, est bien pénible, et ses conditions de vie le sont tout autant. Une fois arrivé au village, il se découvre sans voyager : le chant lui ouvre des possibles et ce sont les villageois qui le font voyager aussi bien humainement que musicalement pendant qu'il fait du "surplace". L'émotion provoquée par la musique n'est jamais forcée car elle circule entre les personnages au lieu de les pétrifier dans des moments de grâce artificiels.

L'épiphanie finale, sublime, ne montre pas autre chose. Elle peut certes donner quelques frissons comme le cliché que nous dénonçons, mais elle est donc le fruit d'un processus mûrement réfléchi et, surtout, Pawo Choyning Dorji ne la fait pas durer, exactement comme dans le prologue. Il préfère planter une flèche dans le cœur du spectateur qui prendra le temps d'infuser. Après avoir été forcé de quitter le village, on retrouve Ugyen dans un bar de Sydney où il joue une composition anglophone du même acabit que dans la première partie. Personne ne semble l'écouter dans cet endroit où plus personne ne le connaît, comme dans son bar. Il s'arrête de jouer et subit les foudres du barman. Il entonne alors la chanson apprise aux côtés de Saldon. Il la chante avec la bonne intonation, c'est-à-dire avec la bonne intensité et avec tous les possibles qu'elle porte : il chante Lunana, cette porte ouverte dans son cœur, ce monde peuplé par les villageois qui lui manquent. Il s'ensuit un fondu-enchaîné sur le tableau de la classe où il enseignait. Ugyen a donc trouvé sa voix et on comprend qu'il a trouvé en même temps sa voie, qui consiste à choisir les possibles qui lui conviennent le mieux.

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