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François Civil et Adèle Exarchopoulos s'embrassent sur la plage dans L'Amour ouf
Critique

« L’Amour ouf » de Gilles Lellouche : MTVie

Louis Leconte
L’Amour ouf transpire le cool, dégouline de ce que certains nomment des « envies de cinéma », qui sont surtout des envies de montrer que du cinéma, on sait faire. Le film de Gilles Lellouche est une longue fresque pseudo-tragique qui délaisse le romanesque pour le tapage du clip TV. C'est un film adolescent, dont la forme démonstrative étouffe l’émotion qui affleure dans les rares moments de naïve sincérité.
Louis Leconte

« L’Amour ouf », un film de Gilles Lellouche (2024)

En 1988, la chaîne de télévision MTV, spécialisée dans la diffusion de clips musicaux (Music TV) puis d’émissions de téléréalité en tous genres, débarque en France ; Gilles Lellouche a 16 ans. Comme des milliers d’adolescents de sa génération (puis des suivantes), le jeune Gilles a peut-être été fasciné par les images extatiques et clinquantes de l’american way of life déversées par la chaîne étasunienne. Peut-être a-t-il, comme l’auteur de ces lignes, succombé au charme publicitaire d’une existence centrée autour de l’argent et du statut social. Peut-être la représentation outrageusement simplifiée des rapports et affects humains a-t-elle résonné avec Gilles - lui qui, comme tous les garçons de son âge, était aux prises avec des questionnements aussi pesants que le sens de la vie, l’identité sociale, et la masculinité. Peut-être, enfin, est-ce à cette période que Gilles, abreuvé au déferlement de vidéoclips que voit apparaître la décennie quatre-vingts, eut une révélation formelle, une épiphanie artistique : cette forme resserrée, mais surtout aguicheuse, fringante, hyperactive voire épileptique, deviendra son horizon, son absolu esthétique. Au tournant du siècle, et à la suite d’un premier court-métrage, Lellouche réalise une série de clips pour des musiciens de sa génération comme Pascal Obispo, MC Solaar, NTM et le Saïan Supa Crew. Lellouche réalisateur naît dans le vidéoclip ; pour L’Amour ouf, son second long-métrage, il opère un retour aux origines.

Car le clip vidéo est le summum du cool, et le cool est un mantra de l’adolescence. « Cool », Gilles Lellouche devenu adulte le répète encore à l’envi dans l’interview « vidéo club » que le réalisateur accorde au média Konbini pour la sortie de L’Amour ouf. Et effectivement, L’Amour ouf transpire le cool, dégouline de ce que certains nomment des « envies de cinéma », qui sont surtout des envies de montrer que du cinéma, on sait faire. L’Amour ouf est une longue fresque pseudo-tragique qui délaisse le romanesque pour le tapage du clip TV. L’Amour ouf est un film adolescent, dont la forme démonstrative étouffe l’émotion qui affleure dans les rares moments de naïve sincérité proposés par le film.

L’adolescent, on le sait, compense ses carences narcissiques par un besoin exagéré d’attirer l’attention sur lui. Ainsi en va-t-il de L’Amour ouf, qui accumule les effets de style : mouvements et variations d’angles de caméra, effets spéciaux plus ou moins kitschs (un chewing-gum collé au mur se met à battre comme un cœur, pour n’en citer qu’un), effets de lumière, de surimpressions, de montage, etc. L’Amour ouf cherche désespérément à en imposer aux spectateur.ice.s, et ce, dès son prologue : des jeunes hommes, le regard fermé, préparent dans un montage nerveux une opération musclée qui se résoudra par un ballet d’ombres stroboscopique et par une balle perforant le crâne du héros. S’ensuit un court générique composé d’un lent zoom avant envoûté par une flamme industrielle qui finit par embraser tout l’écran et dévoiler un cœur battant, à vif. Voilà ce que promet L’Amour ouf : des burnes, de la violence éruptive, des sentiments déchaînés, le tout enrobé d’une plastique sur-stylisée. En bref, du cool, du cool qui aurait électrisé l'ado Lellouche devant sa TV et qui l’électrise toujours. Car il s’agit bien là d’un cool suranné, issu d’un temps où l’on pouvait encore allègrement se complaire dans des histoires d’amour hétéro-hyper-normées, avec l’Homme qui porte sur ses épaules le poids de la violence du monde et la Femme qui souffre d’attendre que l’homme finisse par se ranger, ou mourir.

Une chorégraphie dans L'Amour ouf
© Cinéart

Comme nombre de ses contemporains, Gilles Lellouche semble puiser une partie de ses ressources créatrices dans la nostalgie d’un éden perdu, celui de l’enfance ou de l’adolescence, qui se prolonge en fétichisation des films associés à cet éden. Scorsese, Coppola, Michael Mann, Michael Cimino, … Lellouche ne manque pas de citer toutes les références incontournables (et exclusivement étasuniennes, on le note) de l’entrée en cinéphilie d’un jeune garçon. Convoquées par un sentiment nostalgique, ces références sont fatalement réduites à un catalogue d’images - l’image d’ouvriers sortant d’une usine comme dans Voyage au bout de l’Enfer, l’image d’un plan-séquence dans une boite de nuit comme dans Les Affranchis, les images alternées d’un mariage et d’un crime organisé comme dans Le Parrain -, sortes de résidus dévitalisés d’émotions cinéphiles passées, dont l’intensité ne put jamais être renouvelée. Gilles Lellouche l’a dit en interview : à la lecture de Jackie Loves Johnser OK ?, le roman de Neville Thompson dont s’inspire le scénario de L’Amour ouf, il avait des images en tête. L’Amour ouf n’est pas un film de mise en scène mais de mise en images, des images forgées dans l’esprit du réalisateur, nourrit au cinéma hollywoodien et à l’imaginaire MTV. Ainsi, à l’instar du clip qui consiste à habiller visuellement un morceau de musique d’images créées ex-nihilo, L’Amour ouf prend prétexte d’une histoire d’amour romanesque pour assouvir la libido iconographique de son réalisateur.

Lorsqu’elle se noue aux premières années de Jackie et Clotaire, cette forme adolescente dégage une certaine légèreté, une bonhomie somme toute bienvenue. Mais celle-ci se heurte inévitablement au passage du temps, à la pesanteur des événements qu’elle choisit de représenter et, de là, révèle son inanité. Car les mirages de l’adolescence ne durent qu’un temps, et Lellouche les maintient jusqu’au bout dans un état de mort cérébrale. La fin de L’Amour ouf offre néanmoins l’une de ses rares parenthèses de naïveté sincère, lorsque Clotaire trouve le courage de brandir devant Jackie la liste de mots qu’il a confectionnée en prison, comme une bouée de sauvetage bien dérisoire face à la profusion de violence et d’ostentation dont s’est repu le film. Mais chassez le naturel et il revient au galop, cette fois-ci sous la forme d’une séquence de combat de coqs dans laquelle Jackie-Adèle Exarchopoulos met (verbalement) à l’amende le manager de supermarché dans lequel elle travaille et qui vient de s’en prendre à son Clotaire ; séquence qui assouvit une fois de plus un fantasme adolescent : celui de bien montrer qui est le plus fort. L’Amour ouf ne laisse aucun doute, s’il n’est pas le plus fort, Gilles Lellouche est assurément le plus cool de toute la cour de récré.