« L’Adorable voisine » de Richard Quine : La revanche manquée de Kim Novak
Partageant avec le Sueurs froides d'Hitchcock son couple vedette, L'Adorable voisine de Richard Quine, film mineur s'il en est, se livre néanmoins avec son mythique prédécesseur à un dialogue involontaire qui ne manquera pas de titiller et d'intriguer le cinéphile curieux. Donnant un certain temps l'occasion à Kim Novak d'inverser le rapport de fétichisation qui la liait à James Stewart, le film retombe sur ses pattes morales lors de son dernier tiers, mais n'en reste pas moins un objet de curiosité.
« L’Adorable voisine », un film de Richard Quine (1958)
Lorsqu’on laisse divaguer sa curiosité de cinéphile, lâché comme un jeune chien fou à travers des possibilités de visionnages en tous genres, on en vient parfois à dévier des pistes balisées que l’on s’est fixées et à regarder « par hasard » ou « par erreur » un film qu’on n’avait pas vraiment choisi ou prémédité de voir. C’est ainsi qu’on peut à l’occasion tomber sur une curiosité qui finit par intriguer pour des raisons potentiellement extérieures à ses qualités intrinsèques d’objet cinématographique. Ce fut le cas par exemple de ce film de Richard Quine, L’Adorable voisine, qui met en scène et en tête d’affiche ni plus ni moins que le couple vedette du Sueurs froides d’Alfred Hitchcock, James Stewart et Kim Novak.
Tourné quasiment dans la foulée de celui-ci et sorti la même année, le film de Quine en est pourtant en apparence l’exact opposé : une comédie badine et légère, gentiment teintée de fantastique et comptant parmi ses seconds rôles mémorables un jeune Jack Lemmon en « comic relief » de bon aloi. Rien ne semble vouloir dévier ce film de ce qu’il est censé être, à savoir une comédie sentimentale prévisible et convenue, d’autant plus que Richard Quine n’est pas un auteur dont on reconnaît systématiquement la patte, les obsessions et les marottes malgré sa redécouverte ces dernières années. Et pourtant, il se passe bel et bien quelque chose à la vision rétrospective de ce « petit » film, qui est probablement plus de l’ordre de la fétichisation cinéphilique que d’un plaisir au premier degré devant une œuvre véritablement aboutie.
Et de fétichisation, il en est précisément question dans L’Adorable voisine, du moins dans le dialogue involontaire que le film établit avec celui d’Hitchcock auquel il emprunte son duo vedette. Mais le rapport de domination entre le pygmalion et sa chose, qu’il fétichise et façonne à son envie, est ici retourné, inversé, au point que l’on en vient à se demander à quel point cette démarche est volontaire ou non, et s’il existe un véritable lien conscient entre les deux films. Là où James Stewart (Scottie) utilisait et manipulait Judy (Kim Novak) afin qu’elle ressemble à Madeleine dans Sueurs froides, c’est ici Kim Novak (Gillian), sorcière de son état, qui jette un sort d’envoûtement à James Stewart (Shep), le plaçant sous son emprise afin de mieux l’utiliser comme objet amoureux.
Ainsi, dans L’Adorable voisine, James Stewart est l’objet désiré et fétichisé par Kim Novak, un peu comme si celle-ci tenait sa revanche sur l’emprise qu’exerçait sur elle le Scottie de Sueurs froides. Durant une bonne partie du film, elle le tient à sa disposition et le manipule comme un pantin, le poussant par exemple à quitter sa fiancée et à devoir toujours revenir auprès de celle qui exerce sur lui son emprise, un peu comme un chien tenu en laisse. Un très long moment, le film donne ainsi l’impression d’être étonnamment en avance sur son temps(1), et d’inverser les rapports de domination homme-femme, d’autant plus que la sorcière rend amoureux l’objet de son désir, sans elle-même éprouver d’amour véritable pour lui, juste un désir – on l’aura compris, entre les lignes – charnel.
Mais bien évidemment, le film ne peut entièrement se défaire des normes morales intrinsèques à l’époque et au cadre dans lesquels il est produit, et il finit fort logiquement par les restaurer, par remettre l’église au milieu du village. Ainsi, la dernière partie de L’Adorable voisine apparaît comme une farce cruelle jouée à son héroïne sur le mode du « tel est pris qui croyait prendre » car, non seulement Gillian tombe bel et bien amoureuse de Shep mais cet état amoureux a pour conséquence de la priver de ses pouvoirs de sorcière, et donc de mettre fin à l’envoûtement amoureux de Shep. Le happy end de comédie sentimentale terminera de rétablir l’ordre moral, la jeune femme fragilisée retrouvant malgré tout les bras de son homme enfin protecteur.
L’Adorable voisine, tout « petit film » qu’il est, ne pouvait pas non plus prétendre révolutionner les normes à ce point mais le simple fait qu’il ait laissé le temps et l’occasion à Kim Novak de tenir James Stewart sous son emprise, comme pour lui rendre la pareille, le rend un tant soit peu intrigant et sympathique à défaut d’être vraiment intéressant outre mesure. Il reste au final un film très mineur, une curiosité de cinéphile chineur, qui provoque un intérêt passager grâce à son anecdote croustillante, celle du retournement moral éphémère d’un rapport de force entre deux personnages de cinéma, deux « stars » liées l’une à l’autre par un film autrement mythique et important.
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- Jérémy Quicke, « L’ombre de Madeleine derrière le grillage : Sur les traces de Vertigo à San Francisco », Le Rayon Vert, 15 octobre 2019.
Notes